Intervention de Jean-Éric Schoettl, conseiller d’État (h), ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, au colloque « Le droit contre la loi » du 22 octobre 2018.
Une fissure s’est ouverte en France (comme d’ailleurs dans la plupart des pays occidentaux), depuis une quarantaine d’années, entre l’évolution du droit et les fondements de la démocratie représentative.
C’est cette fissure, demain peut-être cette fracture, que nous tentons aujourd’hui de caractériser. Quelles sont les causes du désordre ? Menace-t-il la solidité de l’édifice ? Si oui, comment réparer ?
I. État des lieux
Le phénomène revêt deux aspects distincts, quoique non étrangers l’un à l’autre :
– Un droit qui se construit désormais en dehors de la loi, voire contre elle ;
– Une pénalisation croissante de la vie publique.
Ces deux aspects me paraissent liés car conduisant tous deux à la dégradation de la figure du Représentant : le premier en restreignant toujours davantage son champ d’action ; le second en en faisant un perpétuel suspect.
De ce point de vue, notre époque – tout en réinventant la Terreur, sous la forme intellectuelle – n’a jamais été si peu robespierriste, pour reprendre un thème cher à Marcel Gauchet.
Le mal qui ronge aujourd’hui la démocratie me paraît se situer beaucoup plus là, c’est-à-dire dans l’abaissement du Représentant, que dans les réactions allergiques que provoque cette désacralisation : populismes, démocratures, illibéralisme ou, plus anecdotiquement (mais symptomatiquement) protestation d’un Jean-Luc Mélenchon contre une perquisition ressentie par lui comme une profanation. Voir dans Orban, Salvini ou Mélenchon le péril premier pour la démocratie serait prendre les conséquences pour les causes.
A. Un droit qui se construit désormais en dehors de la loi, voire contre elle
Il fut un temps, pas si lointain (Marie-Françoise Bechtel et moi-même l’avons connu en qualité d’auditeurs lorsque nous sommes entrés au Conseil d’État en 1979), où la loi trônait au sommet de l’édifice juridique.
La loi fixait les règles ou les principes fondamentaux, selon les cas prévus à l’article 34 de la Constitution de 1958 ; le décret en déterminait les modalités d’application ; le juge interprétait la loi dans le strict respect de l’intention du législateur, telle qu’elle se dégageait des travaux parlementaires ; la loi postérieure au traité faisait écran à ce dernier, du moins aux yeux du juge administratif.
Tout cet édifice s’est retrouvé cul par-dessus tête au terme d’une évolution insidieuse, mais irrésistible, couvrant une quarantaine d’années.
Cette évolution (qui n’est pas propre à la France) conjugue divers phénomènes :
– La primauté du droit international et européen ;
– L’expansion des droits fondamentaux ;
– La montée en puissance du pouvoir juridictionnel ;
– Des révisions constitutionnelles restreignant toujours davantage le pouvoir de l’Exécutif et du Parlement.
1. La primauté du droit international et européen
La grande révolution juridique survenue en France depuis un demi-siècle est que tout juge national, quel que soit son ordre et son ressort, doit faire prévaloir le traité sur la loi, même postérieure.
La Cour de cassation l’a admis dès 1975 avec sa décision Société Cafés Jacques Vabre. Le Conseil d’État français a « fait de la résistance » jusqu’à capituler par l’arrêt Nicolo en 1989.
Cette primauté du traité vaut particulièrement pour le droit de l’Union européenne.
La primauté du droit issu des traités européens sur la loi nationale est tout aussi manifeste s’agissant de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Le droit de l’Union prévaut sur tous les textes de droit interne, y compris législatifs, y compris constitutionnels. Dès 1964, un arrêt Costa c/ Enel fait la théorie de cette primauté du droit européen (alors « communautaire ») sur le droit interne. Pour en mesurer pleinement la portée, il faut citer intégralement son considérant central : « i[A la différence des traités internationaux ordinaires, le traité [alors de Rome] a institué un ordre juridique propre intégré au système juridique des États membres […] et qui s’impose à leur juridiction. En instituant une Communauté de durée illimitée, dotée d’institutions propres, de la personnalité, de la capacité juridique, d’une capacité de représentation internationale et de pouvoirs réels issus d’une limitation de compétence ou d’un transfert d’attributions des États, ceux-ci ont limité leurs droits souverains et créé ainsi un corps de droit applicable à leurs ressortissants et à eux-mêmes. […] Le droit du traité ne pourrait donc, en raison de sa nature originale, se voir judiciairement opposer un texte interne quel qu’il soit sans perdre son caractère communautaire et sans que soit mise en cause la base juridique de la Communauté elle-même […] Le transfert opéré par les États, de leur ordre juridique interne au profit de l’ordre juridique communautaire, entraîne donc une limitation définitive de leurs droits souverains contre laquelle ne saurait prévaloir un acte unilatéral ultérieur incompatible avec la notion de Communauté]i ».
Cette primauté du droit européen concourt de plusieurs façons à l’expansion des droits fondamentaux : elle en est tout à la fois le précurseur, le véhicule et un facteur puissant de propagation.
La primauté du droit européen sur le droit national (fût-il constitutionnel) est plus qu’une « nécessité fonctionnelle » pour une Union qui se construit exclusivement par le droit. Elle traduit, au-delà du droit, l’aversion des élites européennes contemporaines pour l’idée même de Nation, regardée comme un marécage de passions destructrices, qu’il faudrait assécher dans l’intérêt de la paix et de la prospérité.
Font problème, en définitive, non pas tant la construction européenne en soi, ni même l’existence d’un droit européen, mais le fait que celui-ci prétende faire régner la Morale et le Marché en faisant fi des intérêts et sentiments nationaux.
C’est le logiciel abstrait ainsi « chargé » dans le droit européen (charte européenne des droits fondamentaux, droit européen de la concurrence…) qui bride (et brime) les souverainetés nationales. Et non seulement les souverainetés nationales, mais encore ce qui pourrait constituer, pour reprendre un concept cher à Emmanuel Macron, une esquisse de volonté souveraine européenne. On le voit en matière migratoire, comme en matière de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée. On le voit aussi dans le domaine des relations économiques internationales, où l’Union, pour des raisons de principe, a toujours voulu jouer l’élève modèle du libre-échange et n’a jamais tenté de favoriser la constitution de champions industriels européens. Au fond, ce que les peuples reprochent le plus à l’Europe c’est moins d’être l’Europe, que de ne pas être, comme les États nationaux, une puissance protectrice.
Un certain nombre de colloques de la fondation Res publica ayant été consacrés à ce thème, je ne m’y attarde pas davantage, mais vous renvoie aux actes correspondants.
2. L’expansion des droits fondamentaux
L’expansion des droits fondamentaux, et plus précisément des droits subjectifs, opposables par un particulier à une personne publique, caractérise l’évolution du droit, en France comme partout en Occident, depuis un demi-siècle. Elle déborde, notamment du côté sociétal, ce que l’on nommait pompeusement dans les années 80 « la troisième génération des Droits de l’Homme » (percée pourtant encore bien timide, puisque consacrant seulement la transparence administrative et la protection des données personnelles)
L’origine de la déferlante des droits fondamentaux se trouve cependant ailleurs que dans le droit.
Elle a sa source dans la société, à la confluence de divers phénomènes : le « Vagabondage d’idées chrétiennes devenues folles » (Gilbert Keith Chesterton) ; l’épanchement d’un État-providence, assureur universel, devenu « État nounou » (Michel Schneider) ; l’individualisme exacerbé induit par les formes actuelles de la mondialisation et l’extension illimitée du domaine du marché ; le délitement du sens de la transmission, de la civilité, de la solidarité, de la discipline, de l’autorité et (last but not least) de la Nation ; la political correctness communautariste importée des campus américains ; enfin un gauchisme découvrant dans le droits-de-l’hommisme contentieux un substitut aux luttes révolutionnaires de naguère…
Le droit (textuel et jurisprudentiel) cautionne dans un second temps cette éruption de l’individualisme philosophique. Le droit devient en effet, pour les militants de la transformation radicale de la société, le champ de bataille principal, alors qu’il n’était, pour leurs prédécesseurs marxistes, qu’une superstructure bourgeoise dont il fallait dénoncer les faux-semblants.
