L’Iran face à ses adversaires

Intervention de Jean-Claude Cousseran, Diplomate, secrétaire général de l’Académie diplomatique internationale, directeur général de la Sécurité extérieure de 2000 à 2002, lors du colloque « Iran, Etats-Unis, où la crise au Moyen-Orient nous conduit-elle ? » du mercredi 5 février 2020.

Ce qui se passe aujourd’hui avec l’Iran, avec ses voisins, avec les puissances concernées, procède d’abord de l’histoire de l’Iran et de cette région. Histoire millénaire mais aussi histoire récente. Les événements d’aujourd’hui mettent en lumière un héritage spécifique à l’Iran mais aussi un système stratégique iranien qui a été bâti depuis une vingtaine d’années autour d’une doctrine d’action, d’influence et de contrôle, tout à fait sophistiquée. Il y a ensuite les scénarios que vous avez évoqués, tous marqués d’une grande incertitude sur l’avenir des confrontations qui sont engagées.

L’histoire de l’Iran c’est d’abord l’Iran historique, millénaire, 3 500 ans au moins d’existence étatique. C’est celui que nous connaissons, celui des Achéménides, des Sassanides, des Safavides. C’est l’Iran dominant. C’est celui que les Grecs ont rencontré à Marathon et à Salamine. C’est aussi cette nation iranienne qui a fait l’expérience de la défaite, de l’occupation (par Alexandre, par Rome, par Byzance) et dont l’histoire est marquée de conflits et de violences. Il en ressort des éléments qui sont dans son patrimoine aujourd’hui : le nationalisme iranien et persan, tout à fait dominant, qui devient parfois un nationalisme chiite, mais aussi une forme de mémoire du pouvoir, d’expérience politique, de capacité stratégique.

La deuxième phase de l’Iran est la Révolution islamique. Après le régime du Shah, un régime pro-occidental et dévoué aux intérêts régionaux américains, l’Iran, sous la direction de Khomeini – qui n’a plus rien du Khomeini ouvert au dialogue qu’il semblait être, dans son exil, à Paris – s’engage véritablement dans un islam radical dirigé contre l’Occident et les États-Unis. Il faut se souvenir qu’à l’époque un livre important dans l’islam politique, celui de Saied Qotb [1], l’un des penseurs des Frères musulmans, est traduit par Khamenei, qui est alors l’un de ceux qui connaissent bien la pensée des Frères musulmans en Iran. Cette ligne de Khomeini, qui prend son essor après la prise de l’ambassade américaine, devient effectivement une ligne de combat et de confrontation avec l’extérieur, et en particulier avec les États-Unis. Dès 1980, avec la guerre contre l’Irak, l’Iran fait l’expérience de la défaite, de l’isolement, de l’encerclement. Il fait – difficilement – l’apprentissage de cette réalité. Il faut bien dire que les Iraniens l’ont payée extrêmement cher. L’Iran est à ce moment-là et pour des années un pays sans alliés qui ne compte que des adversaires : tout son environnement et la plupart des puissances, dont la France qui a largement participé à cette aventure en vendant, pour une part à crédit, des armes à Saddam Hussein, en fournissant des avions de combat, de supériorité aérienne, et jusqu’à un dispositif de recherche nucléaire : Osirak.

La troisième phase est l’après-guerre. Après quinze ans de combats avec l’Irak, d’isolement, de coalition contre leur pays, les Iraniens s’attachent à la reconstitution d’une capacité militaire mais surtout à la définition d’une politique et d’une stratégie défensive et offensive. Il s’agit bien de mettre en place les moyens d’une action cohérente face à la menace extérieure. Cette troisième phase voit une montée progressive en puissance de l’appareil politico-militaire iranien, avec trois moments :

– L’affirmation des pouvoirs du Guide et du noyau islamiste khomeiniste en Iran, qui s’est rapidement imposé comme une position de pouvoir majeure et très souvent dominante.

– La constitution de structures politiques militarisées. À côté de l’armée officielle, tenue en défiance au début de la République islamique, se constituent, dès la révolution, des structures spécialisées : les Gardiens de la Révolution, organisation qui fédère l’ensemble des groupes révolutionnaires qui ont été les troupes militantes de la révolution, les bassidjis, issus d’une mobilisation très organisée par le pouvoir, puis la force Al-Qods, dont Jean-Pierre Chevènement a parlé, un élément puissant mêlant des anciens combattants regroupés et, en même temps, le début d’une unité de forces spéciales destinées en priorité aux actions extérieures.

