Intervention de Jean-Pierre Chevènement, président de la Fondation Res Publica, lors du colloque « Quelle recomposition du paysage politique pour la France ? » du mardi 3 décembre 2019.
J’ai le plaisir de saluer à cette tribune Jérôme Fourquet, analyste politique, expert en géographie électorale et directeur du département Opinion à l’IFOP, qui a fait passer dans le vocabulaire français le mot « archipélisation ». Inventer un nouveau mot est un très beau titre de gloire ! Son livre, L’archipel français (Le Seuil, 2019), nous a éclairés sur la fragmentation de la société française que certains d’entre nous voyaient venir depuis longtemps mais qui est aujourd’hui évidente.
David Djaïz, normalien, ancien élève de l’ENA, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, est l’auteur de Slow démocratie (éd. Allary, 2019) et de La guerre civile n’aura pas lieu (Éditions du Cerf, 2017). Elle n’a toujours pas eu lieu… encore que la guerre civile prenne souvent des formes très discrètes.
Alexandre Devecchio, journaliste au Figaro, animateur du Figaro Vox, est l’auteur de Recomposition (Éditions du Cerf, 2019), une bonne étude, à l’échelle mondiale, des phénomènes qualifiés à tort ou à raison de « populistes ».
Je n’ai pas besoin de présenter Jean-Yves Autexier, ancien député, ancien sénateur, animateur de la Fondation Res Publica dont il a été le premier directeur.
Enfin, Stéphane Rozès, président de la société de conseils Cap, ancien directeur général de l’institut de sondage CSA, tiendra le rôle de discutant.
Le précédent colloque (organisé par la Fondation Res Publica le 5 novembre 2019) traitait de la recomposition géopolitique du capitalisme. Il mettait en lumière le fait que la théorie de l’acquisition de la valeur maximale par l’actionnaire ne fonctionnait plus. Elle a créé tant de fractures et de mécontentements qu’une réflexion s’impose sur la raison d’être de l’entreprise et une autre répartition des pouvoirs, en son sein, entre le capital, le management mais aussi les salariés et, pourquoi pas, un représentant de l’intérêt général. Il y avait là M. Barfety, M. Senard, président de Renault-Nissan, auteur du rapport faisant part des résultats de la mission « Entreprise et intérêt général ». Nous avions pu entendre M. Alain Supiot, professeur au Collège de France, sur la question sociale. Enfin, M. Perry Anderson, historien britannique bien connu, nous avait donné une vision mondiale des recompositions en cours. Outre le rôle de l’entreprise, l’accent a été mis sur la bipolarité qui apparaît comme structurante au XXIème siècle entre la Chine et les États-Unis et les conséquences qu’elle peut comporter sur les stratégies de localisation ou de relocalisation des entreprises. Dans ce contexte la question qui se pose est évidemment celle de la place de l’Europe entre ces deux empires.
Depuis longtemps on observe l’éclatement du paysage social. Aux « Beurs », aux « Céfrans » des banlieues s’opposent les « Bobos » des centres-villes, des métropoles. La France périphérique nous rappelle que les classes populaires existent. Quelques paysans subsistent dans la France des déserts ruraux. Sans oublier, planant au-dessus de ce paysage, les élites mondialisées, celles qui habitent anywhere.
Je présenterai le colloque de ce soir en peu de mots.
On pourrait faire une histoire de ce que j’appellerai la crise du système politique français tel qu’il s’était installé au début des années 1970, avec des partis qui s’étaient adaptés aux institutions : le Parti socialiste dont François Mitterrand devient le premier secrétaire et prend le contrôle en juin 1971 à Épinay sur une ligne d’union de la gauche, s’érigeant en candidat naturel à la prochaine élection présidentielle ; et le RPR que crée Jacques Chirac le 5 décembre 1976 (peu après sa démission, le 25 août 1976, de son poste de Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing) et qui va finalement le propulser lui aussi à l’Élysée en 1995 après deux tentatives vaines (en 1981 et 1988).
Ce système qui a duré plus de trente ans s’est décomposé avec le sentiment que l’électorat a pu éprouver que finalement c’était toujours la même offre politique « eurolibérale » qui prévalait sous des formes un peu différentes. Ces partis de gouvernement qui bénéficiaient d’une situation très forte dans les institutions ont vu leur base électorale se réduire. Ils monopolisaient la représentation en 1981. Déjà, en 2002, Jospin et Chirac ne totalisaient plus que 36 % des suffrages exprimés. En 2017, ce 36 % est devenu 26 % et en 2019 14 % ! Le chiffre des abstentions donne la mesure réelle de cette contraction énorme : 13 millions en 2002 … et je ne compte pas les partis extrêmes ou les partis « alternatifs ». Si on faisait le total, on se rendrait compte que les partis dits « de gouvernement », qui jouissaient d’une rente institutionnelle (tel le Parti socialiste que François Mitterrand avait installé dans les institutions en 1981 et qui sur les trente années qui ont suivi a été au pouvoir pendant vingt-quatre ans) voyaient leur base s’éclaircir. À la fin, le candidat du Parti socialiste n’a obtenu que 6 % des suffrages exprimés. La droite n’a pas connu un meilleur sort : alors que François Fillon avait rassemblé 20 % de l’électorat, François-Xavier Bellamy ne faisait plus que 8 % aux élections européennes.
