Le rituel répétitif de la crise Iran États-Unis

Intervention de Pierre Conesa, Ancien haut fonctionnaire de la Défense, auteur de Dr. Saoud et Mr Jihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont : 2016), membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, lors du colloque « Iran, Etats-Unis, où la crise au Moyen-Orient nous conduit-elle ? » du mercredi 5 février 2020.

La crise États-Unis Iran revient de façon récurrente dans le programme de la Fondation Res Publica [1].
C’est sur ce caractère rituel que je voudrais revenir.

« L’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui ! » disait Pierre Desproges. C’est exactement la logique de la construction d’une crise. Il faut donc examiner les deux côtés.

Comme on a un peu traité l’Iran, je commencerai par les États-Unis.

On peut voir sur You Tube un radio-trottoir réalisé par CNN immédiatement après l’invasion de l’Irak [2]. « Après l’Irak ,qui faut-il attaquer ? », était-il demandé aux passants (une question qui orientait un peu la réponse). La Russie, la Chine… (voire la France, mentionnée quelque part), les réponses étaient intéressantes car elles montraient comment on fabrique l’ennemi.

Nous sommes habitués à penser que la démocratie est pacifique et la dictature belliciste. Malheureusement, l’histoire ne se passe pas exactement comme ça. Aux États-Unis un certain nombre de ressorts créent la crise et se focalisent sur un porteur donné. Dans l’ordre hiérarchique, ce peut être la Chine, la Russie, l’Iran…

Nous nous intéresserons au cas de l’Iran.

Trois tendances contribuent à cette situation de crise du côté américain.

La première, ce sont les néoconservateurs qui connaissent leur moment de triomphe au moment de l’écroulement de l’URSS. Et ils inventent deux concepts : le Regime change, qui consiste à intervenir partout pour installer la démocratie ; et l’idée de la guerre préventive motivée par des idéaux démocratiques pour le bien de l’humanité (éventuellement à coups de canon). L’invasion de l’Irak en est un parfait exemple : forts de leur suprématie militaire absolue, les Américains ont détruit toutes les infrastructures jusqu’à ce que l’ennemi disparaisse ou demande la paix. Ensuite ils ont expliqué aux Irakiens qui n’avaient plus ni eau, ni électricité, ni sécurité, ni services publics qu’ils devaient se réjouir parce qu’ils avaient la démocratie. Quelques Irakiens se sont pris à penser que, quand même, à l’époque de Saddam Hussein ce n’était pas si mal que ça. D’où l’éclatement du pays, vous connaissez la suite…

La deuxième tendance que l’on néglige beaucoup ce sont les néo-évangéliques, que l’on retrouve dans le conseil évangélique consultatif qu’a reconstitué Donald Trump. Ils ont légitimé la guerre d’Irak par des motifs théologiques, expliquant que Saddam Hussein était le nouveau Nabuchodonosor et que la destruction de Nabuchodonosor allait permettre enfin la libération des juifs donc la constitution du grand Israël. Ils ne se situent donc pas du tout sur un champ d’explication stratégique mais totalement théologique. C’est cet evangelical advisory board (conseil évangélique) que Donald Trump est allé voir après l’élimination du général iranien pour leur expliquer qu’il avait fait œuvre de salut public. Paradoxalement, les États-Unis sont un pays que nous ne connaissons pas. Nous voyons tout à coup le Middle West faire élire un Donald Trump alors que tout le monde donnait Mme Clinton vainqueur. En effet nous allons tous faire du tourisme sur la côte Est ou sur la côte Ouest mais personne ne va passer ses vacances dans le Middle West ni dans la Bible Belt. Nous croyons connaître les États-Unis (« … j’ai de très bons amis américains »), mais nous avons totalement négligé ce ressort profond de la société américaine qui explique cette espèce d’isolationnisme agressif qui s’est constitué après 1991.

La troisième caractéristique des ressorts de la diplomatie américaine est le lobby saoudien.

11 septembre : 15 Saoudiens sur 19 terroristes ; janvier 2002, G. W. Bush fait un discours où il accuse l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord ! Le lobby a bien fonctionné… On imagine la tête des Nord-Coréens apprenant qu’ils figuraient sur la liste du mal !

Le mécanisme se reproduit à propos de l’affaire Khashoggi : Ce n’est pas parce que la CIA explique que la responsabilité de Mohammed Ben Salman est engagée qu’on va le mettre en accusation, a-t-on entendu. Ce lobby est une sorte de système auto-nettoyant qui fait que l’Arabie saoudite reste en-dehors de tout ça.