– Une stratégie des communautés chiites de la région :

À la fin de la guerre avec l’Irak s’affirme très clairement une stratégie des « proxies », avec l’idée que l’Iran doit absolument sortir de ses frontières, utiliser les acquis qu’il peut avoir parmi les communautés chiites, exploiter ces solidarités et en faire quelque chose, en termes de soutien, de mobilisation et de contrôle. On observe la multiplication des liens politiques, religieux, militaires, sociaux, culturels avec ces différentes communautés en commençant par le Liban. Le symbole de tout ceci est le Hezbollah qui, au départ, était une structure modeste regroupant une partie des éléments radicaux du mouvement chiite Amal. Les Iraniens vont se servir de la confusion politique au Liban pour muscler ce mouvement naissant et profiter du réveil des chiites libanais, après des siècles de marginalisation, pour aider le Hezbollah à devenir un instrument politique et militaire utilisable au Liban et au-delà.

En Syrie on assiste, dans les années 60, à un mouvement qui donnera une partie importante du pouvoir aux alaouites, une des branches du chiisme. Le parti Baas prend le contrôle du pays en 1958 mais, en 1963, le contrôle du parti, avec la désignation de Hafez el-Assad, passe dans les mains de militants alaouites qui, depuis cette époque, tiennent d’une main de fer le régime de Damas.

En Irak, aussi, l’action américaine, engagée en 2003, va donner une part essentielle du pouvoir aux factions chiites dont beaucoup sont soutenues, mobilisées, équipées, financées et dirigées depuis l’Iran.

Qu’y a-t-il dans cette stratégie ? Que recouvre cette doctrine politique militaire de l’Iran constituée après la guerre avec l’Irak ?

Elle procède d’abord d’une analyse des forces. Les Iraniens voient clairement que le combat ne peut pas se limiter aux frontières de l’Iran. Ils voient bien que leurs espoirs stratégiques : défendre le territoire iranien, faire partir les Américains du Moyen-Orient, retrouver une capacité d’influence dans la région, dissuader Israël… sont des objectifs irréalistes avec les seules capacités de l’Iran qui sort affaibli de la guerre. Ils analysent la politique de leurs adversaires. Ils voient bien que les États-Unis, surpuissants dans la région, ont tout un ensemble de capacités qui surclassent les leurs. Dès avant le moment de Barack Obama, ils perçoivent clairement le souhait des États-Unis de ne pas s’installer durablement dans un conflit régional après l’opération irakienne, tout en gardant la capacité de frapper d’éventuelles avancées iraniennes au-delà des lignes rouges américaines. Barack Obama et son souci de négocier accréditent la vision américaine d’un désengagement progressif, limité et raisonné, du Proche-Orient. À partir de là, les Iraniens essaient d’évaluer quelles sont leurs possibilités, quelles sont les zones ou les terrains sur lesquels ils peuvent construire leurs réseaux, organiser leurs moyens, identifier les objectifs possibles. Ils observent aussi la stratégie d’Israël qui mène une politique active contre les actions iraniennes, une politique de containment, mais qui ne souhaite pas un grand embrasement. Israël, qui redoute des pertes civiles ou militaires, cherche à limiter les capacités de nuisance de l’Iran et de ses alliés, à affaiblir les supplétifs de l’Iran et leurs réseaux, à les éloigner des frontières d’Israël mais il ne vise pas le grand affrontement sauf hypothèse nucléaire.

Dans ces limites, les Iraniens vont s’efforcer de bâtir peu à peu une stratégie extérieure cohérente et volontariste, conforme à leur situation et à leurs capacités : stratégie asymétrique, stratégie du faible au fort évitant la confrontation inégale mais cherchant ponctuellement à exploiter les faiblesses et les vulnérabilités de l’adversaire.

Cette stratégie comporte plusieurs éléments :

La prudence, d’abord à l’égard de l’adversaire, la continuité et la cohérence du leadership politique ensuite, garantie par l’autorité du Guide, la combinaison aussi de forces conventionnelles progressivement restaurées (l’armée traditionnelle modernisée et rééquipée (missiles, UAV…) et de moyens d’action non conventionnels animés par les Gardiens et la force Al-Qods, notamment les groupes et les milices formées localement ou amenées de l’extérieur (comme les fatemiyoun afghanes et les zaynabiyoun pakistanaises engagées notamment en Syrie). Sur chacun de ces objectifs, l’Iran va se chercher des supplétifs, des partenaires, des alliés.