Qui plus est, les revendications victimaires et catégorielles qui alimentent cette déferlante, médias et sensiblerie générale aidant, exaltent un droit des minorités, qu’elles soient ethniques, religieuses ou sexuelles. Les droits individuels deviennent ainsi le cheval de Troie de revendications minoritaires. Le droit de se vêtir comme on l’entend légitime la burka et le burkini des islamistes, comme le droit à un traitement égal du désir d’enfant justifie la PMA pour les couples de femmes et, demain, la GPA pour les couples d’hommes.
L’État est sommé non seulement de venir au secours de celui qui a personnellement et directement subi une injustice en raison des préjugés, mais encore de réparer matériellement et moralement les torts passés, actuels ou potentiels causés par la Nation à toute sa catégorie. Un « droit de ne pas être offensé » (en raison de son appartenance – réelle, supposée ou revendiquée – à une catégorie historiquement maltraitée) met une muselière à la liberté d’expression.
Ainsi interpellée, notamment au travers des lois mémorielles et des dispositions anti-discriminatoires, la collectivité, vouée à une perpétuelle contrition, doit sans cesse compenser, sanctionner et dédommager les mauvais traitements que sa majorité dominante a causés à ses composantes dominées.
Les droits fondamentaux ont des fondements multiples :
– Les uns ont leur siège dans des textes constitutionnels ou conventionnels anciens (comme le droit de propriété, le respect de la vie privée ou la liberté religieuse), mais la jurisprudence les décline dans des contextes nouveaux ou leur donne une portée inédite ;
– D’autres sont ajoutés à l’ordonnancement juridique par la révision constitutionnelle (droit du public à participer aux décisions ayant une incidence sur l’environnement), le traité (recours individuels devant la Cour de Strasbourg) ou la loi (droit au logement opposable de la loi du 5 mars 2007 ; ou, pour donner un exemple plus anecdotique, droit de tous les enfants scolarisés à l’inscription à la cantine des écoles primaires, institué par l’article 186 de la loi relative à l’égalité et à la citoyenneté) ;
– D’autres enfin sont « découverts » par le juge, sans ancrage textuel véritable (principe de confiance légitime, droit à une vie familiale normale, principe de fraternité…).
Selon leur nature, les droits fondamentaux contraignent différemment le législateur.
Les droits-libertés limitent toujours plus strictement les marges de manœuvre de l’État régalien, lorsque celui-ci entend faire prévaloir l’intérêt général ou sauvegarder l’ordre public.
Les droits-créances assujettissent les pouvoirs publics en général et le législateur en particulier à une obligation de résultat, les transformant en simples courroies de transmission d’un logiciel supra-législatif qui dénie aux élus de la Nation leurs prérogatives d’arbitrage.
Or là où un droit est proclamé, surtout si c’est un droit créance, le pouvoir politique et son bras administratif sont sommés d’exaucer. Ils ne peuvent plus arbitrer, ce qui est pourtant au coeur du politique.
Qui plus est, les droits fondamentaux sont devenus l’arme fatale de ces nouveaux inquisiteurs que décrivent Natacha Polony et Jean-Michel Quatrepoint, avec une implacable drôlerie, dans leur ouvrage Délivrez-nous du Bien (Editions de l’Observatoire, 2018).
Les droits fondamentaux sont en effet opposables par les associations militantes à la société au nom de l’individu ; à la majorité au nom de la minorité ; et, plus généralement, au dominant au nom du dominé.
Ils permettent de mobiliser toute la panoplie des actions en justice : mise en cause de la responsabilité civile, plaintes pénales, recours en annulation, demandes en référé, questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), saisines de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).
Mobiliser contre qui ? Contre la partie réputée abusive de ces dipôles manichéens auxquels la police de la pensée réduit les rapports sociaux et, plus largement, civilisationnels : hommes contre femmes, hétéros contre homos, Français de souche contre personnes « racisées », petits blancs contre migrants, bien portants contre handicapés, producteurs contre consommateurs, policiers contre jeunes des quartiers, parents contre enfants, entreprises contre salariés, bailleurs contre locataires, automobilistes contre cyclistes, administrations contre usagers, humains contre animaux etc.
Les procès intentés par les associations militantes permettent sinon toujours d’obtenir des condamnations, des réparations ou des rééducations (sous la forme de ces stages de sensibilisation qui fleurissent depuis une quinzaine d’années dans notre arsenal répressif), du moins de clouer le dominant au pilori le temps de la procédure, de tétaniser ses semblables pour l’avenir, de médiatiser une cause et même de tirer parti de l’échec de l’action en justice. Comment ? En expliquant que cet échec est imputable à l’insuffisante reconnaissance juridique du droit dont on se prévaut et qu’il faut donc en revendiquer la pleine affirmation. C’est bien le diable si pareille revendication n’arrache pas, tôt ou tard, une nouvelle avancée de la protection juridique, par la grâce du traité, de la révision constitutionnelle, de la loi ou de la jurisprudence. Les associations militantes s’en empareront avec délectation.
Le maniement contentieux des droits fondamentaux permet de faire de la partie réputée dominante l’éternel débiteur de la partie réputée dominée. Elle parachève l’oeuvre rédemptrice des activistes du camp du Bien en apportant le renfort du droit à leurs autres techniques d’intimidation : déconstruction des convictions communes, criminalisation des coutumes, culpabilisation du plus grand nombre, exaltation de l’altérité, effacement des frontières géographiques et anthropologiques, devoir de repentance, reductio ad hitlerum du contradicteur, écrasement des nuances, réfection du langage, réécriture du passé.
Qu’on nous comprenne. Nous ne remettons ici en cause ni les droits et libertés individuels, ni la nécessité de mettre fin aux injustices que tel ou tel groupe a pu subir dans le passé. Nous disons seulement que, tout en mettant un point d’honneur à respecter les droits et libertés individuels, notre système juridique ne doit ni les laisser confisquer par les groupes de pression, ni tout leur sacrifier, notamment pas la solidarité et la cohésion sociales.
Pensons aux vaccinations obligatoires, aux sujétions de la défense nationale (et demain, peut-être, du service national), aux servitudes d’urbanisme, à la sécurité routière, à l’ordre public économique et social, aux multiples sacrifices que supposerait une politique écologique ambitieuse pour nos libertés personnelles. Il faut bien construire les centres de traitement d’ordures ménagères, les établissements pénitentiaires et les hôpitaux psychiatriques quelque part (in someone’s backyard). Paralysera-t-on demain le don d’organes, l’enseignement de la médecine et la recherche médicale, parce que, au nom de la liberté religieuse ou d’une conception subjective de la dignité de la personne humaine, on aura subordonné au consentement explicite et solennel de l’intéressé, donné de son vivant, l’utilisation de son corps après sa mort ?
La gestion de la Cité ne peut se réduire à l’agrégation de desideratas individuels. Comme dirait Jean-Claude Michéa, l’addition algorithmique d’une multitude de « C’est mon choix » ne dessinera jamais les contours du Bien commun.
Autre chose : nous aussi, démocraties humanistes, libérales et « post modernes », avons besoin d’un ordre symbolique. Pourquoi nous interdirions-nous de le protéger légalement ? C’est bien la tendance aujourd’hui, puisque même le délit d’outrage au drapeau se trouve remis en cause au nom de la liberté d’expression … alors que, dans le même temps, ladite liberté d’expression se voit restreinte au nom du droit de chacun à ne pas être offensé à raison de son origine, de sa religion, de ses inclinations sexuelles etc.
Contradiction ? Non, si on comprend que la nouvelle axiologie déprécie le commun pour mieux exalter l’Autre. La liberté d’expression sera hautement invoquée pour un rap haineux contre la police ou les blancs, mais mise en sourdine pour tout propos risquant de désobliger une minorité. Nous assistons ainsi à un chassé-croisé des égards : toujours plus pour ce qui différencie, toujours moins pour ce qui unit.
