Comprendre la crise de l’école républicaine et y remédier : Intervention de Souâd Ayada
Intervention de Souâd Ayada, philosophe, présidente du Conseil supérieur des programmes de l’Éducation nationale, ancienne doyenne de l’Inspection générale de philosophie, lors du séminaire « Enseigner la République » du mercredi 20 janvier 2021
Le thème que vous avez retenu nous invite à réfléchir sur deux réalités, l’école et la République, qui sont incontestablement en crise aujourd’hui. J’aborderai ces deux crises dans des propos dont vous pardonnerez le caractère abstrait ou trop général.
Si l’on ne peut à mon sens déterminer avec certitude quelle crise, celle de la République ou celle de l’école, est à l’origine de l’autre, on est en droit, vous me l’accorderez, d’affirmer que les deux crises sont intimement liées l’une à l’autre et contemporaines l’une de l’autre, la crise de l’une mettant en crise l’autre qui, en retour, intensifie et installe dans la durée les crises et de l’école et de la République.
Je commencerai par décrire la crise de l’école en relevant quelques faits qui en témoignent.
Il n’est pas de bon ton de rappeler l’abaissement continu, depuis au moins une trentaine d’années, du niveau scolaire des élèves que démontrent les nombreuses enquêtes menées au niveau national, européen et international. Ma formation philosophique me porte à envisager avec scepticisme et réticence certaines pratiques de l’évaluation quand elles prétendent délivrer une vérité toute faite ou quand, au lieu d’ouvrir un moment d’analyse et de réflexion, elles servent exclusivement la conduite managériale du changement. Il n’en demeure pas moins que toutes les enquêtes conduites auprès des élèves de l’enseignement primaire et du collège indiquent une dégradation très inquiétante du degré de maîtrise des savoirs et savoir-faire scolaires, en français et en mathématiques notamment, mais aussi en histoire, en géographie et dans d’autres domaines. À chaque publication de ces enquêtes, nous découvrons que les élèves français se classent parmi les derniers ou dans une médiocre moyenne. Et à grand renfort de gloses médiatiques se construit une analyse convenue : ces piètres résultats trouvent leur explication dans le caractère profondément inégalitaire de notre système éducatif, répète-t-on à l’envi. La question du niveau scolaire est ainsi évincée et occultée. Faute de penser dans les termes propres de l’école, et non ceux de la société, ce que révèlent les évaluations, la nation se rend incapable d’affronter un problème majeur de son école.
Le deuxième élément qui témoigne de cette crise de l’école est la destruction progressive de ce qu’on appelle, dans le jargon de l’Éducation nationale, la « valeur certificative des examens » : le brevet depuis longtemps, le baccalauréat depuis quelques années. Je m’attarderai seulement sur le cas du brevet. Le diplôme national du brevet (DNB) a peu à voir, en effet, avec le brevet d’études du premier cycle du second degré (BEPC) tel qu’il fut institué après-guerre, ni même avec le brevet des collèges du début des années 1980. Les changements de dénomination et de conception du brevet ne prêteraient pas à critique s’ils procédaient d’une volonté politique déterminée, s’ils préservaient la valeur du diplôme et des exigences qui lui sont associées dans les nécessaires adaptations des enseignements et des examens aux évolutions que connaît la société. Malheureusement, depuis 2005 surtout, les raisons invoquées pour modifier le brevet semblent répondre à un mouvement irrépressible qui ne s’articule pas à une volonté politique. Ne sachant que faire de ce diplôme dont la suppression ne saurait, pourtant, être envisagée, les gouvernements successifs ont entrepris de le rafistoler ici ou là dans un vaste bricolage qui en modifie profondément les contours. Le résultat est aujourd’hui un examen évalué pour moitié en contrôle continu, composé d’exercices de faible niveau, dont l’obtention ne certifie pas grand-chose et ne décide en aucune façon de l’orientation après le collège. Les vertus du rituel et du symbole peinent à convaincre quand le rituel devient vide de sens et quand le symbole sonne creux.
