Le poids de la Cour suprême des États-Unis, le troisième pouvoir, sur le processus électoral

Intervention de Michel Suchod, diplomate, ancien parlementaire, membre du Conseil scientifique de la fondation Res Publica, au colloque « Où vont les Etats-Unis ? » du 29 janvier 2019.

Le système constitutionnel américain, apparemment construit, comme le nôtre, sur la pensée de Montesquieu, la séparation des pouvoirs, est en réalité un système très différent et il connaît actuellement une dérive qui doit être considérée comme inquiétante.

« Que veut le Président ? Que va faire le Président ? », la question passionne les Français. Les Américains ne se préoccupent pas seulement de ce que fait le Président (exécutif) mais s’intéressent naturellement au pouvoir législatif : que pense la Chambre des représentants ? Que pense le Sénat ? (Qui s’intéresse dans la politique internationale à ce que pense le sénat français ?)

Les Américains s’intéressent également à la Cour suprême (judiciaire).

De fait, le système qui a été établi s’appelle « checks and balances » : chacun « check » le pouvoir des deux autres, pour s’assurer que le pouvoir est équilibré (c’est le côté « balance »). La Cour suprême est souveraine dans l’interprétation du droit, de la Constitution et des lois, mais ses membres sont nommés par le Président et approuvés par le Sénat. Nombreux sont les points du processus politique où sont impliqués les trois pouvoirs.

Or il s’est produit une sorte de « coup de force » qui pourrait peser sur une génération entière. À la mort du juge Antonin Scalia, en février 2016, les Républicains avaient bloqué la nomination d’un juge par le Président Obama, pourtant encore au pouvoir pour onze mois. Jusque-là l’équilibre était relativement assuré : quatre conservateurs, quatre libéraux et le juge Anthony Kennedy, plutôt conservateur mais considéré comme une personnalité très ouverte et qui votait parfois avec les libéraux (il s’était par exemple prononcé en faveur du mariage entre personnes du même sexe). Mais c’est Neil Gorsuch qui est choisi en 2017 par Donald Trump pour occuper le siège vacant à la Cour suprême. La nomination de ce juge, qui a travaillé avec Anthony Kennedy mais qui est connu comme défenseur des valeurs de la famille et hostile à l’avortement, est un gage donné à l’électorat de Donald Trump. Aujourd’hui il est question de voir la doyenne de la Cour, Madame Ruth Bader Ginsburg, se retirer. Elle sera évidemment remplacée par un magistrat proposé par Donald Trump. Avec six conservateurs et trois progressistes, la Cour suprême sera loin, et pour longtemps, de l’équilibre.

Or, le déséquilibre au sein de la Cour suprême pèse d’abord sur le droit sociétal. Cette nouvelle majorité va-t-elle maintenir le droit à l’avortement ? Quelle sera sa position vis-à-vis des règles actuelles sur la peine de mort telles qu’elles s’imposent aux différents États sous le contrôle de la Cour suprême ? Comment se prononcera-t-elle sur la question de l’armement libre ? L’armement libre est le produit d’une lecture biaisée du deuxième amendement à la Constitution, voté du temps des pères fondateurs, lorsqu’on craignait une nouvelle guerre avec les Anglais (peur justifiée : des années après la guerre d’Indépendance, de 1775 à 1783, la guerre anglo-américaine de 1792 fut extraordinairement meurtrière). Il reste qu’aujourd’hui chacun peut détenir chez soi un arsenal de guerre. Pour abolir ce deuxième amendement il faudrait un vote conforme des deux chambres, ratifié ensuite par trois quarts des États américains, soit 37 États dont, par exemple, le Dakota du Sud, le Nevada, le Wyoming et autres États dont la population est armée jusqu’aux dents et qui n’ont nulle intention de consentir à la modification du deuxième amendement. Pour éviter les meurtres de masse régulièrement perpétrés dans les lycées américains par des jeunes gens qui n’ont pas apprécié la politique de l’établissement scolaire à leur égard, la seule solution est donc la régulation par la Cour suprême. Que peut-on attendre à cet égard d’une Cour suprême dominée aux deux tiers par des ultra-conservateurs ?

Mais la composition de la Cour suprême pèse aussi sur la vie politique, notamment sur la question de ce que nous appelons en France le « charcutage électoral ». Ce redécoupage est dans la main des États, sous la responsabilité du gouverneur et des assemblées d’État. Mais il pourrait être guidé par des règles. De même qu’en France le découpage se fait sous le contrôle du Conseil d’État, il devrait être contrôlé aux États-Unis par la Cour suprême. Ce contrôle a été demandé à trois reprises. La dernière fois, les électeurs du Wisconsin qui ont porté plainte se sont vu répondre qu’ils n’avaient pas la légitimité juridique nécessaire pour contester l’ensemble de la carte : une dizaine de citoyens du Wisconsin n’ont pas le pouvoir de contester le découpage de leur État quand ils le jugent irrégulier. Ils n’ont pas « l’intérêt pour agir », dirions-nous. Il n’y a donc pas de contrôle d’un gerrymandering aujourd’hui scandaleusement développé.

Plus grave, la Cour suprême a le contrôle des règles du financement des campagnes électorales. Bien entendu les chambres peuvent elles-mêmes légiférer. Le sénateur républicain John McCain, flanqué d’une personnalité démocrate, avait fait voter en 2002 la Loi McCain-Feingold qui permettait un minimum de régulation des finances des campagnes électorales. Or, par l’arrêt Citizens United v. Federal Election Commission (2010), la Cour suprême dispose que les entreprises privées ont les mêmes droits que les citoyens de faire valoir leur opinion en raison du premier amendement de la Constitution et peuvent abonder des fonds de manière absolument illimitée. Et on voit des campagnes financées par des milliardaires prêts à payer 30, 40, 50 millions de dollars… Cela peut atteindre un point critique, comme le jour où la première candidate républicaine à la présidence des États-Unis, Mme Elizabeth Dole, qui avait été ministre du Président Bush, avait été contrainte d’annoncer à la télévision devant 38 millions d’Américains qu’elle était obligée de mettre fin à sa campagne, faute de fonds. « Au revoir », avait-elle simplement déclaré en quittant le plateau télévisé.

Peut-être datera-t-on un jour de ce soir-là l’au revoir de l’Amérique à la démocratie.

Jean-Pierre Chevènement
Nous resterons sur cet au revoir.
Je veux encore remercier très chaleureusement les intervenants pour leur apport à ce débat très intéressant.
Merci à tous.

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Le cahier imprimé du colloque « Où vont le Etats-Unis ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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