Le politiquement correct inverse en effet la hiérarchie des ordres voulue par l’universalisme républicain :
– Celui-ci faisait régner l’égalité des droits (et proscrivait donc toute autre distinction que celle des vertus et des talents) dans la sphère publique et laissait les particularités héritées (sexe, religion, langue et culture) s’exprimer librement dans la sphère privée ;
– Les nouveaux progressistes exacerbent au contraire la prise en compte des singularités natives (sexe, origine, religion, handicap etc) dans la sphère publique et les nient dans la sphère privée (pour le sexe avec la théorie du genre, mais aussi pour les autres « singularités natives », qu’ils tiennent pour contingentes et reconfigurables selon les désirs et ressentis individuels).
L’engouement pour les droits fondamentaux, pavé des meilleures intentions humanistes, évince toujours davantage l’intérêt général, les valeurs collectives et les devoirs de chacun au profit de prétentions individuelles et catégorielles. Il produit une société contentieuse où chacun est en guerre contre tous. Il fait naître des créances et suscite des doléances dont seul le juge, national ou supranational, fixera effectivement la portée.
3. La montée en puissance du pouvoir juridictionnel
Les dispositions supra-législatives dans lesquelles le juge va chercher l’énoncé d’un droit font l’objet de formulations le plus souvent vagues. Le juge en est l’ultime exégète. Sa jurisprudence déterminera donc à la fois les implications véritables et la force contraignante de l’énoncé constitutionnel ou conventionnal en cause. Les intentions du constituant ou celles des négociateurs du traité ne feront plus entendre, à ce stade, qu’un écho lointain.
Il en résulte que c’est le juge, dûment actionné par les gardiens des colonnes du temple (autorités administratives indépendantes comme le Défenseur des droits, le CSA ou la CNIL, organismes européens, associations militantes dotées de la capacité de se porter partie civile, doctrine juridique acquise à l’expansion indéfinie des droits de l’homme), qui prescrira in fine le contenu des politiques publiques.
Qui plus est, le droit nouvellement proclamé entre tôt ou tard en conflit avec des droits concurrents ou avec l’intérêt général. Seul le juge saura dire (toujours trop tard pour que la sécurité juridique y trouve son compte) comment il convient de les concilier.
S’opère ainsi un déplacement du centre de gravité de la vie publique des deux premiers pouvoirs vers le troisième et vers d’autres, dépouillant les représentants directs de la souveraineté populaire (Exécutif et Parlement) au bénéfice d’un pouvoir juridictionnel polycéphale (non moins de cinq cours suprêmes, dont trois nationales et deux européennes) et d’autres instances non élues, nationales ou supranationales (comité des droits de l’homme de l’ONU par exemple), chargées de veiller à la suprématie des droits et au respect des traités.
Même les politiques régaliennes se voient « préformatées » par une jurisprudence poussant toujours plus loin le contrôle de proportionnalité et par un droit humanitaire toujours plus invasif.
La religion des droits fondamentaux et, plus généralement, ce que Marcel Gauchet a appelé l’« abouchement du droit des juristes et du droit des philosophes » ont fait émerger un juge démiurge, à l’image de la Cour suprême des Etats-Unis, du Verfassungsgericht et des cours de Strasbourg et de Luxembourg.
Ce juge démiurge, non content d’imposer la prépondérance des droits individuels sur l’intérêt général, en énonce de nouveaux en produisant, par-dessus la tête du Représentant, un droit supra-législatif ineffable et arborescent, élaboré sans garde-fou à partir des formulations très générales qui abondent dans nos textes constitutionnels et conventionnels.
Dernier exemple, qui mérite qu’on s’y arrête un instant pour sa valeur symptomatique : la décision du Conseil constitutionnel du 6 juillet 2018 qui, conférant pour la première fois une portée normative au troisième élément de la devise républicaine, dépénalise l’aide désintéressée aux migrants en situation irrégulière.
Le bloc de constitutionnalité ne dessinant pas les contours de la fraternité (comme il le fait pour la liberté et l’égalité), le juge ne peut lui conférer une valeur juridique que par pure construction prétorienne. Au risque d’en fausser le sens.
Et au prix d’un double saut périlleux sémantique :
– D’abord, la fraternité de la période révolutionnaire s’appliquait aux nationaux et, par extension, aux amis de la liberté venus se battre pour la République, non à l’humanité tout entière ;
– Ensuite, le triptyque républicain n’est pas, comme dans la Constitution de 1848, le « principe de la République », mais simplement sa devise. Dans la Constitution de 1958, comme dans celle de 1946, le principe de la République est « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple », autrement dit la souveraineté populaire, que la devise de la République ne saurait inhiber.
Ces considérations n’ont pas fait reculer le juge de la rue de Montpensier.
Du seul point de vue du « jeu de rôles institutionnel », l’audace créatrice du Conseil lui est doublement profitable :
– Dans l’immédiat, il accomplit un coup d’éclat en donnant une leçon d’humanisme devant laquelle chacun applaudit ou s’incline ;
– Pour l’avenir, le Conseil se dote d’une arme polyvalente qu’il maniera d’autant plus à sa guise qu’aucun texte de valeur constitutionnelle n’en précise, même vaguement, l’encadrement.
Cette apothéose du juge est saluée par la nouvelle doxa juridique, avec des accents eschatologiques, comme l’accomplissement de l’État de droit.
Un républicain y voit au contraire une régression : le retour des parlements d’ancien régime, contre lesquels la Révolution française s’est en partie faite.
La souveraineté populaire, c’est la démocratie représentative avant la jurisprudence, l’élection avant le pouvoir juridictionnel. La recherche du Bien commun par les représentants de la Nation, au travers du vote de la loi, est l’expression de la volonté générale. La règle commune ne peut résulter de l’exécution contrainte d’un catalogue de droits et principes pré-institués par des chartes et grossis sans contrepoids démocratique par la jurisprudence des cours.
La mission du juge est d’appliquer la loi. Il est aussi de l’interpréter, certes, mais sans la dénaturer, ni la compléter indûment. Le juge constitutionnel ou conventionnel ne devrait s’autoriser à censurer que les dérapages manifestes du législateur dans l’exercice de la conciliation qui lui incombe entre droits et libertés (des uns et des autres) et intérêts généraux. Et toujours compte tenu de la culture et de l’histoire nationales.
En France, Conseil d’État et Conseil constitutionnel ont d’abord résisté sur le terrain de l’intérêt général, de la conception française universaliste de l’égalité (notamment en matière de discriminations positives) et à l’encontre d’une conception illimitée de la liberté individuelle.
Mais la digue est rompue, y compris au Conseil d’État, par exemple avec une subjectivisation du droit des étrangers qui fait prévaloir sur toute autre considération les conséquences de l’application de la loi sur la situation personnelle de l’intéressé ; ou encore avec la technique de la neutralisation de la loi « dans les circonstances de l’espèce », sur la base de l’empathie du juge à l’égard d’une situation individuelle concrète, comme dans une affaire d’insémination post mortem jugée en mai 2016 [1].
Des notions vagues comme le « respect de la vie privée et familiale » (convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme) ou « l’importance primordiale devant être accordée à l’intérêt supérieur de l’enfant » (convention de New York sur les droits de l’enfant) fondent, en France comme ailleurs, ce pouvoir juridictionnel (conventionnel, judiciaire ou administratif) impressionniste, désinvolte envers le législateur, plus souvent bienveillant pour le requérant que soucieux des enjeux collectifs.
Même empressement du côté du Conseil constitutionnel qui pourtant n’a pas à appliquer les traités et dont le contentieux normatif, même a posteriori (QPC), est objectif. Illustrent cet empressement sa jurisprudence très restrictive sur les traitements de données personnelles ou l’intensité de son contrôle de proportionnalité en matière de procédure pénale et de police administrative.
Les deux ailes du Palais-Royal jouent aujourd’hui les bons élèves de Luxembourg et de Strasbourg, rejoignant ainsi les juges judiciaires, depuis longtemps émules des cours supranationales. Tous les juges de France, de Navarre et de Lotharingie, communient désormais dans la suprématie des droits subjectifs.
Ce ralliement trouve un moteur supplémentaire dans la griserie du juge à devenir le grand prêtre de la nouvelle religion, accueillant sous son aile les doléances des victimes du système et soumettant celui-ci à ses censures et injonctions, sous les applaudissements médiatiques.