L’abaissement continu du niveau des élèves s’accompagne de l’abaissement continu, quoi qu’on en dise, du niveau de formation des professeurs que l’élévation prétendue de leur niveau d’études supérieures n’a fait, paradoxalement, qu’accélérer. Telle est la troisième preuve de la crise de l’école sur laquelle je voudrai insister. Il conviendrait, à cet égard, de souligner les effets dévastateurs de l’intégration de la formation des professeurs aux universités avec la création, en 1990, des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM). Ce mouvement qui a vu les sciences de l’éducation s’imposer en maître absolu, qui a installé durablement le préjugé que plus on domine sa discipline moins on est un bon enseignant, qui a voulu que l’élève, et non les savoirs, soit au centre du système éducatif n’a guère été modifié depuis, les Écoles supérieures du professorat et de l’éducation (Éspé) mises en place en 2013 comme composantes des universités, puis les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspé) depuis 2019 s’inscrivant dans la même logique. Celle-ci a été consolidée par la « mastérisation » qui, loin de garantir la maîtrise des connaissances nécessaires pour enseigner, a été particulièrement néfaste à la formation des professeurs du premier degré, ceux qu’on appelle aujourd’hui « professeurs des écoles » et qui ne portent plus ce beau nom d’instituteur.
La crise du professorat fait l’objet, quoi qu’on en dise là aussi, d’une prise de conscience réelle qui se manifeste dans le fait que les Français ne croient plus en leur école et en ses pouvoirs. Combien sont-ils aujourd’hui à croire que l’instruction, la culture, les savoirs non seulement théoriques mais aussi pratiques acquis à l’école permettent réellement la réussite personnelle et professionnelle de leurs enfants ? Combien de Français sont-ils fermement convaincus que la réussite scolaire est effectivement l’agent, le moteur de la promotion sociale ? Ce scepticisme, cynique et ricanant quand il touche nos élites, est conforté, hélas, par l’image du professeur qui s’est imposée depuis plusieurs années, image qui trouve son expression dans la triste réalité matérielle et pécuniaire que vivent les professeurs et dans la valeur que la société comme telle reconnaît à la vocation intellectuelle, si modeste soit-elle. La prolétarisation du corps enseignant est un fait. Quand j’étais inspectrice pédagogique régionale à Lyon, les jeunes professeurs nommés dans les contrées de l’académie proches de la Suisse, à Ferney-Voltaire par exemple, rencontraient de grandes difficultés pour se loger avec leur modeste salaire.
Parler de corps enseignant comme je viens de le faire a-t-il encore un sens ? Une étude récemment publiée [1] montre combien la « culture commune » des enseignants s’est affaissée ces dernières années. Une profession qui est exercée par des individus qui y accèdent de bien des manières (le concours traditionnel n’est plus la voie obligée et de nombreux dispositifs, qui visent notamment à résorber l’emploi précaire, formant aujourd’hui une voie importante d’accès au professorat) et par une part de plus en plus significative de contractuels peut-elle espérer développer une culture commune ?
D’autres signes manifestent la crise de l’École. En voici quelques-uns, sans prétendre à l’exhaustivité :
D’abord l’extension et l’émiettement des missions que la nation confie à l’École et qui font perdre de vue sa finalité. La finalité de l’École – je l’ai éprouvé comme inspectrice pédagogique régionale puis comme inspectrice générale et maintenant à la tête du Conseil supérieur des programmes – ne fait plus l’objet d’une vision commune et partagée. Natacha Polony l’a souligné : pour désigner les fonctions de l’École, on parle volontiers aujourd’hui de « l’épanouissement de l’enfant », de la « co-construction » des savoirs, etc. La domination de ce discours peu structuré et peu charpenté intellectuellement brouille les finalités de l’école et la nie comme institution de l’État.
L’élaboration des programmes scolaires, notamment ceux d’histoire, de français et de philosophie m’a permis de mesurer les pressions que la société fait peser sur l’école. La société est aujourd’hui très inventive en revendications, demandes, pressions pour lutter contre ceci (discriminations, inégalités, etc.), pour promouvoir cela (transition écologique, transition numérique, etc.). De la société émanent des intérêts, plus ou moins conscients et relayant la forme contemporaine qu’a prise la vie intellectuelle, qui sont antagoniques aux intérêts de l’école. Je l’ai écrit quand Natacha Polony m’a donné l’occasion d’intervenir dans Marianne après l’assassinat de Samuel Paty [2] : la société française, par certains de ses aspects, est devenue l’ennemie de l’École. C’est pourquoi une critique scolaire de la société me semble nécessaire. Il faut en effet que la société tout entière entende les besoins propres de l’école pour que certaines de ses aspirations, qui relèvent du déchaînement des passions démocratiques, se modèrent et se voient refuser l’accès à l’École.
