Texte de Michel Troper, professeur émérite en droit public de l’université Paris-Nanterre, auteur de Pour une théorie juridique de l’État (PUF, 2015). Empêché, Michel Troper n’a pas participé au débat mais nous a fait parvenir sa contribution.
Ces jugements reposaient sur une analyse, en grande partie inexacte, parce qu’elle confondait l’État, qui est un mode d’exercice du pouvoir, et l’usage qui était fait en pratique de ce pouvoir. Il est vrai qu’avec l’expansion de l’idéologie néolibérale et la globalisation, les autorités étatiques ont usé de ce pouvoir, au moins dans le domaine économique, avec une modération excessive, mais il n’a pas disparu pour autant et n’a même pas été restreint. En tant qu’il est un mode d’exercice du pouvoir, il n’y a jamais eu de déclin de l’État.
Avant d’être un ensemble de gouvernants, en effet, d’être une bureaucratie, une armée, des tribunaux, toutes choses qu’on rencontre aussi dans des sociétés non étatiques ou pré-étatiques, l’État, c’est-à-dire l’État moderne, n’est pas autre chose qu’un système juridique. C’est-ce qui ressort par exemple de la célèbre définition de Max Weber : « une entreprise politique de caractère institutionnel » lorsque et tant que sa direction administrative revendique avec succès dans l’application des règlements, le monopole de la contrainte physique légitime ». Légitime ne veut pas dire ici, comme on le croit trop souvent, « juste », mais seulement « acceptée parce qu’exercée en application de règles préalables ». Ce qu’il appelle la légitimité rationnelle.
En d’autres termes, l’État est une forme de pouvoir qui s’exerce au moyen de règles. L’État est d’abord et avant tout un État par le droit. Ce que Kelsen traduit en disant que l’État et le droit ne sont qu’une seule et même chose. Cette thèse fameuse – et souvent mal comprise – signifie simplement que le système juridique est hiérarchisé : le pouvoir s’exerce dans l’État au moyen de normes et chacune de ces normes doit être tenue pour valable non, parce qu’elle serait juste ou opportune, mais seulement parce qu’elle est fondée sur une norme plus élevée, tandis que celles qui se trouvent au sommet, la constitution par exemple, ne sont soumises à aucune autre. Il n’y a là au fond qu’une autre façon d’exprimer l’idée que l’État se caractérise et se distingue de toutes les autres institutions par un caractère essentiel : la souveraineté, c’est-à-dire une puissance qui n’est limitée par aucune autre et qui consiste dans la capacité de tout faire et de tout régler, c’est-à-dire qu’aucune activité humaine ne lui échappe et enfin que toutes les décisions et tous les actes lui sont finalement imputés. Quand nous demandons pourquoi une décision quelconque d’un fonctionnaire, ou un contrat privé, sont valables, la réponse est qu’ils ont été ordonnés ou autorisés par la loi, qui elle-même est une décision du souverain.
Or, malgré les théories du déclin, l’État n’a en aucun cas perdu ce caractère essentiel. Sans doute l’État néolibéral ne dirige-t-il plus l’économie aussi activement ; sans doute de nombreuses prérogatives sont-elles exercées par des agences indépendantes, concédées à des acteurs privés ou des organisations internationales, mais c’est seulement l’exercice de ces pouvoirs, non ces pouvoirs eux-mêmes, qui est ainsi concédé et l’État peut à tout moment le reprendre. À vrai dire, il ne s’agit même pas pour l’État de reprendre des pouvoirs, car c’est toujours lui qui les exerce. Quand il ne le fait pas par ses fonctionnaires, c’est encore lui, qui en vertu de lois, les fait exercer par les agences ou par les organisations internationales.
C’est pourquoi d’ailleurs, il faut dissiper la fable d’une société civile qui serait distincte de l’État. Jusqu’à la Révolution française, ce terme de « société civile » s’opposait à « état de nature », mais non pas à « État » ni même à « société politique » et l’on admettait comme une évidence que rien dans la société n’échappait au droit, comme on peut le voir du reste dans la rédaction de l’article 16 de la Déclaration des droits qui proclame que « Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». La constitution n’est donc pas la règle qui organise un appareil d’État, distinct de la société. C’est celle qui organise la société tout entière. L’idée que cette société pourrait produire des règles ou que les hommes pourraient agir en dehors de l’État est donc proprement absurde. Il y a certes des agents autonomes, mais ils ne le sont que parce qu’ils ont été habilités par des règles supérieures, que des pouvoirs leur ont été délégués. Naturellement, le degré d’autonomie qui leur est accordé dépend des circonstances, des opinions et des rapports de forces du moment.