Cette crise de « dégagisme », latente depuis longtemps, explique la situation où nous sommes arrivés. En effet Emmanuel Macron a rejeté dans les « limbes » de l’opposition aussi bien le Parti socialiste que la droite, ce qui suscite par la force des choses une certaine animosité chez des gens dont la carrière a été brisée, animosité relayée par les médias. Pourtant le « dégagisme » persiste dans la mesure où la politique qu’on lui présente, au plan intérieur au moins, ne montre pas une évolution sensible par rapport aux politiques précédentes. Elle donne même le sentiment d’une certaine droitisation du parti majoritaire qui est « en même temps » de droite et de gauche mais qui au bout de trois ans apparaît quand même davantage sur les positions de la droite bien que comportant encore quelques adhérences avec l’aile sociale-libérale de la gauche.
On pourrait qualifier le gouvernement actuel de gouvernement de « concentration libérale ». Je crois que Jérôme Fourquet emprunte l’expression de « bloc élitaire », on pourrait parler d’un « bloc libéral-mondialisateur ». Quel que soit le nom qu’on lui donne, c’est un bloc assez étroit car 21 % aux élections européennes c’est quand même loin de la majorité. Ces gens sont animés de sentiments contrastés : il y a évidemment ceux pour qui l’enjeu essentiel est leur carrière et d’autres qui ont peut-être des sentiments plus nuancés. En 2017, Emmanuel Macron peut installer avec le Rassemblement national une confrontation directe qui lui profite : il est élu massivement avec 66 % des suffrages exprimés car l’effet repoussoir du parti lepéniste, dû à son histoire, demeure. Et on peut penser qu’il jouera encore en 2022. Mais on peut aussi penser qu’à plus long terme le parti lepéniste va cristalliser d’autres oppositions qui se rejetteront vers lui, justement parce que le vent du « dégagisme « est fort et que la dynamique du quinquennat est maintenant bien engagée dans une direction qui ne laisse qu’apercevoir des inflexions.
Peut-on réduire l’électorat d’Emmanuel Macron à un bloc bourgeois ou à un bloc libéral-mondialisateur, ou, comme je l’ai dit, à un gouvernement de concentration libérale ? Apparemment oui parce que si on ajoute LREM, le MoDem et la fraction de la droite qui se reconnaît dans Alain Juppé – et, aujourd’hui, Édouard Philippe – on a, à première vue, un gouvernement de concentration libérale. Mais ce serait une erreur de raisonner en termes de démocratie parlementaire comme si nous étions sous la IVème République. Or la Vème République n’est pas un régime parlementaire. Sous la Vème République, le Président de la République n’est pas réductible à la majorité qu’il a fait élire (car c’est lui qui les a fait élire, ce ne sont pas eux qui l’ont élu). Quelque chose qui tient à l’esprit des institutions telles que le général de Gaulle les a voulues fait que le Président de la République n’est pas réductible à la majorité parlementaire. Il se doit d’être l’homme de la Nation, le Président de tous les Français.
C’est quand même une situation assez fragile. Qu’y a-t-il en face ? Y a-t-il d’autres blocs ? Je vois beaucoup de débris et un bloc conservateur identitaire et même réactionnaire qui s’agrège autour de Marine Le Pen. Pourtant il y a encore des classes populaires. Pour ceux qui auraient été tentés de l’oublier, le phénomène des Gilets jaunes a fonctionné comme une piqûre de rappel. Ces classes populaires existent, elles vont encore se manifester, cette fois-ci avec les syndicats ce 5 décembre [2] et on peut sans s’avancer beaucoup prédire que le mouvement sera conséquent. Mais on ne fait pas un gouvernement avec une série d’oppositions.