Je reviendrai sur l’Arabie saoudite parce que la motivation du déclenchement de la crise par les États-Unis présente quand même quelques fragilités pour l’Arabie saoudite qui, à la différence des États-Unis, est un pays de la ligne de front.

Les crises dans lesquelles des pays ont résisté aux États-Unis constituent des cicatrices extrêmement durables dans la mythologie politique américaine. Cuba, par exemple, reste un pays avec lequel la relation politique est bloquée depuis 70 ans.

Quand les Gardiens de la révolution ont envahi l’ambassade américaine, en violation de la convention de Vienne, les Américains, un peu surpris, ont eu peu de temps pour déchiqueter les documents confidentiels-défense. Les Iraniens ont ramassé tous les petits morceaux de papier qui traînaient dans l’ambassade, les ont confiés à des tisseurs de tapis qui ont reconstitué des documents qui ont ensuite été publiés. Ces documents relataient les ingérences des États-Unis dans la vie politique iranienne pendant toute l’époque du Shah. Alors lequel des deux pays viole la loi internationale ? On voit que selon qu’on est d’un côté ou de l’autre… (d’où la phrase de Desproges).

Du côté de l’Iran, on observe les mêmes mécanismes de fabrication de l’ennemi (le grand Satan, le petit Satan…). Les Iraniens expriment un nationalisme à fleur de peau qui tient profondément à leur identité, très différente de celle des autres pays de la région. Il arrive que les Iraniens soient quelque peu irritants lorsqu’ils évoquent leur passé historique, parfois plus dense que le nôtre. L’Iran est le seul « pays géopolitique » de la région. C’est le seul qui ait cette épaisseur historique parce que tous les autres sont des États que nous avons constitués après la Première Guerre mondiale. Cela explique qu’il n’ait pas le même rapport à ce qu’on va appeler la notion de puissance.

Dans la crise actuelle ce régime a deux ressorts qui me paraissent importants. C’est d’abord une hiérarchie religieuse qui s’est associée au pouvoir d’une manière suffisamment intelligente pour que les sunnites radicaux y voient des structures à imiter. La Sahwa (Réveil islamique) en Arabie saoudite s’attire les foudres de Mohammed Ben Salman en demandant que se constitue en Arabie saoudite une forme de primat des religieux sur les politiques afin de pouvoir rappeler à l’ordre le politique quand il sort de la règle coranique. Les membres de ce mouvement, pour ne pas sembler se revendiquer des mollahs iraniens qui l’ont mis en place, inventent des mots nouveaux mais le modèle est exactement le même.

La guerre Iran-Irak, avec ses 800 000 morts, n’est pas sans évoquer l’horreur de la Guerre de 14 pour nous. On se souvient des Bassidjis que l’on faisait partir devant pour sauter sur les champs de mines afin qu’ensuite les combattants puissent passer. On a quand même réussi, lors de cette guerre, à mettre sous embargo le pays agressé (l’Iran) pour aider l’agresseur (l’Irak), ce qui est inédit en droit international ! Cela en s’érigeant en défenseurs de la sécurité internationale et de la loi ! Et on se demande aujourd’hui pourquoi ces anciens combattants ont arrêté deux universitaires français [3]. On voit que s’est engrenée une mécanique de création de crise sur laquelle on a peu de connaissances et peu de moyens d’action. à chaque moment, une mèche peut être rallumée et devenir explosive.

Depuis 1953, on n’a pas cessé de se mêler de la vie politique iranienne : le renversement de Mossadegh, les vingt-cinq ans du Shah, la Savak, police politique qui assassinait des opposants à l’étranger… Puis la révolution de 1979 dont on ne peut pas écarter l’idée que c’était une révolution populaire. On connaît la suite de l’histoire : la guerre, etc.

L’arme nucléaire apparaît comme un moyen de sanctuarisation pour les stratèges iraniens à qui l’on explique, depuis l’autre côté de l’Atlantique, qu’ils doivent se priver du seul moyen de dissuasion qui garantisse la pérennité non seulement du régime mais de la culture iranienne.

Cette crise, qui oppose un psychopathe et un fanatique, est difficile à gérer. L’un présente un trouble de la personnalité ; l’autre, qui prétend avoir le mandat direct de Dieu, est convaincu qu’il est dans le bon droit quoi qu’il fasse.