La cause profonde de la crise de l’École pourrait s’énoncer ainsi : nous assistons depuis plusieurs décennies à la réduction du champ de l’implicite auquel s’arrime l’École. J’ai le sentiment que plus rien ne va de soi s’agissant de l’École, de ses missions et de sa finalité. L’imaginaire constitutif de l’École comme telle, fruit d’un legs historique et de convictions de bon sens – imaginaire sans lequel elle ne saurait poursuivre au calme ses objectifs – est de plus en plus rabougri et fait l’objet de contestations permanentes. Il reste peu de visions à partager et à protéger. Les politiques éducatives qui se succèdent et font s’empiler des réformes qui peinent à se mettre en œuvre, faute d’être pleinement assurées de leur nécessité, brouillent le sens commun, participent grandement à l’affaiblissement de l’École et au rétrécissement de l’implicite qu’elles devraient pourtant entretenir.
Le symptôme de cet effacement continu de l’implicite de l’École me semble résider dans l’inflation de l’explicite dans le discours pédagogique. Le mot « explicite » envahit le langage de l’institution, la pédagogie explicite étant devenue l’alpha et l’oméga de la pédagogie. Il est omniprésent, depuis quelques années, dans les discours des ministres chargés de l’éducation nationale. Or, peut-on concevoir de l’explicite qui ne s’inscrive pas dans une dialectique vivante avec de l’implicite ? Sans doute parce qu’elle est sous l’emprise idéologique inconsciente du modèle de la révolution, l’école doit, selon certains, mettre en question tout ce qui est implicite et lui substituer systématiquement l’explicite, quitte à ruiner ses fondements et à s’interdire tout horizon.
L’inflation de l’explicite s’accompagne d’un autre symptôme de la crise de l’École : la disparition de la notion de transmission à tous les niveaux, aussi bien dans le discours pédagogique que dans celui des personnalités qui conduisent les politiques scolaires, par crainte sans doute de se voir taxées de conservatisme. En lieu et place de la transmission, qui suppose la reconnaissance de l’implicite et le souci de sa préservation, nous voyons fleurir tous les succédanés de la construction. Le mot « construction » est en effet devenu le maître-mot de l’école.
Pour se donner quelque chance, dans vingt ou trente ans, de sortir de cette crise de l’école – pourvu qu’on le veuille vraiment – il faudrait œuvrer sans relâche à restaurer l’implicite nécessaire à l’école, à le faire partager et à en étendre le domaine. C’est que l’école ne saurait, à mon sens, se soumettre à la politique ordinaire : un certain accord sur les fins est nécessaire pour que l’on continue à se disputer, en bonne politique, sur les moyens.
Envisageons maintenant la crise de la République, non moins évidente aujourd’hui. Je décrirai quelques réalités qui en témoignent :
La crise des institutions politiques, le délitement des institutions régaliennes – de l’École au premier chef – et la régression de ce qu’on appelle le consentement aux institutions constituent des signes majeurs, particulièrement manifestes ces dernières années. Je retiendrai, parmi d’autres éléments qui attestent de cette crise, la faillite d’une certaine conception de l’assimilation substantiellement unie, à mon sens, à l’idée de République [3].
J’emploie volontairement le mot « assimilation », bien que je n’ignore pas sa signification sous la IIIe République quand il s’agissait d’absorber les colonies dans la nation et bien que je ne me reconnaisse pas dans les manipulations politiciennes que certains font subir à la notion. Et c’est volontairement que je ne parle pas d’intégration, encore moins d’inclusion comme le font ceux qui veulent mettre la République à la dernière mode. Mes scrupules linguistiques tiennent au fait que je n’adhère pas à la distinction couramment faite depuis les années 1980 entre l’assimilation et l’intégration.