Au cœur de cette stratégie, il y a d’abord, comme je l’ai dit, la mobilisation des communautés chiites au Liban, en Syrie, en Irak, au Yémen, jusqu’à Bahreïn et même dans les provinces chiites de l’Arabie saoudite. L’Iran va même nouer des contacts avec le Hamas, pourtant sunnite.

Le Hezbollah, organisation complexe, moderne et sophistiquée capable de conduire, bien au-delà du Liban, des actions politiques et militaires est utilisé en Syrie, en Irak et jusqu’au Yémen : le Hezbollah est tout à la fois un commandement politique, un appareil militaire, un service spécial actif, une machine financière et une entreprise de communication, avec une capacité à gérer tout cela. Le système ainsi défini dispose de différents modes d’action : alliance, emprise politique, subversion, intervention militaire, manipulations et jusqu’à l’utilisation du terrorisme (Drakkar, au Liban, ou al-Khobar, en Arabie Saoudite). L’ensemble est évidemment piloté, financé, équipé, instruit par l’Iran, essentiellement par la structure politique des Gardiens de la révolution et avec le concours de la force Al-Qods. Année après année, les Gardiens de la révolution se sont dotés d’une réelle capacité de management. Qassem Soleimani, avec les gens qui sont autour de lui, a été l’architecte, le gestionnaire, l’analyste, qui a conçu et dirige l’action de cet ensemble de moyens.

Avec l’expérience, ils ont appris peu à peu une gestion prudente de l’escalade. Au cœur de leur politique, ils entendent construire, hors de leurs frontières, face aux adversaires potentiels, que ce soient les États-Unis, que ce soit Israël, des moyens, des réseaux et une capacité de nuisance qui compensent la faiblesse de leurs propres moyens.

Ils entendent aussi structurer, à partir des « proxies », une capacité régionale de présence, d’influence et de contrôle. Ils vont tenter de bâtir un système dissuasif avec un cordon défensif, une capacité de forces projetables et un système d’alliances locales.

En pratique, le Hezbollah, produit emblématique de cette politique, semble parfois avoir tenté, face à Israël, au Sud Liban, d’établir une situation de quasi-dissuasion. Il est tout à fait étonnant de voir un groupe politique non étatique arriver au bout de quelques années et de plusieurs confrontations sanglantes à une telle situation avec un État qui est une des grandes puissances et, au Proche-Orient, la grande puissance. La stabilité de ce type d’arrangement n’est pas acquise, elle est évidemment instable et menacée.

Comment fonctionnent ces mécanismes de dissuasion ?

L’attaque contre Qassem Soleimani était une attaque maximale, punitive, préventive, dissuasive. La réaction iranienne devait être aussi très dure, maximaliste, préventive mais aussi punitive. En pratique, l’escalade anticipée n’a pas eu lieu. La réaction iranienne a été limitée, maîtrisée, la réaction américaine a été précautionneuse. L’incident est important et intéressant. Est-il le prélude à un vaste affrontement ? Il n’a pas débouché sur la guerre dont personne, semble-t-il, ne veut. Les États-Unis ont montré qu’ils pouvaient agir durement, frapper fort et être au maximum de leur dissuasion. Les Iraniens ont montré qu’ils pouvaient gérer une situation de tension extrême et la gérer précautionneusement, calmement. Au fond, chacun a traité cette crise avec une capacité de gestion assez fine.

Des questions se posent.

La dissuasion américaine, qui est structurée, réfléchie et puissante, est-elle efficace ? Sert-elle l’apaisement, la négociation sous la menace, le retour à une situation pacifiée ? Prépare-t-elle, au contraire, une inévitable solution militaire, « la paix par la force » ? Sert-elle, au contraire, une situation intermédiaire : affrontement possible / stabilité provisoire ?

Une très forte mise en scène comme celle de la dissuasion américaine, avec une menace très importante, a une efficacité évidente. Cette efficacité est-elle durable ? Fonctionne-t-elle dans tous les cas, dans la longue période ? Sauf exception, les Iraniens restent dans la logique de la confrontation asymétrique. Ils évitent l’affrontement là où leurs adversaires essentiels sont engagés. Ils essaient de contourner les sanctions. Ils essaient de jouer de leurs technologies, que ce soient les technologies des missiles de précision, que ce soient les technologies cyber qu’ils ont utilisées en Arabie saoudite et peut-être ailleurs.

