Le G2, mythe ou réalité géopolitique ?
Intervention de Jean-François Di Meglio, président d’Asia Centre, au colloque « Les nouvelles routes de la soie, la stratégie de la Chine » du 4 juin 2018.
M’exprimant le 4 juin, je ne peux appeler cette date autrement que le « 35 mai » car nous sommes obligés de penser à ce qui s’est passé le 4 juin 1989 à Pékin et utiliser du coup la seule périphrase pour désigner ces événements dramatiques que la censure ait laissé passer pendant quelques temps.
Entre le moment où nous avons reçu votre invitation, il y a deux mois, et le 18 mai, j’avais une idée assez précise du propos assez articulé que je pouvais tenir sur cette question du G2, étayé par une logique relue au cartésianisme français, qui n’est ni américain ni chinois, la question du G2 appelant une réponse « carrée ». Tout a volé en éclats le 18 mai quand Américains et Chinois ont commencé à se mettre d’accord. On a pu reconstituer un scénario le 24. Je rappelle que le 23 mai était l’échéance supposée des sanctions américaines contre la Chine (qui n’ont pas eu lieu). En ce début juin la situation a encore changé, le G7 économique qui s’est tenu la semaine dernière étant en fait un « G6+1 » ou un « G7-6 » car on y a vu les États-Unis apparaître à contre-courant de leurs propres alliés.
Pour toutes sortes de raisons, je vais, sur un plan aussi cartésien que possible, essayer de parler d’abord de G0 (G zéro).
Je parlerai ensuite de G2, ce qu’on m’a demandé de traiter.
Dans votre remarquable introduction vous avez évoqué ce qui constituera la troisième partie de mon propos : un « G2.0 », non plus un « Gn » conforme à notre raisonnement cartésien, mais un « G » revu par la Chine.
J’espère que ces nombreux jeux de mots et de chiffres ne vous accableront pas mais parfois un jeu de mots peut faire passer beaucoup de choses.
Le G0 (G zéro)
Un G0 est un 0G (zéro G), un peu comme l’état de zéro gravité auquel on entraîne les spationautes à bord d’un avion qui plonge.
La semaine dernière on a vu un pseudo accord entre les États-Unis et la Chine, contre les Européens. Donc, avant-hier, on avait l’impression que les Européens faisaient les frais de la chose et on pouvait effectivement construire un propos tout à fait semblable à celui que vous avez développé, on était encore dans une certaine gravité. Mais, depuis hier, de nouvelles sanctions commerciales semblent menacer la Chine. On a agité le chiffre de 50 milliards, dans l’objectif de ramener à 200 milliards le déficit commercial sino-américain qui est de 313 milliards. Là on est dans un G zéro.
Après un certain nombre d’accords conclus le 18 mai nous sommes aujourd’hui devant la situation où Européens et Chinois semblent menacés, même si on sait bien que les Européens ont des enjeux bien moindres vis-à-vis des États-Unis dont, en même temps, ils sont les alliés. On est donc dans une espèce d’apesanteur totale où on ne sait plus qui pilote, si le pilote est parti en plongée pour nous mettre dans cet état de zéro gravité ou si ce G zéro est délibéré, voulu, de façon doctrinaire, par un président des États-Unis qui n’a aucun intérêt à respecter des règles établies de gouvernance et ne souhaite donc aucun « G », ou qui, au contraire, va systématiquement chercher une gouvernance à géométrie variable selon l’intérêt spécifique du moment où l’on parle (les lecteurs de la littérature chinoise reconnaîtront cette importance du du moment, le shi (时)), où tout se décide, l’instant stratégique).
Peut-être Trump est-il le plus chinois de tous, en ce sens que c’est seulement le moment, l’opportunité, le dealmaking sur la base des éléments qu’il a en main au moment où il a quelque chose à discuter qui compte et non pas la doctrine, cette absence de gravité.
Le G0 a été théorisé. Depuis 2012, des théoriciens s’échinent à nous dire que nous sommes dans une situation de G0. Mais je pense qu’entre 2012 et 2018 on était plutôt dans quelque chose qui s’apparentait à un G2, c’est-à-dire une volonté très forte, probablement plus forte en Chine qu’aux États-Unis, de trouver les points durs sur lesquels s’appuyer.
Le G2.
Qu’est-ce qu’un G2 ?