Qu’est-ce en effet que l’assimilation républicaine ? C’est l’appartenance sans reste à la communauté nationale telle qu’elle se manifeste dans le plein exercice de la citoyenneté. L’assimilation suppose la reconnaissance d’un universel qui excède le plan des intérêts particuliers tout en s’imposant à eux comme quelque chose de plus désirable et qui mérite d’être activement recherché. Elle transforme les individus en citoyens, c’est-à-dire en sujets politiques dont on fait abstraction de l’origine ethnique et de la religion. En toute rigueur, une intégration réussie est une assimilation. S’évertuer, comme on le fait parfois, à distinguer ces deux notions relève à mon sens de la démarche sophistique. C’est aussi le plus sûr moyen, en mettant en question une de ses notions fondamentales, de fragiliser encore davantage la République.
La question de l’assimilation républicaine pose en vérité celle du sens que nous souhaitons donner à la notion de communauté. Celle-ci se dit-elle au singulier pour désigner la seule communauté que reconnaît la République, la communauté politique ? Ou faut-il, en prenant pour modèle les sociétés anglo-saxonnes, en parler au pluriel et reconnaître l’existence des communautés auxquelles les individus s’identifient facilement du fait de leur origine ou de leur religion ? La puissance des appartenances et des identifications – qu’on appelle cela archipellisation, communautarisme, séparatisme, etc., a peu d’importance – est réelle et elle conduit à dissoudre tout principe d’unité. Nous avons là des forces immanentes à la société française qui mettent à mal la République.
La crise de la République se manifeste de bien d’autres manières. Je retiendrai un signe souvent négligé : l’image dégradée des fonctionnaires. Il fut un temps pas si lointain où l’on admirait ceux qui s’occupaient d’administrer et de faire ainsi fonctionner les institutions républicaines. La nature et la mission des administrations sont aujourd’hui peu intelligibles au commun des Français. Quant au fonctionnaire, on ne sait plus quelle est exactement sa mission. Celle-ci ne séduit guère et seule la « rente » fort modeste qu’elle octroie peut attirer la jeunesse. L’évolution des représentations en prise avec la dégradation de l’idéal républicain a transformé peu à peu le fonctionnaire en « rentier » de la République.
La crise de la République fait elle aussi et quoi qu’on en dise l’objet d’une prise de conscience réelle chez les Français. Nos gouvernants n’en prennent la mesure qu’à l’occasion de mouvements violents dont ils s’empressent d’annuler la signification en les qualifiant de « populistes ». Pourtant, un effort pour en saisir les raisons constituerait la condition pour espérer « sortir de la crise ».
Je distingue, sans prétendre là encore à l’exhaustivité, trois raisons principales qui peuvent expliquer la crise de la République :
Il me semble, tout d’abord que le libre épanouissement de ce que Tocqueville appelait les passions démocratiques a joué contre la République en affaiblissant ses principes. À cet égard, la confusion souvent faite entre « démocratie » et « République », outre le fait qu’elle bafoue une distinction conceptuelle importante, n’est pas bonne pour la conduite de notre pays. C’est en effet une erreur de jugement de nos politiques, qui a des effets dans leurs actions, de ne pas entretenir une tension féconde entre ce qui revient aux aspirations de la démocratie et ce qui guide la République.
Il faudrait, ensuite, envisager de près la force de séduction des idées libérales et ses effets. En visant à limiter l’autorité de l’État et à réduire le champ de ses prérogatives, la pensée libérale a fragilisé l’édifice intellectuel qui soutient l’idée de République. Sur ce point, il n’est pas inutile de rappeler que la République n’est pas autre chose que l’État. Or, on oblitère trop souvent ce fait aujourd’hui, au nom de visions abstraites et anhistoriques. La République est en effet la manière dont la France se fait État à partir d’un certain moment de son histoire. En garantissant l’ordre public et en donnant une forme articulée à la « chose publique », la IIIe République a fait que la République devienne l’autre nom de l’État [4]. Parce qu’ils ne veulent pas de l’État dans toutes ses dimensions, les libéraux ne veulent pas de la République dans toutes ses dimensions.
Je crois, enfin, que toutes les politiques qui manifestent dans leurs discours et dans leurs actions le souci constant d’inscrire la France dans des entités supranationales (l’Europe, le monde), laissant ainsi croire que l’accomplissement de la nation française comme telle n’est pas leur seul objectif, ont participé à l’ébranlement de la République. En présentant comme un bien indiscutable ces appartenances supranationales qui dissolvent l’appartenance nationale, on a nourri la crise du projet républicain. Là aussi, il faut rappeler que la nation n’est que l’autre nom de la République.
