Débat final lors du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » du jeudi 26 novembre 2020
J’ai beaucoup apprécié l’exposé de Virginie Tournay. Mais je crois qu’il y a aussi une carence du côté des scientifiques qui n’expliquent pas leurs méthodes aux décideurs, à l’opinion. Leurs méthodes sont d’ailleurs assez diverses, Alain Supiot l’a souligné pour les sciences humaines et sociales en montrant notamment qu’à côté des hypothèses qu’ils vérifient et des faits qu’ils établissent, il subsiste des incertitudes. Lors de la crise sanitaire provoquée par le virus SARS-CoV-2, les scientifiques n’ont pas suffisamment montré les limites des modèles épidémiologiques et les incertitudes sur la connaissance du virus.
Je crois nécessaire d’intégrer ce « discours de la méthode » dans une histoire. À propos de découvertes, on a mentionné la radioactivité et les découvertes récentes… Après tout Emmanuelle Charpentier (Prix Nobel de chimie 2020) peut raconter l’histoire de ses découvertes, je crois que c’est tout à fait fondamental.
Question d’un participant
En quoi la loi de programmation de la recherche pourra-t-elle rendre la recherche scientifique plus attractive cela pour les jeunes chercheurs ?
Cédric Villani
C’est une question majeure à laquelle il y a plusieurs réponses :
Plus de moyens dans la recherche. Plus de probabilité pour un jeune chercheur de voir son projet accepté. Mais aussi une carrière avec de meilleurs salaires. Le monde de la recherche ne court pas après les salaires mais il y a des limites qui apparaissent quand on compare les salaires des chercheurs français dans le temps et dans l’espace. Dans le temps : par rapport à ce qu’il était il y a quelques décennies le pouvoir d’achat du maître de conférences révèle une déperdition, une dévalorisation. Dans l’espace, le statut et le salaire du chercheur outre-Rhin sont bien meilleurs que ce qu’ils sont en France. Il est important qu’une évolution vienne à cet égard.
On peut critiquer la LPR, mais l’effort décidé sur la valorisation des salaires et sur le budget global est très supérieur à ce qui a été fait par les gouvernements de ces dernières décennies. Il y a quelques années, avec quelques prix Nobel, j’étais associé à une action de lobbying auprès du président de la République François Hollande pour récupérer les 400 ou 500 d’euros millions de budget de la recherche qui avaient été supprimés de façon très violente du jour au lendemain par le Gouvernement. Nous avions été salués comme des héros par la communauté scientifique. Aujourd’hui, ce qui, à terme, est sur la table, c’est une revalorisation du budget global de 5 milliards d’euros, soit un montant dix fois supérieur ! Il faudra bien sûr revenir sur ce budget périodiquement pour tenir compte de l’inflation mais c’est un effort qu’il faut saluer.
Sylvain Hercberg
Comment dynamiser la relation entre la recherche et l’industrie (passage du TRL 1 ou 2 aux TRL 8 et 9, pour reprendre la terminologie anglo-saxonne) ? Il y a des exemples intéressants dans le monde : Aux États-Unis, un système coordonné (ni centralisé ni décentralisé) favorisant l’interaction entre le niveau fédéral (Office of Science and Technology Policy, The President’s Council of Advisors on Science and Technology et The National Science and Technology Council définissent les orientations stratégiques et coordonnent l’action avec les Directeurs des Agences fédérales, en interaction quasi permanente avec les think tanks, les acteurs industriels, les lobbies, et, bien entendu, avec la National Academy of Sciences, acteurs qui s’efforcent d’orienter et d’influencer les priorités en fonction de leur vision et des opportunités à plus ou moins court terme), le niveau des États, le monde académique et les industriels dont il résulte un fonctionnement efficace via par exemple DARPA ou ARPA-E. Au Japon, en Chine, en Israël, en Russie et dans tous les pays à la pointe de la R&D et de l’industrialisation des technologies novatrices, il en est de même dans une autre organisation industrielle et institutionnelle.
Comment, dans le cadre de la relance, retrouver une position sur la production des biens d’équipement pour retrouver une réelle présence industrielle à l’âge de la robotisation et de l’intelligence « artificielle » ?