L’intervention du juge, surtout si c’est un juge constitutionnel ou conventionnel, est lourd de conséquences car il traduit en exigences supra-législatives les doléances sociétales.
Les causes en sont diverses : pression d’officines militantes usant et abusant de leur capacité à se porter parties civiles ; concession à l’air du temps ; crainte d’être taxé de réactionnaire ; souci de jouer le jeu européen ; panurgisme jurisprudentiel (puisque c’est à la seule aune de « l’audace » dans la défense des droits fondamentaux que les organes d’opinion jaugent les juges).
Du coup, le prétoire, plus encore que l’hémicycle, devient l’enjeu des groupes de pression et de leurs juristes (promus experts par les médias et par Bruxelles).
Cercle vicieux car cet engouement pour le juge renforce l’hubris juridictionnelle et marginalise toujours plus les élus et gouvernants, réduits au rôle d’exécutants des arrêts ou à la fonction de souffre-douleur d’ailleurs consentant (masochisme attesté par la récurrence des lois de moralisation de la vie publique).
Ainsi, la procédure pénale, la législation fiscale, les règles relatives aux traitements de données personnelles, la politique migratoire sont en grande partie dictées depuis une quarantaine d’années par la jurisprudence des cours suprêmes.
Dans tous les pays occidentaux, le pouvoir juridictionnel (ou para-juridictionnel) décide désormais des politiques publiques sans en avoir ni la base légale, ni l’expertise, ni surtout la légitimité démocratique (qui – faut-il le rappeler ? – repose sur la responsabilité devant les électeurs).
Veut-on des exemples récents ? En voici quatre pour le seul mois d’octobre 2018 :
– Le 9, la Cour d’appel de La Haye ordonne au gouvernement des Pays-Bas de réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 25% d’ici 2020 (base 1990), afin de « protéger la vie et la vie familiale des citoyens » ;
– Le 19, la Cour de justice de l’Union européenne ordonne à la Pologne de suspendre immédiatement l’application des dispositions nationales relatives à l’abaissement de l’âge de départ à la retraite des juges de la Cour suprême, que la Commission estime contraires au droit au procès équitable ;
– Demain 23 octobre, le comité des droits de l’homme de l’ONU (qui n’est pas une juridiction, mais qui entend éclairer les tribunaux de la planète entière sur la bonne application du Pacte international de New York relatif aux droits civils et politiques) va désavouer la France s’agissant de la prohibition par la loi de la dissimulation du visage dans l’espace public, qu’il estime contraire à la liberté religieuse (il l’avait fait deux mois plus tôt dans l’affaire Baby Loup) ;
– Cette même déférence envers une sensibilité religieuse particulière (et particulièrement chatouilleuse) va conduire, avant la fin de la semaine, la Cour de Strasbourg à admettre l’eurocompatibilité du délit de blasphème en jugeant non contraire à l’article 10 (liberté d’expression) de la Convention européenne des droits de l’homme la condamnation de la requérante pour « dénigrement de doctrines religieuses », l’intéressée ayant fait des déclarations insinuant que Mahomet avait des tendances pédophiles. Nous sommes loin de l’arrêt Handyside (CEDH, 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n°5493/72, §48), qui juge que la liberté d’expression vaut même pour les idées qui « heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population ».
Face à ces outrances et à ces inconséquences, les politiques observent le silence des agneaux, tremblant d’être accusés d’irrespect pour l’État de droit. Les seuls à en parler, marqués du sceau ignominieux du populisme et du nationalisme, prennent des engagements que seul pourrait tenir un État intérieurement et extérieurement souverain.
Le juge était la bouche de la loi pour Montesquieu ; c’est désormais la loi qui est la bouche du juge.
Les gens ordinaires, quant à eux, sont bien loin de se douter de tout ça. Ils ont bien sûr des doléances contre l’impuissance de l’État et la faiblesse de la justice, mais ils attribuent celles-ci à des causes subalternes (corruption ou indifférence des élus, insuffisance des dotations budgétaires, erreurs matérielles commises par l’administration ou par les tribunaux). Ils pensent encore naïvement que l’État de droit c’est d’abord un État qui les protège contre les prédateurs et veille souverainement à leur sécurité. La majorité de la doctrine vit sur une autre planète. Ne s’est-elle pas longtemps et farouchement opposée au fichier national automatisé des empreintes génétiques et à la vidéosurveillance, devenus pourtant indispensables à notre sécurité ? Pour la doxa, ce qui menace l’État de droit c’est l’état d’urgence plutôt que le terrorisme.
La loi promulguée n’est plus une valeur sûre. Elle est devenue un énoncé précaire et révocable, grevé de la double hypothèque du droit européen et (surtout avec la QPC) du droit constitutionnel.
Elle n’exprime plus une volonté générale durable, mais une règle du jeu provisoire, perpétuellement discutable, continuellement à la merci d’une habileté contentieuse placée au service d’intérêts ou de passions privés.
La QPC comme le contrôle de l’eurocompatibilité des lois mettent en relief, dans le cas français, la considérable contraction de la marge décisionnelle des représentations nationales en Occident, au cours des quarante dernières années, du fait de l’emprise des cours suprêmes nationales et supranationales.
La surenchère de leurs jurisprudences « constructives », faisant produire des effets toujours plus contraignants aux énoncés généraux figurant dans nos chartes des droits, marque un effacement de la démocratie représentative et, partant, de la souveraineté populaire, face à une « démocratie des droits » qui a le juge, et non plus l’élu de la Nation, comme acteur majeur et les associations militantes comme directeurs de conscience et comme procureurs.
4. Les révisions constitutionnelles
En dehors de l’institution de nouveaux droits et de la ratification de traités affectant les conditions essentielles de notre souveraineté nationale, une façon radicale, pour une révision constitutionnelle, d’assujettir le législateur est encore de le soumettre à une tutelle juridictionnelle nouvelle, telle la QPC en 2008.
Avec les dispositions relatives à la « question prioritaire de constitutionnalité », c’est-à-dire avec la fin de l’immunité constitutionnelle des lois promulguées, le juge constitutionnel acquiert un pouvoir considérable sur le législateur, c’est-à-dire à la fois sur l’Exécutif et le Parlement.
Le contrôle de constitutionnalité exclusivement a priori avait deux caractéristiques :
– La première était de mettre à l’abri de la chicane les dispositions promulguées, en limitant le contrôle du Conseil constitutionnel au flux et en préservant le stock. La loi existante n’était certes pas à l’abri des foudres des cours supra nationales de Strasbourg (CEDH) et de Luxembourg (CJUE), ni même du juge national ordinaire lorsqu’il faisait prévaloir le traité sur la loi contraire, mais (sauf cas exceptionnel de loi nouvelle affectant le champ d’application de la loi antérieure) elle l’était du juge de la rue de Montpensier ;
– La seconde était de réserver la saisine aux plus hautes autorités de la République et aux parlementaires (soixante signataires au moins par assemblée). Jusqu’en 2010, le Conseil constitutionnel arbitrait donc des conflits politiques au sein de la Représentation nationale autant qu’il tranchait des questions de fond relatives au fonctionnement des institutions ou aux droits et libertés. Il était, ce faisant, régulateur des pouvoirs publics autant que juge. À l’exception des lois organiques (qu’il examinait ex officio), les lois consensuelles échappaient à sa censure.
Il n’en est plus ainsi dès lors qu’au contrôle a priori (qui demeure), s’ajoute un contrôle a posteriori que peut déclencher toute personne estimant que la loi qui lui est appliquée porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution lui garantit.
Contrairement à ce qui avait été prévu, le nombre de QPC jugées par le Conseil constitutionnel se maintient à un niveau assez élevé. Est ainsi contredit par les faits le pronostic initial selon lequel, le stock normatif une fois purgé des inconstitutionnalités flagrantes entachant des textes votés avant le contrôle de constitutionnalité (on citait l’internement psychiatrique d’office), le flot des QPC se tarirait, car « il n’y aurait plus de cadavres dans les placards ». Il n’en a rien été. Huit ans après l’ouverture de la QPC, le nombre d’affaires jugées se maintient à deux en moyenne par semaine, malgré le filtrage opéré par les deux cours suprêmes.