J’accorde une grande importance aux manifestations discursives de cette crise de la République. On parle de la République aujourd’hui de manière très incantatoire et sous l’emprise de l’imaginaire. Non qu’il ne faille un imaginaire, il en faut assurément un et cela est très important. Mais quand un imaginaire n’est plus arrimé à un réel qui le soutient et qui lui donne une dimension effective, il devient vide de contenu et il sonne creux. On en parle aussi de manière abstraite et anhistorique, dans des mots et selon des perspectives qui annulent le récit de sa genèse et la part de combat qu’il a fallu mener pour la conquérir et pour l’établir. Il y a, en somme, une manière commune de convoquer la République qui la situe hors du tragique de l’histoire, hors du tragique de la politique, hors des jeux de puissance, des enjeux d’autorité et des rapports de force. Cet irénisme, en tant que tel, ne serait pas critiquable s’il n’était par ailleurs trompeur en ce qu’il fait abstraction des tensions et des conflits, et conduit à considérer comme un acquis ce qui est toujours pris dans la dialectique vivante de son existence.
Natacha Polony évoquait la manière dont on pourrait enseigner la laïcité de manière plus vivante. Il me semble qu’il ne serait pas inutile, notamment auprès des élèves qui se disent musulmans, de faire un peu d’histoire et de rappeler les renoncements auxquels l’Église catholique et le judaïsme, et avec eux les catholiques et les juifs français, ont dû consentir. Plus généralement, un enseignement plus ancré, plus historique, partant de la matière même que nous offrent les textes et plus soucieux de souligner les tensions que de proposer des généralités abstraites, me semblerait plus efficace.
Le mot « République » trouve une place privilégiée dans ce qu’on pourrait appeler les discours d’évitement : on parle de République pour ne pas parler de la France, de la nation, de la patrie et parfois même de l’État. J’ai constaté que ce dernier mot ne plaisait plus et qu’il était volontiers contourné.
De même que la cause profonde de la crise de l’école me semble résider dans un retrait de l’implicite qui l’anime, de même la cause profonde de la crise de la République, au-delà des causes que je viens d’égrener rapidement, se trouve, à mon sens, dans la réduction du champ de l’implicite sur lequel repose la communauté politique française et grâce auquel elle peut réaliser l’unification des citoyens autour d’un bien commun. Ce qui relève ici de l’implicite renvoie à des mœurs, des usages, des références, des représentations, etc., que l’on partage ou que l’on finit par partager sans qu’il faille en passer par des décisions politiques, par des lois ou des règles. Est implicite, en effet, ce qui nous est « commun », ce que nous partageons comme autant d’idées et de sentiments ordinaires qui suscitent une adhésion ou une réserve spontanée et qui n’ont pas besoin de se rendre explicites pour être compris. Il s’agit, en somme, d’un terreau vivant et dynamique dans lequel tous les citoyens se reconnaissent ou qu’ils aspirent à reconnaître.
Il me semble qu’une notion, intimement liée à la République au point d’en être un principe, condense singulièrement tous ces éléments qui relèvent de l’implicite républicain. Il s’agit de la laïcité. Or, la laïcité est aujourd’hui brouillée dans sa définition et dans son application. Nous voyons tous les jours qu’on lui oppose d’autres modèles de coexistence des croyances religieuses que l’on juge plus démocratiques. Ce faisant, c’est le foyer de l’implicite en République qu’on fragilise.
Cela m’a frappée en relisant attentivement, ces derniers jours, les programmes de l’enseignement moral et civique, ceux de 2015, ceux de 2018 de l’école primaire et du collège que le Conseil supérieur des programmes a clarifiés et ajustés, et ceux de 2019 que le Conseil a élaborés pour le lycée. Vous constaterez combien, même quand on est à la manœuvre, on a du mal à s’opposer à une ligne de fond de la société française qui trouve à s’exprimer dans les vues de ses élites intellectuelles. Dans ces programmes, la laïcité est souvent définie exclusivement comme une protection de la liberté de conscience et comme un moyen d’assurer la coexistence non seulement des croyances mais aussi de toutes les différences. Il semble qu’il s’agisse de la seule définition consensuelle sur laquelle les membres des groupes de travail chargés d’élaborer les programmes arrivent à s’entendre. Et la République se voit en parallèle présentée comme le lieu où s’accordent les appartenances et les identités. Il est peu question de la République comme de la nation, de l’État ou du corps politique. Dans les programmes de 2015 notamment, on semble surtout préoccupé de faire de la République cet espace du « vivre ensemble » qui peut supporter le relativisme, pourvu que l’on s’en tienne à l’objectif d’accommoder les différences les unes avec les autres. On est assez loin de l’esprit qui anime le modèle républicain de la communauté.