Didier Roux
De mon point de vue il y a deux questions très différentes selon que l’on a affaire à des grands groupes industriels ou à des PMI/PME. Dans le premier cas il s’agit de moyens incitatifs et il en existe un grand nombre en France (« bourses » CIFRE, Laboratoire ou équipes mixtes, chaires d’enseignement et de recherche, Crédit Impôt Recherche, etc.). Je ne pense pas qu’il y ait besoin de beaucoup plus de structures. La situation est considérablement meilleure qu’il y a vingt ans mais il reste encore beaucoup à faire. Pour les PMI/PME, la situation est très différente et il y a besoin de structures d’aides adaptées. Je pense qu’il faut surtout se focaliser sur des organisations locales pilotées probablement par les Régions plutôt que sur des dispositifs nationaux.
Concernant votre deuxième question, le principal enjeu de la « réindustrialisation » est malheureusement en France le coût du travail industriel. Si on veut voir revenir des industries compétitives (la France a perdu énormément d’activités industrielles), il faut retrouver un coût du travail compétitif, ce qui passe essentiellement par l’abaissement des charges. La robotisation, l’usine 4.0, est aussi un moyen de remettre des industries de production en France mais cela ne sera pas forcément très générateur d’emplois.
Sylvain Hercberg
Je pense également qu’il est nécessaire de développer au niveau régional ou au niveau des cluster d’entreprises des moyens adaptés aux PMI et ETI.
Pour ce qui concerne la réindustrialisation, mon optimisme est mesuré voire faible si l’on pense aux activités délocalisées ; on peut certes imaginer des mesures spécifiques à des activités d’intérêt majeur, encore faudra-t-il respecter les règles de l’OMC et celles de l’UE, s’acquitter des droits de propriété industrielle, etc. Il me paraît plus efficace de privilégier l’industrialisation de produits innovants dont la mise au point serait permise par la réussite d’actions de R&D et visant un marché au moins européen. Si je mentionne les biens d’équipement, c’est parce que l’industrie française est en retard mais que les atouts existent.
Enfin, les projets d’actualité sur l’ajustement carbone aux frontières de l’UE pourraient constituer une action favorable. On pourrait peut-être imaginer une action de même nature fondée sur le différentiel de protection sociale entre pays et visant à développer cette dernière dans les pays les moins avancés, mais c’est un autre sujet et sans doute bien plus complexe au plan politique.
Marie-Françoise Bechtel
Yves Bréchet a justement souligné l’absence de culture scientifique des politiques. Mais le colloque aurait pu faire place aussi à la difficulté à communiquer clairement pour les chercheurs lorsqu’ils sont en position de conseil pour les politiques publiques, de même d’ailleurs que pour les ingénieurs ou les médecins qui peuplent certains ministères et y pratiquent largement l’obscurantisme bureaucratique. Comment y remédier ? La communauté scientifique est-elle consciente de ce problème ? Cédric Villani a tenu un langage qui a donné l’exemple d’une clarté du propos sur la science et en même temps, si j’ose dire, d’une vision de la mise en œuvre effective de l’intérêt collectif. Mais ce langage qui fait le pont entre « le savant et le politique », le retrouve-t-on au stade non public, lorsqu’il s’agit de conseiller ceux qui vont devoir faire un choix politique, lequel n’est d’ailleurs pas forcément urgent ? J’élargis peut-être le sujet mais est-on aujourd’hui certain que les ministres de l’Agriculture, de l’Industrie ou bien entendu de la Santé entendent un discours clair sur l’apport de la recherche au débat qui doit lui-même sous-tendre leurs choix ?
J’ajoute une remarque sans lien avec ma question. J’ai trouvé choquant le parallélisme lapidaire fait par Yves Bréchet au début de son intervention entre les théories raciales hitlériennes et la « génétique prolétarienne ». Le nazisme était un crime et les théories de Lyssenko une sottise. Le débat ne me semble pas gagner à un tel amalgame…
Jean-Paul Bourguignon
La question posée par Madame Bechtel est tout à fait pertinente et, comme elle le suggère, une évolution positive à ce propos suppose des changements tant du côté des politiques que du côté des scientifiques.