It takes two to tango, vous l’avez dit, un G2 est une verticalité liée à une volonté de gouvernance. Et nul ne doute que jusqu’à un certain moment les États-Unis aient été animés de cette volonté de gouvernance. La question était : A-t-on en face de soi des partenaires qui veulent effectivement jouer ce jeu-là et qui font tout pour être intégrés dans le jeu mondial ? La Chine a multiplié les initiatives qui semblent la mettre en marge d’un jeu à dominante occidentale, les routes de la soie dont on va parler en sont un exemple flagrant. Il est évident que les différents avatars des routes de la soie, que ce soit la Banque asiatique d’investissement pour les infrastructures (BAII), que ce soit le Fonds pour la route de la soie ou les autres inventions de la Chine pour créer des structures de gouvernance parallèles, peuvent montrer que la Chine veut construire un autre monde. Néanmoins, elle a souhaité s’intégrer dans un monde où elle représente le deuxième PIB global. Elle a bien sûr souhaité être intégrée au FMI, y compris au prix de contorsions : sa devise, qui n’est pas convertible, est la seule qui appartienne au panier de devises du DTS. Mais la Chine a voulu cette reconnaissance et le montre dans ses propos. Je relisais avant de venir la relation que fait Martin Wolf, le grand éditorialiste du Financial Times, d’un séminaire à l’université de Tsinghua.
Ses interlocuteurs chinois lui disaient : « China does not want to run the world, China wants to cooperate » … Un certain nombre de messages que nous entendons systématiquement lorsque nous allons en Chine et qui nous montrent que la Chine veut participer à cette gouvernance. Après le XIXème Congrès, l’élément très important a été selon moi ce qui s’est passé après l’Assemblée nationale populaire, qui nous a montré une Chine revenant à des fondamentaux un peu rigides. Je sais que mon analyse est parfois contestée, on pense que je me fais un peu avoir par les jeux de miroirs envoyés par la Chine. Mais, à l’Assemblée nationale populaire, une personnalité a émergé et c’est cette personnalité qui est allée à Washington à la mi-mai pour empêcher que l’échéance du 23 mai soit fatale. Je parle de M. Liu He. Il faut se souvenir qu’en septembre 2008, au moment où, après la chute de Lehman Brothers, deux institutions financières américaines étaient sur le point de faire faillite et, probablement, la Chine d’arrêter d’acheter de la dette américaine, c’était déjà M. Liu He (cela nous renvoie vraiment au G2) qui avait finalement obtenu un accord avec les États-Unis, s’était engagé à continuer à acheter de la dette américaine et, en partie, à lancer le processus de reconstruction financière. Donc, à beaucoup d’égards – on pourrait multiplier les exemples – ce personnage de Liu He est important. Je n’ai rien dit de Wang Qishan, un personnage extrêmement ambivalent, à la fois « Monsieur anti-corruption » et « Monsieur Goldman Sachs ». Dans les années 90, il avait négocié les principales privatisations chinoises, il était l’interlocuteur de Goldman Sachs et il sait de quoi il parle quand il parle avec des Américains. Liu He, lui, parle parfaitement anglais, tout comme le nouveau gouverneur de la banque centrale, Yi Gang, qui a même enseigné dans une université américaine.
En bref, ce G2 s’incarne dans des personnes, il s’incarne dans une volonté de faire des concessions au bon moment du côté de la Chine, on l’a vu entre le 15 et le 18 mai. Il s’incarne dans cette idée que « casser le jouet » serait catastrophique pour toutes les parties. Ce serait du perdant-perdant, par opposition au gagnant-gagnant cher aux Chinois.
Il y a donc bien l’esquisse d’un G2. On aurait pu aussi parler d’un jeu beaucoup plus géostratégique qui se joue en Mer de Chine du Sud, un affrontement dont on voit les limites. On aurait pu bien sûr parler de la Corée du Nord, on pourrait parler de Taiwan… Dans ce G2, à la fin des fins, il y a la reconnaissance que seules deux instances peuvent jouer un rôle significatif dans la gouvernance mondiale – tant pis pour l’Europe à ce stade-là – et que ces deux instances doivent se parler même si, de temps en temps, elles peuvent avoir des hiatus colossaux.
Quand Martin Wolf nous rapporte le propos très positif et très constructif de la Chine à Tsinghua je suis quand même tenté de dire qu’il est facile pour nous de dépeindre la Chine comme l’instance qui veut arrondir les angles, ce qui serait aller un peu vite en besogne, en particulier en matière de commerce international. Mais Martin Wolf a sans doute raison d’écrire, dans le dernier point de son article, au retour de Pékin, que cette année est cruciale pour savoir de quel côté on va. On a en effet l’impression d’une extraordinaire accélération des moments depuis le 1er mai. Peut-être cette nuit se passera-t-il encore des choses… comme l’écrit Martin Wolf : c’est une année critique dans la question du G2.