Tous les professeurs partagent-ils aujourd’hui cet implicite qui se noue dans la laïcité ? Je n’en suis pas certaine. La conviction laïque n’est plus ce qui anime des enseignants qui ont cessé d’être les hussards noirs de la République. Il n’est pas rare, en effet, que certains doutent des vertus du modèle républicain, rabattent tout bonnement la République sur la démocratie et évacuent la fâcheuse question de la laïcité qui les met en difficulté, pas seulement dans leur classe mais aussi dans leur tête.
L’école n’est donc pas pour rien dans l’affaiblissement de l’implicite constitutif de la République. Peut-elle espérer, en restaurant cet enseignement civique qui, depuis la fin du XIXe siècle, est au cœur de la réconciliation de l’école et de la République, sortir de la crise qu’elle traverse et, ainsi, sortir la République de sa crise ?
Les fondateurs de l’instruction civique considéraient qu’il y avait une voie indirecte pour conduire cet enseignement nécessaire, celle qu’offrent les humanités classiques, la littérature, la philosophie, les langues anciennes, etc. Ainsi, un enseignement implicite qui fait miroiter des principes et des valeurs, mais où la sensibilité tient une part essentielle, devait servir à la constitution et au renforcement de ce qui est l’implicite de la République. Pour sortir l’école et la République des crises dans lesquelles elles s’enlisent, il est urgent de remettre réellement les humanités classiques au cœur des enseignements.
Depuis 2015, le législateur a voulu que l’instruction ou l’éducation civique devienne à proprement parler un enseignement inscrit dans l’emploi du temps des élèves, du CP aux classes terminales du lycée, et articulé à un programme. L’enseignement moral et civique (EMC), tel qu’il est aujourd’hui dispensé, est en vérité peu civique et très moral, en un sens dévoyé de la morale. Il poursuit de nombreuses finalités qui se ramènent souvent à des luttes (contre les discriminations, l’homophobie, la transphobie, etc.) et des promotions (du développement durable, de l’égalité fille-garçons, etc.). Il mériterait, à mon sens, d’être sérieusement ramené à l’essentiel.
Je disais, dans la première partie de mon propos, que la société était devenue l’ennemie de l’école. Je dirai maintenant que l’école est elle aussi devenue, d’une certaine façon, l’ennemie de la République. De même que j’en appelais à une critique scolaire de la société, de même j’en appelle à une critique républicaine de l’école.
Jean-Pierre Chevènement
Merci, Mme Ayada.
Je crois que vous avez résumé la chose en disant que l’on demande à l’école tout et n’importe quoi. La finalité même de l’institution est perdue de vue par la surenchère des exigences qui s’adressent à l’école.
C’est dû en réalité à un grand défaut de politique. Le « politique d’abord » a disparu. On ne voit plus très bien ce qu’est la mission des institutions, en particulier la mission de l’école. Je ne pense pas que nous pourrons redresser cette situation sans un ressourcement au sens même de la mission de l’école et des institutions, qui vont de pair. C’est cela la République : la recherche et le dévouement à l’intérêt général. C’est un autre chapitre qui s’ouvre. Il dépasse l’objet de notre colloque.
—–
[1] Voir les analyses de Jérôme Fourquet dans la note de l’IFOP pour l’Institut Jean Jaurès, deuxième volet de « L’observatoire des enseignants », publiée au début du mois de février 2021.
[2] Souâd Ayada, « Il faut défendre l’école contre tous ses ennemis », Marianne, propos recueillis par Natacha Polony, 20 octobre 2020. (NDLR)
[3] Pierre Vermeren, On a cassé la République 150 ans d’histoire de la nation, Paris, Tallandier, 2020, pp.237-241.
[4] Marcel Gauchet, Comprendre le malheur français, Paris, Stock, 2016.
Le cahier imprimé du colloque « Enseigner la République » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.