En réalité le problème de la dissuasion américaine est ailleurs. La dissuasion américaine, maximale, impliquerait une présence des États-Unis, un management actif, une volonté de gérer effectivement, et dans le détail, la force américaine dans cette région. Or tout cela ne cadre pas avec le discours de retrait, la crainte de l’enlisement qui est aujourd’hui la ligne officielle des États-Unis. Là est la différence avec Barack Obama qui voulait partir mais avait une stratégie de menace liée a une stratégie de négociation, ce qu’il avait montré dans le JCPoA (Joint Comprehensive Plan Of Action). Mais Donald Trump n’a pas de stratégie de négociation.

Israël, l’autre acteur majeur, désormais en première ligne, conduit depuis trois ou quatre ans une politique de containment raisonné face à l’Iran et face aux actions iraniennes en Syrie, au Liban et autour d’Israël. Israël surveille ce que fait l’Iran, observe chacune des implantations iraniennes et frappe quand il le juge nécessaire. Cette politique de containment signifie : vous n’irez pas plus loin que ceci…

Effectivement Israël bloque l’approvisionnement du Hezbollah et des milices à l’œuvre en Syrie en matériel de guerre, casse les installations technologiques et notamment les zones de fabrication de missiles de précision. Il bombarde aussi un certain nombre de positions et de postes militaires iraniens qui constituent un réseau et un dispositif à partir duquel on pourrait menacer les frontières israéliennes.
Il y a aussi du côté israélien la surveillance obsessionnelle du programme nucléaire iranien centrée sur le suivi, la compréhension des étapes du programme nucléaire et l’analyse des hypothèses d’une reprise éventuelle de ce programme, cette surveillance est un élément fondamental pour les Israéliens.

Cette politique de containment israélienne a donné des résultats. Les capacités iraniennes ont été restreintes et effectivement les Iraniens ont reculé. Ils ne sont plus présents aux abords du Golan. Ils ont reculé en Syrie sur plusieurs points et un certain nombre de positions iraniennes ont été détruites. Ils subissent le containment mais ils essaient de le contourner, de le gérer, d’affirmer au contraire leur capacité à déployer ailleurs leurs forces et leur présence. Malgré cette situation, malgré les pressions américaines, malgré la politique israélienne de containment, ils continuent à développer des activités, à être offensifs vis-à-vis d’Israël et au-delà de leurs frontières, à travers un certain nombre d’actions au Liban, en Syrie, en Irak, où on constate la force des milices manipulées et gérées par l’Iran, et parfois l’action, désormais reconnue, de structures et de personnels iraniens.

Tout ceci provoque évidemment une inquiétude israélienne. Quelques think tanks israéliens évoquent aujourd’hui la révision nécessaire de la politique israélienne vis-à-vis du Hezbollah et des actions iraniennes dans la région, que ce soit au Liban ou en Syrie. Un certain nombre de ces think tanks commencent à parler de la possibilité d’une nouvelle guerre au Liban ou d’une action en Syrie, précisément pour ne pas laisser à l’Iran la capacité de reconstruire peu à peu les réseaux et les structures offensives qui toucheraient aux équilibres et aux lignes rouges fixées par Israël.

Au-delà de ces scénarios d’escalade et de dissuasion dont mes collègues vont parler, deux autres questions, deux autres interrogations pèsent sur ce conflit.

La première est la question de la négociation : comment expliquer que depuis des années – à part sur le nucléaire, alors même que sur ce sujet complexe une négociation sérieuse, équilibrée, politique, a pu s’établir – il n’y ait rien eu de semblable sur tous les autres domaines de la relation avec l’Iran, rien qui annonce la possibilité de conciliation ou de compromis ?

Deuxième interrogation : quelle sera l’évolution des sociétés civiles dans la région ? En effet, pendant que nous discutons de questions géopolitiques, de tensions, de forces, on a pu observer en Syrie, au Liban, en Irak, en Iran, un soulèvement de la jeunesse et un ensemble de mouvements politiques et sociaux significatifs qui apparaissent comme un élément majeur des équilibres futurs dans la région. Comment en tenir compte ? Comment évaluer la portée du phénomène ?

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[1] L’Avenir dans le territoire de l’Islam, de Saïd Qotb (Ayandé dar Ghalmroé Eslam).

Le cahier imprimé du colloque « Iran, Etats-Unis, où la crise au Moyen-Orient nous conduit-elle ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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