Le G2.0.
L’expression « G2.0 » rejoint exactement votre point sur la verticalité et l’horizontalité. Un G2, dans l’esprit chinois, ça veut dire que « It takes two to tango ». Mais, de la même façon que dans un G7, on a toujours eu un « super 1 » et des « sous 6 », il y a quand même beaucoup de chances pour que dans un G2 l’on ait un « super 1 » et un « sous 2. » Dans la dialectique chinoise c’est très dangereux. Le Yin-Yang est une entité, non pas de deux mondes qui s’opposent ou qui s’affrontent, mais d’un seul monde dual, c’est ce qu’explique Cyrille J.-D. Javary dans son très beau livre [1]. Donc, dans l’esprit chinois, qui dit G2 dit soit une intégration très forte, ce dont les Chinois ne veulent pas, soit l’idée, selon la lecture occidentale, d’un Yin (la Chine) montant par opposition à un Yang (les États-Unis) qui descendrait, ce qui obligerait la Chine à prendre le leadership. Or il est très clair qu’aujourd’hui la Chine n’a aucune envie de prendre le leadership que ce soit à un horizon proche, intermédiaire ou lointain. C’est trop de responsabilités. C’est pourquoi ce G2 est loin d’arriver. On le voit dans nombre de crises où les États-Unis sont englués ( Syrie, Moyen-Orient…) où la Chine suit une voie un peu sinueuse mais n’indique pas systématiquement de quel côté elle est. Même sur la Corée du Nord le jeu chinois est extrêmement difficile à décrypter.
C’est pourquoi je parlais de G2.0. Ce G2.0 n’est pas propre à la Chine et aux États-Unis. C’est une gouvernance qui ressemble beaucoup à ce que la Chine a en tête parce qu’elle a toujours prôné la multipolarité. Mais, au-delà même de la multipolarité, elle nous dit que la logique des « camps » est peut-être obsolète. C’est toute l’idée des routes de la soie, en tout cas dans ma lecture. Les routes de la soie ont un caractère inclusif : celui qui signe entre dans un monde mais cela ne signifie pas qu’il quitte le monde d’où il vient. Nous avons beaucoup de mal à comprendre les routes de la soie, à comprendre la logique des relations internationales de la Chine que je définirai de façon un peu triviale : la Chine aime pratiquer le mou avec le dur et le dur avec le mou. C’est dire qu’elle n’est pas du tout dans une logique d’affrontement. Or ce G2, à un moment ou à un autre, conduirait à une logique d’affrontement. En revanche elle n’est probablement pas tout à fait opposée à la vision trumpienne qui nous désarçonne en permanence.
Avant même ce qui s’est passé durant le week-end dernier, lorsque les sanctions ont été de nouveau imposées à la Chine après le semblant d’accord du 18 mai, la chose qui m’a le plus désarçonné a été l’affaire ZTE (Zhongxing Telecommunication Equipment). Les 16 et 17 mai on voyait bien que Liu He était en train d’obtenir quelque chose des États-Unis. En même temps, avec la faillite possible de ZTE, Trump détenait une arme extraordinaire ! ZTE, numéro deux des télécom en Chine, ne peut continuer à vivre, à s’approvisionner, que si les embargos sur un certain nombre de composants américains sont levés. Or, ZTE, depuis avril, est en quasi cessation de paiement parce que ne pouvant pas produire, il ne peut pas être payé. C’est à ce moment que Liu He arrive aux États-Unis. Trump a alors une carte extraordinaire en main : s’il n’obtient pas ce qu’il veut ZTE pourrait disparaître, ne laissant subsister qu’un concurrent important, Huawei. Or, même avant de trouver un accord avec Liu He, Trump lève les sanctions, contre l’avis même des instances qui, sous Obama, avaient imposé ces sanctions à ZTE ! Il dispose d’une arme extraordinaire contre la Chine, il est en train de négocier, il est en mesure d’amener les Chinois à résipiscence… et il lâche avant d’avoir gagné ! Ce « G2.0 » est incarné pour moi par cette extraordinaire dialectique chinoise que Trump a peut-être comprise : En permettant à ZTE de redevenir un concurrent il en fait un client dépendant des États-Unis qui va donc payer en dollars. Ce faisant, il intègre ZTE dans cette zone dollar éminemment dangereuse où s’applique l’extraterritorialité du droit américain.
