L’intégration européenne et la résurgence des nationalismes

Une contribution de Marie-Françoise Bechtel, conseiller d’Etat (h), vice-présidente de la Fondation Res Publica, ancienne directrice de l’Ena, ancienne vice-présidente de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, parue dans le mensuel « L’Ena hors les murs », numéro 498, mars 2020, Dossier « La souveraineté nationale dans le contexte européen ».

Une Europe de plus en plus intégrée, une protestation nationaliste de plus en plus forte : qui aurait cru, il y a encore une vingtaine d’années, à la pertinence d’un tel rapprochement ? Celui-ci fait pourtant aujourd’hui figure d’évidence.

Mais de quel type d’évidence s’agit-il au juste ? Asséner que du bien a pu naître accidentellement le mal – puisque tel est l’état d’esprit d’une grande partie des commentateurs de plateaux et d’éditoriaux – c’est faire siens deux présupposés : celui d’abord de la définition du bien (en tenant le mal pour indiscutable) ; celui aussi d’une causalité incertaine.

Commençant par cette dernière, deux interrogations préalables devraient venir à l’esprit.

Tout d’abord à propos du lien entre intégration européenne et résurgence des nationalismes [1], la conjonction « et » mérite de garder, a priori, sa neutralité axiologique. Elle relie deux réalités toutes deux certaines, mais a l’avantage de ne pas trancher le vieux débat : post hoc ergo propter hoc ? Grand mérite d’ailleurs : car nombreux sont les médecins de Molière qui, se penchant sur la question, désignent à la fois le caractère flagrant d’un lien et son côté incompréhensible. Or s’il est aujourd’hui peu discutable que l’intégration européenne s’accompagne dans le temps d’une montée des nationalismes – on reviendra plus loin sur ce terme – on pourrait discuter du point de savoir si la revendication nationaliste n’est pas tout aussi bien, dans ses causes profondes, le fait de l’éternel retour du refoulé, au moins dans nos vieilles démocraties. Celles-ci n’ont-elles pas toujours connu depuis leur installation dans le paysage historique, disons fin XIXème siècle, un travail de sape cyclique de mouvements qui n’ont jamais admis leur primauté ? C’est la violence de la seconde guerre mondiale qui a congelé l’expression des idées nationalistes dans un temps assez long pour qu’on ait pu croire à leur disparition. Faut-il vraiment imputer alors aux avancées de l’Union européenne une telle résurgence que ce soit en France, en Italie, en Allemagne et même depuis peu en Espagne [2] ? N’est-ce pas plutôt le lot historique des démocraties libérales ?

Mais ce constat ne suffit pas. D’une part, il est vrai que le phénomène de la revendication nationale ne se limite pas aujourd’hui, dans ces mêmes démocraties libérales, à la résurgence de l’extrême-droite, sauf peut-être en Allemagne. D’autres types de mouvements que l’on nomme souvent « populistes » marquent le paysage de nombreux pays de l’Union. On ne peut les assimiler à un retour du « nationalisme », car ils sont plutôt liés à un autre phénomène, également récurrent dans l’histoire, la revendication de la souveraineté populaire (que ce soit dans sa forme républicaine ou dans ses formes plus radicales). D’autre part (et le fait est peu souvent relevé), si, du côté occidental de l’UE, c’est dans la contestation du pouvoir que se situent les mouvements nationalistes (Rassemblement national, AFD, Vox, partis d’extrême droite néeerlandais et scandinaves), à l’Est, ce sont plutôt les gouvernements dits « illibéraux » (Pologne, Hongrie) qui portent eux-mêmes ces revendications. Un partage qui se lit dans le présent mais ne saurait avoir de valeur prédictive comme le montre le cas de l’Italie. Or, dans les pays où la démocratie a disposé d’un temps historique beaucoup moins long, on ne saurait imputer à une réaction contre celle-ci la résurgence des nationalismes. C’est donc qu’il y a autre chose.