Dans mon implication au niveau de la politique de recherche européenne et mes contacts tant avec les ministères de certains pays qu’au Parlement européen ou à la Commission européenne, j’ai pu constater qu’il y a en effet plusieurs obstacles qui sont de natures différentes : le premier a trait à l’absence d’acculturation en ce qui concerne la science chez beaucoup d’hommes et de femmes politiques européens (ce n’est pas le cas en Chine où une majorité de leaders ont une formation d’ingénieur) ; le second a trait à l’usage du doute, qui est un des fondements de la méthode scientifique – mais dont l’usage y est très précisément encadré – et qui, au contraire de paralyser, permet de progresser ; le troisième est la différence de durée pertinente pour prendre des décisions rapportée à celle nécessaire pour fonder une opinion sur des connaissances, dont certaines sont nécessairement nouvelles ou à développer.
Du côté des scientifiques, dans leurs échanges avec les responsables politiques, grande est leur tentation de se focaliser sur les résultats les plus récents sans accepter l’idée, pourtant essentielle, que, pour qu’ils soient compris, il est nécessaire de les situer dans une architecture plus générale ; c’est le cas par exemple pour le passage à des échelles de plus en plus petites, rendu possible par les nouvelles technologies s’appuyant sur de nouvelles connaissances scientifiques, souvent insoupçonnées dix ou quinze ans auparavant ; comment faire percevoir ce que signifie opérer à l’échelle du nanomètre, soit du milliardième de mètre ? Face à cette situation, je pense qu’il est indispensable de consacrer plus d’attention à expliquer la méthode scientifique comme condition de la connaissance pour que l’appropriation des résultats devienne plus effective.
Pour moi, un chemin pour progresser est de multiplier les occasions et les lieux où des échanges entre acteurs des mondes politique et scientifique – mais aussi médiatique vu l’importance prise par les médias dans le monde d’aujourd’hui – puissent avoir lieu sur un pied d’égalité et sans enjeux de pouvoir. Cela me semble une condition pour l’effectivité de l’échange. De ce point de vue, les auditions parlementaires, certes irremplaçables, ne remplissent pas vraiment ce rôle à cause de leur nécessaire formalité et de leur cadre strictement encadré. Pour que de tels lieux puissent exister, il est préalablement indispensable que leur besoin et leur contribution possible pour traiter le problème identifié par Madame Bechtel soient correctement perçus et acceptés.
Pierre Papon
La question de Marie-Françoise Bechtel est en effet pertinente car la crise sanitaire provoquée par la pandémie de coronavirus ainsi que les débats sur le réchauffement climatique ont mis en évidence le rôle de l’expertise scientifique dans nos sociétés. Celle-ci apporte au décideur politique une aide à la décision qui est un arbitrage entre le souhaitable (arrêter la progression d’une pandémie, par exemple), le possible (l’efficacité potentielle d’un confinement et de traitements) et l’acceptable par la population (l’incidence d’un confinement). Les scientifiques ont la tâche d’expliciter ce qui est « possible ». Tâche difficile car ils doivent donner une forme intelligible et utilisable au savoir pour qu’il aide la décision politique, et d’autant plus que celui-ci est parfois incomplet (c’était le cas jusqu’à il y a une dizaine d’années à propos du réchauffement climatique).
Cette mission est, le plus souvent, confiée, par la loi, à des institutions scientifiques ou techniques. Ainsi la Haute autorité de santé procède-t-elle régulièrement à des expertises sur les questions de santé publique (par exemple avant le vote de la loi de 2018 sur l’obligation de nouvelles vaccinations), de même que l’INSERM, l’IFREMER conseille le gouvernement en matière de politique maritime (en particulier sur les quotas de pêche et l’exploitation des ressource sous-marines), l’INRAE joue ce rôle pour la politique agricole ainsi que le CEA pour la politique nucléaire, etc. Pour autant, tout va-t-il pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme l’affirmait le professeur Pangloss, l’expert convoqué par Voltaire ? Certainement pas. Cette capacité d’expertise scientifique est loin d’être toujours mobilisée par les décideurs. Ainsi lors de l’élaboration de la loi de 2015 relative à la transition énergétique, ni les organismes de recherche compétents ni les académies n’ont été officiellement consultées sur le « possible ». Il en a été de même, récemment, lors de la préparation du Plan de relance élaboré par le gouvernement, notamment sur les volets énergie et recherche en santé.
