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Introduction de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, au colloque « Le droit contre la loi » du 22 octobre 2018.

Mesdames,
Messieurs,
Chers amis,

Je vous remercie tous d’être venus nombreux.

Je remercie surtout les intervenants : l’initiatrice et pilote de ce colloque est Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’État, ancienne directrice de l’ENA, ancienne députée de l’Aisne, vice-présidente de la Fondation Res Publica. Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, vient de nous gratifier d’un livre à l’excellent intitulé Délivrez-nous du Bien ! Halte aux nouveaux inquisiteurs (Éditions de l’Observatoire, 2018), co-écrit avec Natacha Polony. Je pourrais aussi vous conseiller le livre récemment paru Robespierre, l’homme qui nous divise le plus (Éditions Gallimard, collection L’esprit de la Cité, 2018) de Marcel Gauchet, rédacteur en chef de la revue Le Débat, philosophe qui est l’auteur d’une théorie de la sortie de la religion et nous a abondamment renseignés sur l’extension illimitée des « droits à ». Celle-ci aboutit à la crise de la démocratie à laquelle nous assistons aujourd’hui, ce qui est aussi notre sujet ce soir. Jean-Éric Schoettl est l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel, conseiller d’État. Je suis persuadé que vous apprendrez beaucoup en l’écoutant. Enfin, Anne-Marie Le Pourhiet, constitutionnaliste réputée, est professeur de droit public à l’Université de Rennes-I. La plupart de nos intervenants sont membres du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica.

Lors d’un récent colloque, intitulé « Le moment républicain en France ? » [1], nous avons mis en lumière la cohérence de l’idée républicaine. L’idéal de l’autogouvernement implique le lien entre la liberté, la souveraineté populaire et la citoyenneté. La liberté n’est pas seulement la liberté de faire ce qui ne nuit pas à autrui, selon une définition courante et très limitée. La liberté est aussi dans l’obéissance à la loi, dès lors que la loi exprime la volonté générale. Mais qu’est-ce que la volonté générale ? Comment se délibère une loi qui pourrait exprimer la volonté générale ? C’est une autre question.
La République n’est pas réductible au marché. Elle implique l’État républicain (notion que beaucoup de gens, notamment au sein de l’ex-« deuxième gauche », n’ont jamais vraiment compris). Or l’État républicain est seul à même de fixer les règles de la vie collective (« Face à la liberté qui opprime la loi qui affranchit » [2]).

C’est dire que, si la République ne se résume pas au suffrage universel, celui-ci, expression de la souveraineté populaire, n’en est pas moins à son fondement. Or ne voit-on pas aujourd’hui la prégnance croissante d’un droit déconnecté de ce qui était son fondement légitime, la souveraineté populaire s’exprimant par le canal du suffrage universel, au profit de normes fixées par de multiples instances hors-sol, un droit qui se construit en-dehors de la loi quand ce n’est pas contre elle ? Jean-Éric Schoettl, citant opportunément Montesquieu : « Les juges … ne sont que la bouche de la loi »[3], ajoute que c’est désormais la loi qui est la bouche du juge, que ce soit par la primauté du droit européen, par l’expansion des droits fondamentaux allégués par les cours de justice et parallèlement la montée en puissance du pouvoir juridictionnel par le canal de ces cours, qu’elles soient nationales (Cour de cassation, Conseil d’État) ou européennes (CJUE, CEDH). S’y ajoute aujourd’hui le Conseil constitutionnel lui-même qui, le 18 juillet dernier, a posé un principe de « fraternité » générateur de nouveaux droits. Jusqu’à présent il y avait une devise : « Liberté, égalité, fraternité ». La liberté et l’égalité étaient posées comme principes dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (« Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ») mais on n’avait pas songé à l’époque à ériger en principe la fraternité, qui ne s’est d’ailleurs greffée que tardivement (en 1848) sur la devise républicaine. C’est maintenant chose faite, il y a un principe de fraternité qu’il revient encore aux différentes cours d’explorer.

Notre colloque dont je salue encore une fois l’initiatrice, Marie-Françoise Bechtel, va essayer de répondre à trois questions :

Comment en est-on arrivé là ?

Je me souviens avoir fait en 2002 la critique d’un livre de Jean-Marie Colombani, Les Infortunes de la République (Grasset, 2000) dans lequel celui qui était alors le directeur du Monde, développait l’idée que l’avenir de la démocratie était dans l’assomption de trois nouveaux pouvoirs : le marché, les médias et le juge, voyant là le principe d’une régénérescence de la démocratie, au détriment des pouvoirs élus dont mieux valait précipiter charitablement le discrédit. Ce triple vœu de J.M. Colombani s’est plus ou moins réalisé aujourd’hui. Jean-Éric Schoettl et Anne-Marie Le Pourhiet nous diront comment tout cela s’est fait.