Du fait de la QPC, le Conseil constitutionnel juge (affaires électorales comprises) près de trois fois plus d’affaires par an qu’avant la révision.
Le changement est également qualitatif : avec le contradictoire, les audiences publiques et les plaidoiries d’avocats, le Conseil constitutionnel est devenu une juridiction, ce qui se marque dans sa procédure comme dans son decorum.
Le taux de censure n’est pas négligeable (un sur trois) et porte tant sur des dispositions anciennes que sur des textes récents, parfois très récents, conduisant le législateur soit à repenser une législation depuis longtemps en vigueur, soit à revoir son ultime copie.
Des pans entiers de la législation, y compris dans des domaines sensibles – droit pénal, fiscalité, sécurité sociale, droit commercial, droit civil, droit du travail… – doivent être ainsi remis en chantier. Pour m’en tenir au droit pénal, je citerai la garde à vue, la détention provisoire, les perquisitions, les saisies, la transaction pénale, le régime pénitentiaire, l’exécution des peines, les sanctions tombant sous le coup de la règle « ne bis in idem » etc.
La jurisprudence s’étoffant avec le nombre de QPC formées sur un même sujet et l’imagination des avocats étant sans bornes, cette jurisprudence se fait plus sophistiquée, plus casuistique et donc aussi moins lisible.
Elle conduit à des allers et retours entre le Parlement et le juge de la loi. La censure a posteriori devient ainsi, comme la transposition des directives, une source importante de « législation contrainte », s’imputant sur un temps parlementaire déjà chargé et alimentant l’inflation normative.
La marge de manœuvre du législateur n’est pas plus grande que pour la transcription du droit européen dérivé, car, le plus souvent, la censure comporte « en creux » des consignes impérieuses quant au contenu à donner au nouveau texte.
B. La pénalisation de la vie publique
Qu’ont en commun les « affaires » touchant François Fillon, Richard Ferrand, les ministres Modem du premier gouvernement Philippe et les élus FN et FI au Parlement européen ? ou l’éviction de Michel Mercier (ancien garde des sceaux qui devait être nommé au Conseil constitutionnel par le président du Sénat) ? ou plus récemment les mises en examen auxquelles il a été procédé dans l’affaire Benalla ? ou l’expertise psychiatrique ordonnée à l’égard de Marine Le Pen pour diffusion d’images de propagande de Daech ? ou les perquisitions au domicile de Jean-Luc Mélenchon et dans les locaux de la France insoumise ? ou, depuis des années, le feuilleton judiciaire dont fait l’objet M. Sarkozy pour des chefs de poursuite aussi divers que déconcertants et n’aboutissant jamais à rien ?
Ils ont en commun d’illustrer, à côté d’autres phénomènes (comme ceux dont je viens de parler), un conflit contemporain entre justice et démocratie.
Dans les premières affaires mentionnées, tout se passe comme si c’était le couple presse/juge judiciaire (par exemple le binôme Canard enchaîné/parquet financier), qui décidait, dans l’urgence et sans autre forme de procès, de qui est digne d’être président de la République, ministre, parlementaire, dirigeant de parti politique ou membre du Conseil constitutionnel.
L’immolation des responsables publics (immolation symbolique certes, mais non sans graves conséquences pour leur réputation, comme pour la sérénité et la continuité de la vie publique) suit un scénario désormais répétitif :
– une délation (dont l’auteur, s’il venait à être connu, serait le plus souvent paré du noble statut de lanceur d’alerte),
– un article de presse faisant le buzz, immédiatement suivi d’une ouverture d’enquête préliminaire focalisant l’attention des médias,
– un concert d’interpellations en boucle sur les plateaux de radio et de télévision, par la voix d’indignés patentés, en résonance avec une tempête d’invectives sur les réseaux sociaux,
– le tout aboutissant, mises en examen aidant, à l’éviction ou à l’exfiltration de l’intéressé par découragement personnel ou sous l’amicale pression de ses autorités de rattachement ou alliés affolés d’être éclaboussés par l’affaire.
Cette répétition est préoccupante sur le plan des droits de la défense et de la présomption d’innocence, car ni un article de presse, ni l’ouverture consécutive d’’une enquête préliminaire, ni l’ouverture postérieure d’une information judiciaire, ni une mise en examen subséquente ne sont des procès aboutis.
Elle est également préoccupante du point de vue de la séparation des pouvoirs. Ainsi, dans l’affaire des assistants parlementaires, en quoi l’office du juge judiciaire est-il d’apprécier la pertinence du concours d’un assistant parlementaire au travail parlementaire ? N’est-ce pas se faire juge du travail parlementaire lui-même ? Et comment se résoudre à la banalisation de perquisitions dans les locaux parlementaires (affaire Fillon) ou présidentiels (affaire Benalla)?
Le pouvoir de révocation des responsables publics, comme le pouvoir de veto à leur désignation, résultant de facto de l’action combinée de la presse et des organes judiciaires d’enquête et d’instruction est enfin (et peut-être surtout) préoccupant pour une troisième raison : le feuilleton médiatico-judiciaire réduit tout à une critique de moralité qui, même si elle se trouvait avérée (ce qui est loin d’être toujours le cas), ne saurait épuiser les composantes d’un choix collectif crucial. En 2017, les affaires ont oblitéré, dans le débat public, les enjeux de la présidentielle.
Dira-t-on que la sanction des abus commis par les élus et responsables publics dans l’exercice de leurs mandats incombe naturellement – ou subsidiairement – au juge pénal ?
Ce serait doublement inexact :
– Conformément au principe de légalité des délits et des peines, le juge pénal ne peut poursuivre et condamner que des infractions précisément définies. Or, pour prendre l’exemple des affaires relatives aux assistants parlementaires, les dispositions du code pénal relatives au détournement de fonds publics (art 432-15), qualification encore retenue par le parquet financier dans le cas de M. Mercier, imposent que l’auteur du détournement soit un comptable ou dépositaire de fonds publics ou une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public. Mais un parlementaire n’est rien de cela. Lorsque le code pénal veut englober les titulaires de mandats électifs, il le dit expressément (art 433-1).
– En outre, il existe d’autres mécanismes que les poursuites pénales pour sanctionner les fautes des titulaires de fonctions publiques : demande de remboursement d’indemnités allouées à un assistant parlementaire ; démission d’office au Conseil constitutionnel ; déchéance d’un mandat parlementaire pour motif fiscal ; renvoi d’un ministre ; et surtout : désaveu des électeurs.
Mais, bien sûr, il s’agit là de sanctions non judiciaires. Le « désir du pénal » n’y trouve pas son compte.
Le désir du pénal
De cette dérive, nous sommes en effet tous un peu responsables. Nous nous complaisons souvent à l’idée que nos élus sont indignes de nos suffrages, que nos ministres ne sont pas intègres. La petite musique du « tous pourris » nous console de nos frustrations de citoyens, de notre rêve déçu de gouvernance efficace, de l’insignifiance de notre poids politique personnel.
En ce sens, l’importance donnée à la chronique médiatico-judiciaire des affaires impliquant la classe politique traduit moins une exigence d’intégrité qu’une délectation morose dans la mise au pilori récurrente des responsables publics. Presse et justice sont tout autant les instruments que les déclencheurs de cette propension collective, jamais complètement assouvie, au lynchage de ceux qui nous gouvernent.
La traque judiciaire des responsables publics forme un cercle vicieux avec l’obsession de vertu qui s’est emparée de nos us et coutumes politiques au cours des années récentes (la France ayant importé sur ce point le modèle puritain de l’Europe protestante).
L’aspiration à la probité absolue, comme tous les intégrismes, conduit à la chasse aux sorcières. La quête de la perfection, lois de moralisation et lanceurs d’alerte à l’appui, instaure une veille permanente et distille partout le soupçon.
Impliquant la traque du pécheur, la prétention de faire régner le Bien sur terre entretient, comme un prurit, le besoin de débusquer le Mal. Un manquement fait d’autant plus scandale qu’il souille le drap immaculé de l’intégrité proclamée.