Les scientifiques ont sans doute leur part de responsabilité dans le relatif manque de confiance dans l’expertise mis en évidence par France Stratégie en 2019 [1]. Il est nécessaire, en effet, qu’ils rappellent que la science élabore des connaissances à partir d’hypothèses qui sont confrontées à la réalité par des observations et des expériences soumises à une critique collective, mais aussi que ces connaissances sont parfois incomplètes, voire incertaines ; ils ne le font pas toujours, générant une situation inconfortable pour les politiques, notamment lors de crises. Ce fut le cas au début de la pandémie du coronavirus où les incertitudes sur ses modes d’action ont certes été mises en évidence, tandis que les limites des modèles épidémiologiques (elles sont l’enjeu d’un débat dans la presse scientifique), fondés notamment sur des hypothèses de propagation du virus lors des relations sociales, n’ont pas été suffisamment explicitées pour les décideurs et l’opinion publique.
Alors que faire ? Le renforcement de la capacité d’expertise collective des organismes de recherche et des agences est indispensable, elle doit avoir un caractère pluridisciplinaire plus marqué, associant notamment les sciences sociales. La recherche doit jouer davantage un rôle de « vigie » en repérant des options possibles pour les politiques publiques et d’éventuels facteurs de « crise », en relation avec France Stratégie et, au Parlement, avec l’OPECST dont Cédric Villani a rappelé la portée politique des travaux. Expliciter les méthodes de la recherche est aussi un impératif dans l’enseignement à tous les niveaux.
Yves Bréchet
Je commence par une remarque sans lien avec ma réponse. Un parallèle n’est pas un amalgame. Le lyssenkisme étant responsable en grande partie de la grande famine en Ukraine, j’ai quelques difficultés à le considérer comme une simple « sottise ». C’est au minimum une « sottise criminelle ». Ce qui n’amoindrit en aucune façon le crime nazi. Ma remarque « lapidaire » a un sens que je tiens à préciser : dans les deux cas cités, deux idéologies prétendent dicter à la science ce qu’elle doit dire, et on a des décisions politiques meurtrières qui prétendent s’appuyer sur des considérations scientifiques. Et cela a conduit à des désastres.
Pour ce qui concerne la relation entre le scientifique et le politique, je m’appuierai sur mon expérience personnelle. Ayant occupé entre 2012 et 2018 le poste de Haut-Commissaire à l’énergie atomique, censé être un conseil auprès du gouvernement sur les missions du CEA, mais indépendant du CEA, je pense également pouvoir témoigner sur ce sujet.
J’ai déjà écrit un article « Science et politique » pour les 40 ans de la revue Commentaire qui analyse le problème et auquel je vous renvoie volontiers.
Personne n’est parfait dans le travail de conseiller, mais les faits sont têtus et il est plus que temps d’appeler un chat un chat :
a) Le politique, en général, se contrefiche d’avis scientifiques qui n’iraient pas dans le sens de ce qu’il croit, ou de ce qu’il pense nécessaire à sa réélection. Le domaine de l’énergie est particulièrement touché par cette constatation, et il en résulte des désastres.
b) Les conseillers dans les ministères, au moins ceux que j’ai rencontrés pendant six ans, ou bien ne sont pas compétents ou, quand ils le sont, ne transmettront jamais un avis qui puisse déplaire à « leur » ministre, donc nuire à leur carrière. Ils constituent une barrière étanche avec le décideur, alors qu’ils devraient être un passage.
c) Il en résulte, dans les secteurs que j’ai pratiqués, que le politique ne souhaite pas être informé et que son entourage ne souhaite pas qu’il le soit.
Enfin ma conception du serviteur de l’État est qu’il doit être à la fois compétent, honnête et courageux.
Les cas, en six ans d’exercice, où j’ai rencontré ces trois qualités simultanément se comptent sur les doigts de la main.
La situation du pays a atteint un degré de gravité qui n’autorise pas à se voiler la face.
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[1] « Expertise et démocratie, faire avec la défiance », Rapport de France Stratégie, Décembre 2018.
Le cahier imprimé du colloque « La politique de Recherche, enjeu pour l’avenir » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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