Qu’en résulte-t-il pour la démocratie ?

Les citoyens s’en trouvent-ils mieux représentés ? Connaissons-nous un nouvel âge d’or de la démocratie ? Démocratie contentieuse, transparence des débats publics grâce aux nouveaux médias, fin des monopoles grâce aux progrès de la concurrence, triomphe du consommateur sur le producteur, prolifération des « autorités » administratives indépendantes au détriment de l’État. Nous allons nous interroger sur les « effets » ou les manifestations de cette véritable révolution juridique, cette émergence d’un « État de droit » déconnecté du suffrage universel. Quels en sont notamment les effets sur la cohésion nationale et sur la citoyenneté ?

Et désormais que faire ?

Cette troisième question, vieille question léniniste, est la plus difficile. Un retour en arrière est-il possible ? La réponse est évidemment non, on ne peut jamais revenir en arrière, mais peut-on aller vers un nouvel équilibre et comment y parvenir ? Par quelles voies ? Comment rendre la parole au peuple sans être aussitôt accusé de « populisme » ?

Je suis certain que nous allons avoir un débat très argumenté, très sérieux, très fouillé, très éloigné des grilles de lecture préconçues à visée plus ou moins électoraliste, qui apportera beaucoup à tous ceux qui veulent comprendre ce qui se passe. Les élections européennes ne sont pas un enjeu si considérable qu’il faille y sacrifier l’authenticité du débat. Certes l’Europe connaît une crise de la démocratie mais avant de chercher des boucs émissaires faciles, ne faut-il pas s’interroger sur le fonctionnement des institutions, qu’elles soient européennes ou nationales, et sur les effets de ce qu’Alain Minc appelait « la mondialisation heureuse » : le marché mondialisé sous l’égide du capitalisme financier ? Cette recherche serait plus éclairante que la diabolisation de l’adversaire, stigmatisé comme « populiste », concept peu clair utilisé à propos de catégories très diverses qu’une saine conception de la démocratie consisterait d’abord à ne pas confondre et à définir préalablement. Personne n’a envie de revoir les années trente. Les gens qui pensent sincèrement que nous sommes en train de glisser sur cette pente ne cèdent-ils pas à un catastrophisme excessif ? Et pour cela ne faut-il pas éviter ce que Pierre-André Taguieff appelait la reductio ad hitlerum ? Le PiS [4] n’est pas le NSDAP [5], Victor Orban n’est pas Mussolini. Un peu de realpolitik ou plus exactement d’euro-réalisme ferait selon moi du bien à la démocratie. Est-il vrai que vouloir soustraire certains domaines régaliens à la compétence de la CJUE et de la CEDH serait un crime contre la démocratie ? La jurisprudence de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe (Bundesverfassungsgericht), dans son arrêt « So lange… » (aussi longtemps que…), pose la règle que la primauté du droit européen ne peut s’exercer que tant qu’on ne porte pas atteinte aux principes constitutionnels de l’Allemagne. Cette jurisprudence propre à l’Allemagne, qui crée une situation tout à fait originale en Europe, n’est pas contestée, on attend que le tribunal de Karlsruhe se prononce… Ce qui paraît vrai de l’autre côté du Rhin cesserait-il de l’être de ce côté ? Il convient de donner la priorité au bon sens et à la mesure en traitant de toutes ces questions qui, comme vous allez le constater en écoutant nos orateurs hautement qualifiés, sont infiniment difficiles.

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[1] « Le moment républicain en France ? », colloque organisé par la Fondation Res Publica le 11 décembre 2017.
[2] « Entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, … c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », extrait de la quarante-cinquième conférence de Notre-Dame de Henri Lacordaire (1802-1861).
[3] « Les juges de la nation ne sont que la bouche qui prononce les paroles de la loi ; des êtres inanimés qui n’en peuvent modérer ni la force ni la rigueur », extrait de De l’esprit des lois, Montesquieu (1748).
[4] Droit et Justice (PiS) est un parti politique polonais, souvent qualifié de « populiste de droite ». Fondé en 2001, il a été à la tête de la Pologne entre 2005 et 2007 et l’est à nouveau depuis fin 2015.
[5] Parti national-socialiste des travailleurs allemands (Nationalsozialistische Deutsche Arbeiterpartei) fondé par Adolf Hitler et Anton Drexler en 1920.

Le cahier imprimé du colloque « Le droit contre la loi » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation. i[

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