Le pécheur est particulièrement abominé lorsqu’il paraissait jusque-là au-dessus de tout soupçon. Il est diabolisé par les bigots (un pur trouve toujours plus pur que lui qui l’épure), par les cabots (qui ont un intérêt personnel ou professionnel à son immolation) et par les gogos (qui trouvent là une sourde revanche contre le pharisaïsme). Il devient alors le traître dont la décapitation en place publique lavera l’outrage fait au credo officiel et renforcera la valeur impérative de ce dernier en galvanisant les fervents et en intimidant les tièdes. Une liturgie sacrificielle est à l’œuvre, suscitant un entraînement mimétique, aurait diagnostiqué René Girard. Du pain béni, en tout cas, pour la société du spectacle.
C’est ainsi que la Terreur refait son nid au sein des mœurs délicates d’une démocratie post moderne.
Le masochisme législatif
Mais le désir collectif inconscient de mise au pilori des responsables publics n’explique pas tout.
Le législateur, par masochisme expiatoire, et le juge, par l’ardeur rédemptrice de ses pratiques et de sa jurisprudence, y contribuent aussi activement.
La loi – y compris la loi constitutionnelle – participe à la judiciarisation de la vie politique en :
– Multipliant les contraintes pénalement sanctionnées pesant sur élus et agents publics (ce qui accroîtra mécaniquement les interventions judiciaires dans la vie publique et alimentera le sentiment du « tous pourris ») ;
– Prévoyant des peines d’inéligibilité voire des inéligibilités automatiques pour un nombre croissant d’infractions parfois sans lien avec les affaires publiques ;
– Démantelant les clauses d’immunité, d’atténuation de responsabilité ou de régime procédural spécial qui tendaient jusque-là à prendre en compte la difficulté spécifique des missions publiques.
Il en est ainsi des lois « pour la confiance de la vie politique », entrées en vigueur voici un an.
Elles prennent la suite de toute une série de textes qui, depuis trente ans, après chaque scandale, entendent juguler définitivement les mauvaises tentations.
Pas moins de deux textes pour la seule année 2016 : la loi du 20 avril relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires ; et la loi du 9 décembre relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite Sapin 2 (car il y eut une première loi Sapin en 1993 : celle du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publiques – qui avait déjà l’ambition d’assainir la vie publique).
Le législateur a empilé les ambitions vertueuses, sans avoir les moyens de faire régner la vertu. Ainsi, la Haute autorité de la transparence de la vie publique, débordée par l’ampleur du contrôle dont elle est chargée, peine à discerner l’essentiel de l’accessoire.
Ni nécessaires, ni suffisants, ces corsets font perdre un temps précieux à nos responsables publics (élus et fonctionnaires) et à ceux qui les surveillent, ne serait-ce qu’en remplissage et contrôle de déclarations de patrimoine et de déclarations d’intérêts.
Le public s’est-il seulement aperçu de la superposition de ces ceintures de chasteté qu’on boucle depuis trente ans pour lui rendre confiance dans la chose publique ?
D’autant moins, peut-on penser, qu’on lui présente la nouvelle cure comme une désintoxication jamais tentée à ce jour.
La loi peut-elle faire advenir la morale ? Celle-ci n’est-elle pas question de mœurs plutôt que de normes ? Peut-on mêler sans encombre le pénal et le moral ? Que cherchons-nous à la fin des fins : à humilier les politiques ou à sélectionner les meilleurs gouvernants possibles ?
Un bon exemple de masochisme parlementaire réside dans cette idée, à laquelle la loi sur la confiance dans la vie politique de 2017 a voulu donner corps, selon laquelle l’inscription sur la liste des candidats à une élection devait être subordonnée à la virginité du casier judiciaire.
Idée contraire aux principes fondamentaux de la démocratie représentative. Une règle d’inéligibilité est de droit strict. Elle ne doit pas permettre d’écarter du suffrage des personnes dont les torts passés ne seraient ni assez récents, ni assez graves, ni assez liés à la gestion publique, pour justifier leur bannissement.
La tentation d’instituer des peines automatiques d’inéligibilité se heurte également à des objections constitutionnelles au regard des principes de nécessité et d’individualisation de la peine.
Ces principes impliquent que l’incapacité d’exercer une fonction publique élective ne peut être appliquée que si le juge l’a expressément prononcée et s’il conserve la faculté de ne pas la prononcer au vu des circonstances propres à l’espèce (n° 2010-40 QPC et n° 2010-41 QPC du 29 septembre 2010). En septembre 2017, le Conseil constitutionnel n’a accepté l’obligation faite au juge de prononcer l’inéligibilité d’une personne condamnée pour certains types d’infractions que dès lors qu’il pouvait écarter cette inéligibilité en motivant sa décision.
L’inéligibilité automatique est particulièrement pernicieuse, pour la démocratie et le pluralisme, lorsqu’elle sanctionne des délits d’expression. Le Conseil constitutionnel (n° 2017-752 DC du 8 septembre 2017, cons 13) a heureusement censuré, comme portant une atteinte non proportionnée à la liberté de communication, la disposition de la loi de moralisation de la vie publique qui rendait automatiquement inéligible le parlementaire condamné pour les délits de presse punis d’une peine d’emprisonnement par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, notamment la provocation à la discrimination ou l’injure à l’égard d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, ou à raison de leur sexe, de leur orientation sexuelle ou identité de genre, infractions qu’on sait invoquées à tort et à travers par les associations militantes (comme dans l’affaire Bensoussan).
S’agissant de la responsabilité pénale des ministres pour les faits commis dans l’exercice de leurs fonctions, la bien-pensance exige un traitement de droit commun, ce qui signifie la suppression de la Cour de justice de la République.
Cette mise au droit commun, qui rend un son magnifiquement égalitaire, et qui est donc populaire, est prévue par le projet de loi constitutionnelle en instance. Elle est dangereuse pour de multiples raisons.
Rappelons tout d’abord que la responsabilité pénale des ministres est d’ores et déjà mise en cause dans les conditions de droit commun lorsque l’infraction est détachable des fonctions (par exemple si le ministre écrase un passant au volant de sa voiture officielle). Il s’agirait donc désormais de faire juger un ministre par une juridiction de droit commun pour des actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions.
Ce serait méconnaître le caractère spécifique des actes accomplis dans l’exercice de fonctions gouvernementales, qui s’inscrivent dans des processus complexes de choix de politiques publiques susceptibles d’être constitutifs d’infractions involontaires.
Beaucoup plus souvent qu’à un citoyen ordinaire, on pourra imputer en effet à un ministre des infractions non intentionnelles (négligences, imprudences, défaut d’accomplissement des diligences normales compte tenu de la nature des fonctions). Or ces infractions dérogent au grand principe d’intentionnalité, qui veut que la faute pénale soit par nature volontaire.
Aussi le projet de loi constitutionnelle déposé à l’Assemblée tente-t-il de limiter les dégâts en disposant, conformément à la suggestion du Conseil d’État, que la responsabilité pénale des ministres « ne peut être mise en cause à raison de leur inaction que si le choix de ne pas agir leur est directement et personnellement imputable ».
Mais cette précaution ne résout pas tout, loin de là. Certains actes ministériels tomberaient sous le coup de la loi pénale ordinaire alors pourtant qu’ils sont inspirés par un intérêt supérieur.
Ainsi, un ministre de la Défense confronté à l’action de groupes djihadistes sur un terrain extérieur peut décider de s’opposer systématiquement à tout versement de rançon en cas de prise d’otages de nos ressortissants, faisant dès lors échec à leur libération rapide. Il le ferait pour des motifs éminents : ne pas financer le terrorisme, ne pas inciter les terroristes à se livrer à de nouvelles prises d’otages à l’avenir, réduire à terme le nombre d’enlèvements. Pour le juge judiciaire, le ministre n’en aurait pas moins, hic et nunc, « mis en danger délibérément la vie d’autrui » en empêchant qu’il soit porté secours à une personne en danger de mort. S’appliqueraient en effet des dispositions pénales de droit commun qui ne connaissent pas de cause exonératoire tirée d’une « raison d’État » légitime.