Emmanuel Macron peut-il convaincre une partie des élites de tendre la main aux classes populaires ? C’est au fond la question qui est posée. Elle n’a pas de réponse évidente parce que c’est très difficile. Emmanuel Macron est la figure-type du premier de la classe qui exaspère tous les autres (il faut ruser quand on est très bon au lycée, laisser ses copains copier… enfin acheter leur tolérance car la tolérance à l’égard du premier de la classe est réduite). Donc il fait l’objet d’un rejet pour toutes les raisons que j’ai explicitées et peut-être aussi en raison de sa politique qui dans sa première version s’est rapidement avérée être une impasse. Il spéculait sur le fait que, la France s’étant mise dans les clous de Maastricht, l’Allemagne renverrait l’ascenseur, ce qui ne s’est pas produit. Et au bout de deux ans et demi nous voyons bien que les attentes qu’on pouvait avoir sur une relance de l’Europe à travers un budget de la zone euro se sont envolées. Ce projet qui se voulait un projet d’adaptation de la France à la mondialisation libérale – ou plus exactement au modèle allemand – mais qui supposait quand même qu’il y ait une locomotive pour relancer la croissance européenne, ne débouche pas. Il faut donc inventer autre chose.
Le Président de la République a quand même rebattu la donne institutionnelle au niveau européen. On verra ce que pourra faire Mme Lagarde à la BCE.
La crise frappe la plupart des autres pays européens. Toutes les grandes nations sont touchées : le Brexit en Grande-Bretagne, la situation espagnole où il n’y a pas actuellement de gouvernement qui dispose d’une majorité… Même en Allemagne l’ingouvernabilité se profile : le SPD va-t-il rester encore très longtemps au sein de la coalition ? J’en doute. Cela signifie une droitisation encore plus grande de l’Allemagne, ce qui ne facilitera pas les choses. Je ne parle pas de l’Italie ni des autres grands pays (Pologne, etc.).
Est-il possible de penser l’Europe autrement ?
Il faut faire crédit à Emmanuel Macron d’avoir su amorcer un virage important en faisant venir Vladimir Poutine à Brégançon, manifestant qu’il faut essayer de faire quelque chose avec la Russie parce qu’il est assez évident qu’entre la Chine et les États-Unis l’Europe telle qu’elle existe à 28 ne fait pas le poids. On peut toujours espérer qu’elle le fera, avec la nouvelle Commission présidée par Mme von der Leyen qui vient de prendre ses fonctions. Géopolitiquement seule la grande Europe pourrait faire face à tous les périls que recèle notre environnement géostratégique. Je ne parle pas seulement du djihadisme mais de l’islamisme politique qui domine certains pays, comme la Turquie et l’Iran, et de l’arc de crise, au Sud de l’Europe, contre quoi il va falloir nous prémunir. Je rappelle que la Russie, avec laquelle nous avons quand même beaucoup d’intérêts communs, a elle-même des problèmes au Caucase, en Asie centrale, et même parfois à Moscou, mais qu’elle a établi une relation particulière avec l’Iran et avec la Turquie.
Il y a cet aspect des choses, il y en a beaucoup d’autres qui pourraient intervenir à ce stade de la réflexion. Le Président de la République est-il capable de renouveler la donne ? Je ne crois pas qu’il faille sous-estimer la résonance qu’il peut encore avoir dans certaines couches populaires qui ne sont pas mues par un esprit de vindicte. Il est vrai qu’il a suscité beaucoup d’oppositions mais la question qui pour lui se pose aujourd’hui est de savoir s’il sera capable, non plus à travers le grand débat qu’il a quand même suscité mais à travers d’autres initiatives, de reprendre langue avec ces couches populaires. Cela dépend à mon avis du mouvement de sa politique, de son projet, de la capacité qu’il aura de convaincre non pas toutes les élites, c’est impossible, mais une partie des élites, que l’avenir est dans la constitution d’un bloc qui ne serait ni le bloc libéral-mondialisateur ni le bloc populaire, lequel, très marqué aujourd’hui par le Rassemblement national, est quand même un bloc ultra-conservateur et même franchement réactionnaire. Mais il existe, il est là, il porte un certain nombre de revendications.
Peut-on imaginer qu’un « pôle républicain » puisse se constituer, agrégeant des couches diverses en provenance des élites aussi bien que des couches populaires ? En effet aucun pays ne peut se gouverner sans qu’un peu des deux entre dans la composition de la majorité. Celle-ci, pour le rester, a besoin d’une partie des couches populaires.
J’ai posé une question. Je ne vais pas y répondre. Il y a là d’éminents experts qui ont beaucoup de choses à dire. Moi, je ne fais que poser des questions.
Je me tourne d’abord vers Jérôme Fourquet, auteur de cette analyse qui a eu un très grand écho chez tous les responsables politiques.
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[1] Quelle recomposition géopolitique du capitalisme ?, Colloque de la Fondation Res Publica du 5 novembre 2019.
[2] Le 5 décembre 2019 avait lieu la première journée de mobilisation à l’appel de plusieurs syndicats contre la réforme des retraites.
Le cahier imprimé du colloque « Quelle recomposition du paysage politique pour la France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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