Paradoxalement je pense que l’Arabie saoudite qui, avec la crise des missiles et les bombardements des sites pétroliers, s’est rendu compte qu’elle est un pays de la ligne de front. Riyad doit être en train de freiner Donald Trump. D’ailleurs, dès le début de la crise elle a envoyé une délégation à Washington pour attirer l’attention des Américains sur le fait qu’elle pourrait bien être frappée avant Israël. Il y a donc peut-être des chances pour que l’Arabie saoudite agisse en faveur de la paix, un rôle auquel elle n’est pas habituée !

La géopolitique de la région montre qu’on est face à une guerre opposant sunnites et chiites (Pakistan, Afghanistan, Syrie, Irak, Bahreïn, Yémen, Liban et même Nigeria…). En tant qu’Européen, je ne suis pas sûr d’être mandaté pour intervenir dans une guerre de religion… Lors de nos guerres de religion, l’Empire ottoman avait bien essayé de jouer un peu sur les protestants, ce qui ne lui avait pas vraiment réussi. Dans la situation actuelle, nous n’avons n’a pas la légitimité philosophique, religieuse et intellectuelle pour participer à une guerre de religion. Je sais bien que nous sommes imprégnés du bien de l’humanité mais nous devons nous poser la question de nos propres intérêts. Entre le psychopathe et le fanatique, je ne suis pas sûr que nous devions choisir notre camp. Aujourd’hui la plus grande démocratie du monde est dirigée par un Président dont les postures politiques sont très profondément imprégnées par des motifs à la fois stratégiques, avec les néoconservateurs, et religieux, avec les néo-évangéliques. Ce sont les néo-évangéliques qui ont poussé au déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem (étape indispensable pour l’arrivée du Messie) alors que l’American Israel Public Affairs Committee (AIPAC) n’est pas très en phase avec Benyamin Netanyahou.

Une anecdote : à la différence des évangéliques, qui attendent le retour de Jésus, les juifs attendent toujours l’arrivée du Messie. Un jour, pour clore une discussion avec des néo-évangéliques – dont il a besoin parce qu’ils sont son principal soutien aux États-Unis – Benyamin Netanyahou, leur a conseillé, le jour où le Messie arriverait, de lui demander s’il venait pour la « première » (avis des juifs) ou la « deuxième » fois (avis des chrétiens).

Nous sommes dans une gamme de débats philosophiques qu’on ne mesure pas parce qu’on les prend comme des attitudes rationnelles. Quand j’ai écrit La fabrication de l’ennemi [4], j’ai été frappé par le fait que l’on pense toujours que les acteurs sont rationnels. Ces quelques exemples montrent que l’argumentaire de la rationalité n’est pas toujours suffisant.

Quelle politique l’Europe doit-elle appliquer ? Continuer à être un intermédiaire pour faciliter, pour arrondir les angles. Mais le jour où nous serons à la veille de la guerre il faudra avoir un discours très clair.

Je vous remercie.

Jean-Pierre Chevènement

Je remercie Pierre Conesa.

Le fait d’être un républicain laïque n’implique pas qu’on prenne position dans une guerre de religion, bien au contraire. On ne déroge pas aux sacro-saints principes des Nations Unies qui sont d’ailleurs en principe ceux de la Révolution française (respect de la souveraineté et de l’intégrité territoriale de chaque pays et principe de non-ingérence), même sous des prétextes humanitaires, même si la chose a été atténuée dans les conditions que chacun connaît.

Parmi les sujets de géopolitique régionale, une question n’a pas vraiment été abordée. Ce qui se passe au Yémen, en Syrie, au Liban, en Irak surtout, ce grand pays déchiré de contradictions dont on ne voit pas la fin, tous ces conflits régionaux doivent-ils être traités séparément ? Faut-il au contraire avoir une vue d’ensemble ? Peut-on, par exemple, traiter le conflit syrien indépendamment de tous les autres ? N’est-ce pas ce qui pèse aujourd’hui sur la politique française en Syrie qui, au fond, n’a pas tellement changé depuis M. Kouchner ? Notre ligne politique n’est même plus l’alignement sur les États-Unis puisque nos « alliés » américains ne répondent plus à nos sollicitations. Nous ne savons plus très bien ce qu’est notre politique. Et je m’interroge sur ce qu’est notre politique dans ce genre de conflit. Ou alors je la vois dictée par d’autres considérations.