Le jugement d’un ministre, pour des actes indétachables de ses fonctions, par une juridiction judiciaire de droit commun amène, qu’on le veuille ou non, l’autorité judiciaire à se faire juge d’une politique publique.
Accepte-t-on d’exposer l’action ministérielle au harcèlement de plaignants et parties civiles de tous poils, sans un filtre approprié et une composition juridictionnelle ad hoc et équilibrée ? Assume-t-on les inévitables empiètements des juges judiciaires ordinaires sur une gestion administrative qui ne leur est pas familière ? Est-on prêt à abandonner les principes républicains fondateurs qui soustrayaient les opérations de l’Exécutif à la tutelle des anciens parlements ?
Bien sûr, la Constitution pourrait spécialiser une juridiction (la Cour d’appel de Paris par exemple) et instaurer une commission de filtrage, ayant le pouvoir de différer une investigation si la plausibilité et la gravité d’une plainte ne justifient pas que soit perturbée une gestion ministérielle. Mais, dans le climat actuel, et faute d’être habilitée expressément par la Constitution à faire prévaloir l’intérêt supérieur de la Nation, la commission de filtrage oserait-elle classer une plainte très médiatisée ? On peut en douter.
A quoi bon alors supprimer la Cour de Justice de la République, qui n’a pas démérité par laxisme et qui fournit tous ces garde-fous mieux que ne saurait le faire un organe purement judiciaire ?
S’il fallait modifier le dispositif actuel, ce serait plutôt pour en atténuer le caractère judiciaire, car il lie exagérément les mains de la Cour de justice de la République quant aux qualifications pénales et à la procédure.
Torquemada au Palais de justice
De son côté, l’autorité judiciaire, même à législation inchangée, attrait dans le champ pénal des manquements moraux non constitutifs d’infractions :
– soit en faisant un usage excessif des moyens d’enquête et d’instruction ;
– soit en interprétant de façon large les dispositions définissant les délits et les crimes (ainsi, dans l’affaire des assistants parlementaires, les termes de l’article 432-15 du Code pénal sont interprétés extensivement, alors que les dispositions d’incrimination sont de droit strict) ;
– soit en négligeant les questions de compétence et de séparation des pouvoirs (même exemple) ;
– soit en surqualifiant les faits.
L’emploi excessif des mesures d’enquête et d’instruction me paraît manifeste dans la mise sous écoutes téléphoniques pendant des mois de Nicolas Sarkozy et de son avocat.
L’excès de mobilisation de l’autorité judiciaire dans une affaire mettant en cause les pouvoirs publics ou les hommes politiques m’apparaît également dans l’affaire Benalla.
C’est une violence « en réunion » qui est retenue à l’encontre d’Alexandre Benalla sur la place de la Contrescarpe, car, en l’absence d’interruption de travail temporaire des « victimes », une « violence simple » ne constituait pas un délit (art 222-11 et suivants du code pénal) et rendait inutilisable l’arsenal pré-répressif (garde à vue, perquisition…).
Le délit de violence sur personne physique, sans circonstance particulière du type « violence en réunion », ne serait constitué qu’au-delà de huit jours d’interruption temporaire de travail. Ce n’est le cas ni du manifestant (lanceur de projectiles) vigoureusement immobilisé par M. Benalla, ni de sa compagne éloignée sportivement par ses soins. Qui plus est, la qualification de violence « en réunion » suggère une participation policière aux brutalités reprochées à M. Benalla. De fait, sur les cinq mises en examen, trois touchent de hauts gradés … L’Elysée et la police sont englobés dans l’opprobre.
Surqualification aussi, de mon point de vue, dans l’affaire de la diffusion sur le compte Twitter de Marine Le Pen d’une vidéo de Daech représentant une exécution.
L’infraction retenue est celle définie à l’article 227-24 du Code pénal (« Le fait soit de fabriquer, de transporter, de diffuser par quelque moyen que ce soit et quel qu’en soit le support un message à caractère violent, incitant au terrorisme, pornographique ou de nature à porter gravement atteinte à la dignité humaine ou à inciter des mineurs à se livrer à des jeux les mettant physiquement en danger, soit de faire commerce d’un tel message, est puni de trois ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende lorsque ce message est susceptible d’être vu ou perçu par un mineur »).
La poursuite de tels faits conduit mécaniquement, en vertu des articles 706-47 (11°) et 706-47-1 combinés du Code de procédure pénale, à une expertise psychiatrique. Application des textes, mais résultat absurde.
La cause de cette aberration (qui embarrasse la justice plus encore que l’intéressée) se trouve dans la qualification pénale excessive retenue au départ par le parquet. Il faut en effet rappeler que l’article 227-24 du Code pénal figure dans une séquence d’articles (227-15 à 227-28-3) intitulée « Mise en péril des mineurs » et définissant les faits constitutifs d’atteintes aux mineurs, tous plus abjects les uns que les autres, commis par les prédateurs et abuseurs. Il faut faire un effort d’imagination pour rattacher aux faits réprimés par l’article 227-24 du Code pénal un simple tweet ne s’adressant pas aux mineurs et se voulant une dénonciation des atrocités de Daech ainsi qu’une réplique à ceux qui les minimisent.
Contrairement à ce que soutient Marine Le Pen (dans le cadre du jeu de rôles habituel), la surqualification des faits qui lui sont reprochés en l’espèce ne correspond à aucune « commande politique » au sens vulgaire. Elle traduit en revanche le biais idéologique qui affecte certaines procédures judiciaires.
Il est également permis de douter que les soupçons de surfacturation signalés au parquet à propos du compte de campagne de Jean-Luc Mélenchon justifiaient des opérations de perquisition d’une ampleur que l’on ne rencontre guère que dans les affaires de grand banditisme. Mais, là aussi, le principal intéressé se méprend en y voyant la main du pouvoir politique.
Dans un cas comme dans l’autre, la question est plus grave encore que s’il s’agissait de représailles gouvernementales instrumentalisant un parquet complaisant. Elle est celle du rapport entre magistrats (pas seulement ceux du parquet) et responsables politiques (pas seulement ceux de l’opposition). L’indépendance du parquet (d’ores et déjà acquise dans les dossiers individuels) ne changerait rien à l’affaire. Le parquet est si peu aux ordres du pouvoir politique que c’est l’enquête préliminaire ouverte par le procureur de Brest qui, dans l’affaire Richard Ferrand, a provoqué le départ de celui-ci du Gouvernement.
Comme dit Me Lehman, ancien juge d’instruction, dans le Figarovox du 20 octobre, les partis politiques devraient être traités par la justice avec plus d’égards dès lors que, en vertu de l’article 4 de la Constitution, ils « concourent à l’expression du suffrage » et « se forment et exercent leur activité librement ».
Or c’est plus souvent la brutalité que les égards que l’on observe en pratique, par exemple avec cette saisie (avant toute condamnation) de la subvention publique allouée au Rassemblement national, décidée par un juge d’instruction, qui met en péril le fonctionnement de ce parti.
En faisant un usage aussi massif des procédures d’enquête et d’instruction, les juges s’arrogent un pouvoir de vie ou de mort sur les partis politiques.
La jurisprudence peut également attraire dans le champ de la répression des actes que le législateur n’avait pas eu l’intention d’incriminer.
Par exemple, un arrêt du 22 octobre 2008 de la Cour de cassation voit une prise illégale d’intérêts dans la participation de quatre élus municipaux aux délibérations de la commune attribuant des subventions à diverses associations, parmi lesquelles les associations municipales ou intercommunales qu’ils président en qualité d’élus, en vertu des statuts des associations en question. La Chambre criminelle estime l’infraction constituée, alors même qu’il n’est résulté de leur participation à la délibération litigieuse ni profit pour eux, ni préjudice pour la collectivité.
Cette participation à la délibération paraît pourtant bien étrangère aux comportements qu’entend réprimer l’article 432-12 du Code pénal (« i[prendre, recevoir, conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont [l’élu] a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation]i »). Le délit de prise illégale d’intérêts figure parmi les infractions de la section intitulée « Des manquements au devoir de probité ». Cet intitulé ne saurait renvoyer qu’à une prise d’intérêt personnelle et étrangère au mandat de l’élu.