Vient alors la seconde interrogation : faut-il vraiment s’étonner de la montée en puissance simultanée de l’intégration européenne et des résurgences nationalistes ? Dans le cas de la société française, on peut suivre pas à pas comment la montée du Front national a accompagné dans le temps à la fois des abandons de souveraineté (frontières, monnaie), mais aussi et peut-être surtout des décisions mettant en cause l’équilibre social et territorial sur lequel était construite la paix sociale (règles de concurrence sans contrepartie fiscale, directive sur les travailleurs détachés, mise en cause des services publics etc).

Or un fait frappant est justement le visage qu’offre aujourd’hui le nationalisme dans notre pays : mise en cause des élites nationales et européennes comme auteurs des décisions détricotant le modèle social français, refus de l’ouverture des frontières. Le « populisme » français contemporain, tel que l’incarne le Rassemblement national, est, du moins sur la question du modèle social, très différent de l’extrême droite d’avant-guerre. Sa force est dans le mélange, à terme détonant, du sentiment de dépossession de la souveraineté nationale avec le constat quotidien que les « petits » – artisans, commerçants, ouvriers, habitants des territoires délaissés – sont durement frappés par (ou du fait de) nombre de décisions prises à Bruxelles. Cette dimension sociale, largement exploitée par le RN, conjuguée à un refus de l’immigration (quant à lui exploité à travers les thèmes identitaires), caractérise aujourd’hui le nationalisme français. Et sans doute retrouve-t-on la plupart de ces traits, plus ou moins accentués, en Italie ou en Espagne, avec une différence sensible en ce qui concerne l’Allemagne où la question identitaire semble avoir pris le pas sur la question sociale [3].

Cette dernière différence n’est-elle pas d’ailleurs en elle-même la preuve que le contenu, comme le rythme croissant de la protestation nationaliste, sont étroitement liés aux étapes de l’intégration européenne ? Après l’Acte unique qui a créé le marché unique et fait de l’UE un espace ouvert aux échanges de capitaux et de marchandises, puis le traité de Maastricht instituant l’ouverture des frontières et la monnaie unique ( deux étapes majeures donc de l’intégration européenne), et alors que le mouvement nationaliste en France était déjà vent debout contre ces traités [4], il a fallu attendre plus de vingt ans avec la crise de l’euro et le déclenchement prévu du Mécanisme européen de soutien financier (MESF) pour voir se constituer une AFD craignant pour la toute-puissance de l’économie allemande et la sécurité de la monnaie nationale avant de se recentrer sur le thème de l’immigration.

Renforcée par une mondialisation dont on sait aujourd’hui qu’elle a dégradé la situation des classes moyennes et populaires dans les pays développés, l’intégration européenne guidée par le marché a ainsi (en accusant le trait) joué contre les peuples. En étant moins sévère, on dira qu’elle a perdu de vue, en cours de route, l’objectif de concorde qui était censé guider les avancées de l’Europe.

Est-ce là l’explication de la montée en puissance simultanée des mouvements nationalistes dans ces mêmes pays ? Le fait est que, prospère ou moins prospère, aucun des pays composant l’Union n’échappe à cette résurgence. Elle se nourrit de la fierté nationale, du rejet des inégalités et de la paupérisation – certes relatives à l’échelle planétaire –, de la crainte identitaire dans un monde où l’Europe, depuis trente ans, pèse de moins en moins et subit de plus en plus. Et il est significatif qu’un des rares pays européens qui n’aient guère offert de terreau à l’extrême-droite est le Royaume-Uni qui a donné une réponse qui lui est propre à ces interrogations.