En dépit des apparences, la construction européenne elle-même ne remet pas en cause la souveraineté des États. Qu’il me suffise de souligner deux traits : d’une part, les États n’ont nullement transféré leurs pouvoirs à l’Union. Ils lui ont seulement délégué l’exercice de certaines compétences, ce qui est fort différent puisqu’ils qu’ils ont toujours la possibilité juridique de les reprendre par un acte unilatéral. Et d’autre part, le mode de légitimation que permet le système étatique est resté le même : toutes les normes, toutes les décisions – et même celles qui ont pour objet de déléguer des compétences à l’Union européenne – ne sont justifiées que parce qu’elles se rattachent en dernière instance à la constitution de l’État et qu’elles sont ainsi imputables au peuple souverain. On ne peut donc pas conclure à un déclin de l’État lui-même, mais seulement à un changement dans le mode d’exercice.
Si nous nous plaçons cette fois d’un point de vue normatif, l’État moderne, cette forme de pouvoir que nous connaissons depuis le XVIe siècle, présente plusieurs avantages. Avant tout, il permet, grâce à la hiérarchie des normes, de déléguer des compétences tout en conservant le contrôle de leur exercice. La loi habilite des autorités administratives ou judiciaires à prendre des décisions, mais celles-ci peuvent être annulées ou réformées par des autorités administratives ou judiciaires supérieures, voire par le législateur lui-même. D’autre part, puisque celui qui prend une décision ne le fait pas en vertu d’un droit propre, mais en application d’une règle, il n’est pas identifié à son poste et est donc incité à agir, non pas en vue de son intérêt personnel, mais de l’intérêt général.
Bien que l’État ne soit pas nécessairement démocratique, la forme étatique, elle, est nécessaire à la liberté, la liberté conçue non comme autonomie de l’individu dans la sphère privée, non pas comme le droit de faire ce qu’on veut, mais comme disait Montesquieu, ce qu’on doit vouloir, en d’autres termes, de n’être soumis qu’à la loi et non à la discrétion d’un homme. Pourquoi appeler liberté la soumission aux lois ? Parce que la liberté est la capacité d’agir en connaissant les conséquences de ses actions : je ne suis donc libre que si, avant d’agir, je connais la loi applicable.
Mais le système étatique favorise aussi la liberté comme autonomie. Non pas, parce qu’il serait un État de droit, entendu comme un État soumis au droit. Comme on l’a vu, il n’y a pas de droit qui s’imposerait à l’État. Mais un État qui agit par des règles a un intérêt à les appliquer de manière constante et régulière pour mieux gouverner les conduites car c’est seulement ainsi qu’il peut attendre que les citoyens connaissent les conséquences de leurs actions et accordent leurs préférences à celles du législateur.
Un autre avantage tient au fait que, en raison de la hiérarchie des normes, les décisions sont dépersonnalisées. Puisqu’elles sont prises en vertu d’une habilitation conférée par une norme supérieure, elles sont imputées non à leurs auteurs, mais à une entité abstraite, un souverain perpétuel, autrefois le roi, mais distingué de la personne physique du pouvoir législatif roi, aujourd’hui la nation ou le peuple, distincts des gouvernants du moment.
Enfin, la forme étatique est propice à la démocratie, entendue comme le système dans lequel les hommes sont autonomes, c’est-à-dire soumis seulement à des règles, des lois, qu’ils ont produites eux-mêmes ou auxquelles au moins le plus grand nombre aura consenti. On se souvient de la phrase de Rousseau : « S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement. Un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes. » Cette phrase est souvent comprise à tort comme si Rousseau exprimait là un scepticisme à l’égard de la démocratie. En réalité, ce qu’il entend par gouvernement c’est de, façon très moderne, non pas le système politique, mais seulement le pouvoir exécutif. Or, dit-il, le pouvoir exécutif ne doit pas être exercé de façon démocratique, c’est-à-dire par le pouvoir législatif, parce que la loi cesserait d’être générale. Les pouvoirs doivent donc être séparés, mais c’est précisément en cela que consiste la hiérarchie des normes, qui structure le système juridique et qui caractérise l’État.
C’est pourquoi il faut se réjouir du renouveau de l’État, dont on aperçoit quelques signes, notamment la volonté, au moins proclamée, d’assurer un rôle de direction de la société et de l’économie et de reprendre le contrôle des services publics.
Il faut s’en réjouir, mais on ne devrait pas se contenter d’un peu plus d’interventionnisme économique ou d’une meilleure politique sociale. Nous voulons un État, mais un État réellement démocratique, ce qui suppose que les citoyens soient réellement soumis à la loi, expression de la volonté générale, c’est-à-dire de la volonté du peuple souverain, et à cette loi seulement. Nous en sommes encore très éloignés et je dois ici me contenter de souligner deux points, qui concernent tous les deux la production de normes qui ne sont pas produites par le législateur, mais par d’autres autorités, certes habilitées par le législateur, mais qui jouissent de marges trop considérables de pouvoir discrétionnaire et échappent pour l’essentiel au contrôle parlementaire et même à celui du pouvoir exécutif. C’est le cas des agences dites indépendantes, de plus en plus nombreuses. Et c’est aussi le cas de la jurisprudence, un mot que Robespierre voulait rayer du vocabulaire d’un peuple libre.
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