Pourquoi cet activisme judiciaire ?
– Les préjugés hostiles au monde politico-administratif, les passions (comme celles qui s’affichent sur le « mur des cons »), le narcissisme, la tentation du vedettariat y ont leur part ;
– Mais aussi, une certaine revanche sociologique contre les conditions (souvent en effet déplorables) d’exercice de la justice et contre une perte de statut dont les magistrats rendent responsable le « système » dans son ensemble ;
– Plusinconsciemment, on peut y voir l’acceptation du rôle purificateur qu’une partie de l’opinion, échauffée par les associations militantes, les médias et les réseaux sociaux, veut voir endosser par le juge judiciaire.
II. Que faire ?
Que faire (la seule question qui compte en politique) ?
a. Comment, d’abord, rétablir la prééminence de la loi dans le droit ?
S’agissant en premier lieu de l’Union européenne, il faut que celle-ci réapprenne à aimer les nations qui la composent et à respecter les sensibilités nationales. La moindre des choses est évidemment de sortir de l’opposition stérilement clivante entre progressistes fédéralistes et nationalistes régressifs, qui, à force de désobliger une opinion populaire eurosceptique, risque de la rendre franchement euro-allergique.
L’Europe doit réapprendre à vivre avec les identités nationales. Elle doit répudier l’idée selon laquelle la fin des nations serait son horizon et le prix à payer pour la paix continentale. Il est notamment impérieux que le droit dérivé, comme les jurisprudences de Luxembourg ou de Strasbourg, prennent beaucoup mieux en compte les identités constitutionnelles des pays membres.
Toutes les fois que possible (et une modification des traités devrait élargir ces possibilités), il faut préférer aux normes contraignantes du droit dérivé la coopération entre États-Nations. L’Europe ne doit-elle pas d’ailleurs à celle-ci, plutôt qu’à ses institutions « fédérales », ses principaux succès ? Songeons à Airbus ou à Erasmus. L’acquis de celui-ci illustre bien la supériorité de la coopération sur les mécanismes institutionnels.
Les traités européens pourraient être modifiés pour restituer des compétences aux États Nations, ceux-ci les exerçant dans le cadre de coopérations intergouvernementales à géométrie variable.
Pour donner au projet européen la chair et le sang qui lui ont tant manqué jusqu’ici, l’Union doit se reposer sur les patriotismes nationaux et chérir non seulement les valeurs universelles, mais encore les racines culturelles, distinctes ou communes, des nations qui la composent. L’Europe des nations offre le cadre le plus approprié à cette mutation du regard que l’Union porte sur elle-même. L’« auberge espagnole » des étudiants d’Erasmus est tout sauf l’évanouissement des cultures nationales : c’est leur chatoiement, leur épanouissement par contraste. La singularité de chaque fleur fait la beauté du bouquet.
Une telle réconciliation entre l’Europe et les nations dépasse par nature le droit, mais passe inévitablement par celui-ci. Elle doit trouver sa traduction dans le logiciel institutionnel : traité, droit dérivé, jurisprudence européenne. S’étant faite par le droit, l’Union doit se refaire par le droit. Nous abordons peut-être, dans cet esprit, un nouveau moment européen.
S’agissant de la CEDH, la France pourrait rétablir la réserve qu’elle avait initialement faite (et levée en 1981) au recours individuel devant la Cour de Strasbourg.
Dans le même esprit, il convient de priver de valeur contraignante la Charte européenne des droits fondamentaux.
Plus généralement, il faut libérer le législateur des principales entraves auxquelles il a été progressivement soumis depuis un demi-siècle : un traité se renégocie ; une Constitution se révise.
Au plan national, un remède peut être recherché dans le pouvoir donné au Représentant de « reprendre la main » à tout moment, selon une règle de majorité qualifiée, mais sans avoir ni à toucher à chaque fois à la Constitution, ni à réunir le Congrès.
Ainsi, pourquoi ne pas faire dire à la Constitution qu’« Une disposition législative déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel, ou ayant fait l’objet de réserves d’interprétation par ce dernier, ou jugée contraire à un traité par une juridiction française ou européenne statuant en dernier recours, est maintenue en vigueur si, dans les six mois suivant cette décision ou ce jugement, elle est confirmée par une loi adoptée dans les mêmes termes par la majorité des députés et la majorité des sénateurs » ?
L’instauration d’un dernier mot parlementaire révulserait les esprits orthodoxes et susciterait un psychodrame à l’intérieur comme en dehors de nos frontières. L’idée m’aurait choqué aussi il y a quelques années.
Si je soutiens aujourd’hui un tel changement de paradigme, c’est parce que j’ai acquis la conviction qu’il faut mettre un terme à l’érosion de la souveraineté populaire à l’œuvre depuis une quarantaine d’années. Parce que je pense qu’en laissant cette érosion se poursuivre, la confiance citoyenne ira en se désagrégeant et qu’un pilier essentiel de la démocratie finira par s’effondrer.
b. Comment limiter les excès de la pénalisation de la vie publique ?
Au moins ne pas aggraver la situation. Il convient à cet effet de mettre fin au masochisme législatif pour l’avenir, en commençant par renoncer à la suppression de la Cour de justice de la République.
A terme, il me paraît nécessaire d’alléger le risque répressif pesant actuellement sur les responsables publics :
– en simplifiant ou en clarifiant les obligations (notamment déclaratives) pénalement sanctionnées ;
– en définissant de façon moins floue les infractions (conflits d’intérêt notamment) ;
– et en ouvrant, auprès des hautes autorités de déontologie et de transparence créées au fil des ans, des possibilités de « rescrit » excluant les poursuites (en matière de pantouflage par exemple).
Cette campagne de « dépénalisation » pourrait s’inscrire dans le sillage de la loi « Fauchon » du 13 mai 1996 (complétée par une loi du 10 juillet 2000) qui a défini de façon plus restrictive les délits non intentionnels mentionnés à l’article 121-3 du Code pénal, contrecarrant ainsi le flot de mises en cause et de condamnations ayant touché les élus locaux au titre de l’imprudence ou de la négligence.
Il conviendrait aussi que le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) puisse sanctionner certains excès dans la manière d’instruire et de juger, question aujourd’hui taboue.
Plus profondément, c’est l’isolement socio-culturel de la magistrature, et plus particulièrement la coupure entre la magistrature judiciaire et le reste de l’État, qu’il faut résorber. La magistrature doit s’ouvrir aux expériences extérieures en recrutant hors Ecole nationale de la magistrature (ENM) dans une proportion sensiblement supérieure à l’actuelle. Quant aux magistrats issus de l’ENM, ils doivent sortir de leur tour d’ivoire en accomplissant des périodes de mobilité au sein de l’administration et de la société civile.
C’est à ce prix que la justice intériorisera, mieux qu’aujourd’hui, les attentes que la société place en elle.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, M. Schoettl, pour cet exposé magistral qui décortique les progressions de cette terrible machine.
D’où vient cette impulsion ? C’est très simple : les marchés, la cupidité, la volonté d’abaisser les États qui pourraient réglementer, orienter… Il faut que les marchés prennent tout le pouvoir, de la même manière que l’autorité judiciaire veut devenir « le pouvoir judiciaire », tout le pouvoir… et que les médias eux aussi tendent au même objectif : tout le pouvoir ! C’est en réalité la fin du pouvoir de l’État régulateur et orienteur qui est derrière tout cela.
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[1] Dans cette affaire, comme la Cour de cassation l’avait fait peu avant dans une affaire d’action en nullité contre un mariage entre un beau-père et sa belle-fille (4 décembre 2013), le Conseil d’État apprécie « concrètement » la frustration de la requérante au regard de son droit à la vie privée et familiale, voit une ingérence injustifiée dans l’application de la loi à sa situation et paralyse en l’espèce l’arbitrage sciemment et objectivement opéré par le législateur entre intérêts collectifs et individuels en présence. Le juge produit ainsi, comme l’avait pressenti Jean Carbonnier, « un droit affranchi de règles, rejetant toute aspiration à l’universel, un droit où le juge cherche une solution particulière pour chaque espèce ».
Le cahier imprimé du colloque « Le droit contre la loi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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