Cette remise en question de l’intégration à marche forcée vers un modèle fédéral qui ne dit pas son nom est d‘autant plus frappante qu’elle n’est pas le seul fait, en France, des mouvements nationalistes. D’autres partis ou mouvements d’opinion s’identifient (quant à eux, avec moins de succès électoral) à une contestation de cette marche forcée. Ils se fondent non sur le nationalisme, mais sur la souveraineté populaire et le patriotisme républicain. Cette contestation, qui fut d’abord portée par des hommes politiques en marge de leur parti d’origine (en premier lieu Philippe Seguin et Jean-Pierre Chevènement), repose sur le refus de voir les fondamentaux de l’UE tourner le dos à l’idée d’un concert de nations persévérant dans leur être mais ouvertes à la coopération. D’une façon différente et avec un message moins clair, les partis situés à gauche du parti socialiste, PC et LFI, ou à la droite de LR comme Debout la France ont toujours campé sur une position antifédérale voire anti-européenne tout court. L’influence de plus en plus limitée de ces partis par rapport à la montée du FN puis du RN, est un fait remarquable. Pour les premiers, elle tient sans doute à ce que leur critique de l’intégration européenne est perçue comme moins crédible du fait de leurs accords électoraux avec l’un des deux principaux partis de gouvernement qui, depuis Maastricht, assument largement une même vision de l’Europe. Pour le second, l’absence de positionnement clair entre le LR et le RN interroge sur la vision qui est aujourd’hui la sienne.

Mesure-t-on assez, dans ces conditions, à quel degré est arrivé le potentiel de rejet par l’opinion française, de l’état actuel de l’UE ? Les sondages le montrent régulièrement : l’opinion en France est constamment, depuis Maastricht, marquée par un désintérêt pour les institutions de Bruxelles, quand ce n’est pas la perception négative de celles-ci. Ce potentiel de rejet ne peut être sous-estimé et d‘autant moins qu’il contraste avec l’intérêt qu’avaient suscité les débats sur la « Constitution européenne » mise au référendum par J Chirac. Fait-on appel à la souveraineté populaire, on rencontre un intérêt des Français, « peuple politique » comme on le sait. Les met-on face à un ensemble de décisions prises par une technostructure sur laquelle ils savent n’avoir aucune prise, que se déploie leur inquiétude devant les effets de cette « dictature molle » selon la célèbre expression de Pierre Mendès-France.

Dans son état actuel, l’UE n’offre guère de perspective exaltante : ni un surcroît de prospérité, ni la figure d’une puissance dans laquelle les peuples pourraient se projeter, ni surtout une démocratie répondant aux canons historiques de la souveraineté populaire.

La référence à la souveraineté populaire ne peut se confondre avec la passion nationaliste. Ce qu’il faut plutôt craindre, c’est que la seconde, couplée avec la revendication identitaire, ne l’emporte sur la première.

Prendre conscience de cet état de fait, plutôt que répéter à l’envi l’antienne trentenaire de l’« Europe qui protège », à laquelle une majorité de Français ne croit plus, trouver pour demain des voies ambitieuses pour mettre en actes la puissance potentielle d’une Union européenne dont les structures mêmes demandent à être repensées, aucune de ces pistes n’est interdite à des élites qui le voudraient. Mais si leur « ADN européiste » (pour reprendre une formule d’Hubert Védrine) leur interdit de proposer aux peuples une aventure à laquelle ils peuvent croire, alors le pari d’une Europe mère de la paix pour notre Continent risque d’être perdu.

Les peuples et les nations européennes, qui ont tant souffert de l’histoire, méritent mieux que l’alternative d’une intégration sans projet ou d’une régression sans âme.

[1] Dès lors du moins que l’on prend garde au fait que si l’intégration est un concept juridique et politique clair, le « nationalisme » crée parfois quelque confusion : nous le dirons en conclusion.
[2] Où précisément le temps de « congélation » des positions d’extrême-droit a été moins long.
[3] Il existe aussi des cas intermédiaires, comme le Danemark ou l’Autriche qui jouent la respectabilité européenne tout en ayant porté à la coalition au pouvoir un mouvement d’extrême droite.
[4] Il n’était bien sûr pas le seul comme il sera mentionné plus loin ; il n’est question ici que de la résurgence du nationalisme comme figure de l’extrême-droite.

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