Pierre Conesa

Pour l’avoir vécu de l’intérieur, je dirai que, plus que le fond, c’est plutôt la méthode de traitement des crises qui ont suivi 1991 et l’écroulement de l’URSS qui a changé. Le temps du politique a beaucoup réagi au temps médiatique : dès qu’une crise se produit il faut montrer qu’on fait quelque chose, la solution la plus simple étant de militariser l’intervention. À Sarajevo, nous pensions que la seule apparition de casques bleus français et britanniques calmerait tout le monde. Manque de chance nous arrivions dans le pays qui avait eu la plus forte résistance à l’Allemagne, qui avait une tradition guerrière et une opposition que nous n’avions absolument pas vue venir. Nous pensions que cinquante ans de titisme avaient supprimé l’opposition entre Serbes, Croates et Bosniaques et nous découvrions une guerre civile d’une extrême violence.

« Vous tuez des enfants chez nous, on vient tuer des enfants chez vous ! », arguent les terroristes qui, comme au Bataclan, tirent sur le public d’un concert. Notre interventionnisme militaire, tel qu’il s’est traduit notamment dans la région du Moyen-Orient, a suscité cette forme de solidarité des Français de culture musulmane (« C’est toujours ‘chez nous’ que vous faites des interventions militaires…).

Je plaide pour que nous commencions par faire l’analyse politique de la crise pour savoir si le moyen militaire peut contribuer à sa résolution. Quand un pays n’a aucun moyen d’intervenir dans une crise, la militarisation en fait un acteur de cette crise. Et le terrorisme est la réplique du faible au fort. Malheureusement, on n’a pas étudié la responsabilité de notre diplomatie dans le fait que nous avons été une des cibles principales des attentats terroristes, que ce soit à l’époque du conflit Iran-Irak, que ce soit aujourd’hui avec Daech.

Je plaide pour la sécurité des Européens et je ne suis pas sûr que de ces interventions multiples il sortira grand-chose, en tout cas en ce qui concerne nos intérêts. Nous assistons au craquement de ce qu’a produit le plan Sykes-Picot. Aucun des États qui ont été dessinés à grands coups de crayon rouge sur une table n’existe. En Syrie, il reste Bachar el-Assad mais dans quel état le pays va-t-il sortir de cette crise ? L’Irak n’existe plus. Les Kurdes demandent une autonomie qu’ils ont pensé acquérir par la guerre en nous aidant. « Ne croyez pas que parce que vous avez été nos alliés vous avez droit à quoi que ce soit ! », les avertit Donald Trump.

Encore une fois, il faudrait que nous ayons une pensée politique propre afin de ne pas nous retrouver embringués dans une logique militaire où, n’étant pas la puissance militaire majeure, nous sommes obligés de suivre. Après quoi nous sommes impliqués dans des situations qui font de nous les premières cibles des terroristes.

Si nous ne réexaminons pas notre diplomatie à l’égard de l’Arabie saoudite (et avec l’affaire Khashoggi nous avons laissé passer toutes les occasions), nous resterons dans le même dispositif, celui des pays pétroliers… Notre Président a quand même dit que l’affaire Khashoggi n’a rien à voir avec le Yémen ! C’est dire la force du lobby saoudien…

Jean-Pierre Chevènement

Merci. Je partage tout à fait cette idée qu’une pensée politique forte est la première condition d’une action intelligente, dût-elle être soutenue par les armes quelquefois.

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[1] La Fondation Res Publica a en effet consacré plusieurs colloques et séminaires à ces questions : « La sécurité du Moyen Orient et le jeu des puissances », colloque du 20 novembre 2006 ; « Où va l’Iran ? », colloque du 23 novembre 2009 ; « Un printemps arabe ? », séminaire du 26 mai 2011 ; « Le Moyen-Orient dans la politique étrangère des puissances », colloque du 29 juin 2015 ; « Qu’y a-t-il dans le chaudron du Moyen-Orient ? », colloque du 12 février 2018. Voir aussi la note rédigée par Pierre Conesa : « Quelle politique iranienne pour la France ? », publiée le 4 octobre 2011 et la Note de lecture du livre de Pierre Conesa, Dr. Saoud et Mr Jihad. La diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite (Robert Laffont : 2016), par Baptiste Petitjean, directeur de la Fondation Res Publica.
[2] Le lien vers cette vidéo.
[3] Fariba Adelkhah, directrice de recherches au CERI-Sciences Po, et Roland Marchal, chercheur au CNRS-CERI, ont été arrêtés en Iran début juin par les Gardiens de la Révolution alors qu’ils poursuivaient leur travail scientifique. Les autorités iraniennes refusent de révéler le motif de leur détention.
[4] La fabrication de l’ennemi, Pierre Conesa, éd. Robert Laffont, 2011.

Le cahier imprimé du colloque « Iran, Etats-Unis, où la crise au Moyen-Orient nous conduit-elle ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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