Qui est le dindon de la farce dans l’histoire ? Je ne peux pas me prononcer aujourd’hui. Je cherche simplement à vous montrer qu’on est vraiment dans un Yin-Yang où les deux s’interpénètrent. On ne peut pas dire si les intérêts de l’un et de l’autre conduisent à une gestion à deux ou s’ils débouchent sur des alliances qui tantôt opposent les États-Unis et la Chine à l’Europe (d’une certaine façon c’était le cas la semaine dernière), tantôt associent la Chine et l’Europe, comme la Chine le voudrait à travers les routes de la soie, ce qui n’est pas près d’arriver, en tout cas si on lit la position française. Il ne faut pas oublier que nous sommes membres de l’OTAN et que, quelque mal que nous veuillent les États-Unis et quelque ressentiment que nous ayons, nous ne sommes pas près de dénoncer notre appartenance à l’OTAN.
Un jeu auquel j’engagerais les dirigeants européens (si jamais j’étais écouté par qui que ce soit) serait de se rendre aussi imprévisibles que M. Trump et aussi mobiles que nos amis chinois. Je pense notamment à l’Iran. Nous ne pouvons pas rester dans la situation où les États-Unis nous placent vis-à-vis de l’Iran. En effet, tout échange avec l’Iran, que ce soit en dollars, et même probablement en euros, est passible de sanctions car l’euro est compensé dans des systèmes monétaires internationaux. Je proposerais de trouver un deal avec les Chinois auxquels nous proposerions de traiter en renminbi (qui n’est pas du tout dans les zones internationales de convertibilité). Nous devrions bien sûr demander des concessions à la Chine en contrepartie de l’énorme faveur que nous lui ferions de traiter en renminbi et de rendre cette devise internationale.
En conclusion, nous devrions nous aussi, comme la Chine et les États-Unis, entrer dans ce G2.0 à configuration variable.
Merci.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup.
Vous avez ouvert des perspectives en demandant aux dirigeants européens de faire preuve d’une subtilité qui n’est peut-être pas dans la logique cartésienne ou allemande et qui est en tout cas contraire à la façon dont ils voient traditionnellement les questions internationales.
Vous avez souligné à quel point Trump révèle un comportement si ce n’est subjectivement du moins objectivement chinois, en jouant avec subtilité, d’une manière qui étonne, notamment à propos des composants destinés à ZTE. Tout cela donne beaucoup à réfléchir. Évidemment, si l’imprévisibilité de Trump devient quasiment une question philosophique, je crains que l’Europe ne soit encore plus perdue dans un jeu à trois, sans oublier, encore une fois, la Russie et l’Inde. Peut-être l’Europe serait-elle bien avisée d’aller chercher d’autres partenaires pour essayer d’arriver non pas à un G5, ni même à quelque « G » que ce soit, mais à un jeu multiple, selon les phases, selon les espaces. Puisqu’on va parler des routes de la soie, peut-être l’Europe pourrait-elle faire ce choix d’une souplesse spatio-temporelle qui compenserait sa non-subtilité philosophique et diplomatique… De grands projets sont sur la table à l’échelle mondiale. Peut-être l’Europe pourrait-elle répondre présente dans ces projets et accepter la coopération que propose la Chine. Je peux témoigner que « coopération » est vraiment le mot que les Chinois emploient depuis le début du XXIème siècle. Je me souviens avoir entendu, dans des fonctions précédentes, la suite des ambassadeurs chinois en France répéter un discours identique : nous avons connu l’humiliation, puis nous avons connu la libération, nous voulons maintenant la coopération. Peut-être devrions-nous prendre au mot la Chine sur la coopération.
Je me tourne vers Sylvie Matelly, économiste et directrice adjointe de l’IRIS, qui traitera des tensions dans les relations commerciales sino-américaines, avec les chiffres, les contextes, intérieurs et international, et la mise en perspective géopolitique avec la question des « lignes rouges ». Je note que dans l’évolution des comportements de la Chine nous n’avons pas parlé de l’événement qu’avait constitué le discours de Xi Jinping, en ouverture du Forum économique mondial de Davos, début 2016, où tout le monde avait pointé l’absence américaine en ce qui concerne le libre commerce et la surprésence chinoise dans ce sommet.
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[1] Le Yi Jing – Le grand livre du yin et du yang, Cyrille J-D Javary, éd. du Cerf, 2014.
Le cahier imprimé du colloque « Les nouvelles routes de la soie, la stratégie de la Chine » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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