Sortir de nos dérèglements institutionnels en réparant notre Imaginaire par la restauration de notre souveraineté nationale

Intervention de Stéphane Rozès, président de la société de conseils Cap (Conseils, analyses et perspectives), ancien directeur général de l’institut de sondage CSA, lors du colloque « Quelles institutions pour demain ? » du mercredi 22 septembre 2021

Merci beaucoup Marie-Françoise Bechtel, Jean-Pierre Chevènement et à la Fondation Res Publica de me permettre de partager avec vous quelques convictions et propositions sur le thème des institutions pour demain. Cet enjeu est au cœur des réflexions sur notre crise démocratique, la dépression morale et politique, les déclassements économiques et les troubles sociaux dans lesquels le pays se débat depuis trois décennies. Nous attendons comme d’habitude de la future présidentielle qu’elle soit en mesure de nous sortir de l’ornière en apportant les bonnes réponses aux épreuves que nous traversons mais nous devons effectivement être auparavant au clair sur la nature des dysfonctionnements actuels.

Dans les propos de Jean-Pierre Chevènement et de Marie-Françoise Bechtel beaucoup de choses convergent avec ce que je pense.

Ma conviction essentielle que je voudrais partager avec vous est que le malheur français ne vient pas de la crise institutionnelle ni même de la crise du système politique.

Ces crises sont des effets et non des causes. Selon moi le malheur français vient de ce que dorénavant l’État, dans sa façon d’être et sa façon de faire, les politiques qu’il mène, est contraire à ce qu’est culturellement notre nation.

Comme partout ailleurs, l’État devrait être l’émanation de ce qu’est la nation, de son imaginaire et de ses intérêts qui s’ajustent ensuite au sein de ses institutions.

Au fond, notre dépression très singulière, qui fait que nous sommes les plus déprimés au monde, alors que notre système économique et social, quoique dégradé, est encore enviable et envié, a d’abord des raisons culturelles et politiques, avant que d’être économiques et sociales.

La cause de notre malheur ne résulte pas de nos institutions, fort pérennes, ou du système politique, mais du contournement de la souveraineté populaire et nationale par un État enclavé dans des procédures bruxelloises contraires à ce que nous sommes.

C’est ce processus qui entraine en retour notre crise démocratique. Les dysfonctionnements de nos institutions ne sont pas la cause de notre malheur mais leurs effets.

La France n’est que la pointe la plus avancée, la plus meurtrie, d’un dérèglement européen qui vient de ce que les institutions et gouvernances européennes sont contraires au génie européen.

Cela explique l’effacement économique et géostratégique de l’Europe de l’Histoire.

Je voudrais, rapidement, développer cette analyse.

De Kaboul à Canberra, nous rentrons dans une période historique caractérisée par la loi du plus fort, vient de dire Jean-Pierre Chevènement. Je poursuivrais en disant que forts sont les pays dont les institutions sont efficaces, indexées sur la singularité de leurs peuples.

« Chaque nation a une âme », déclarait à juste titre François Hollande dans son discours du Bourget, ajoutant : « La France n’est pas un problème. La France est la solution ! ». Lucidement, Emmanuel Macron, une fois élu, a déclaré devant le Congrès : « Le premier mandat que m’a d’abord confié le peuple français est le mandat de la souveraineté de la Nation. C’est de pouvoir disposer de soi-même, malgré les contraintes et les dérèglements du monde [1]».

Deux présidents de la République, l’un en campagne, l’autre arrivé à l’Élysée, pointent ce qui est le cœur de notre longue dépression mais qui fait que d’autres pays au contraire se déploient dans la cohérence de ce qu’ils sont, fût-ce de façon archaïque : la Chine, les États-Unis, l’Australie, la Grande-Bretagne, l’Inde, la Russie, la Turquie …

La puissance va aux pays où s’observe une cohérence entre leur façon d’être et de faire, entre leurs cultures, institutions et politiques. Entre la façon dont ils nouent leurs rapports au réel, leurs imaginaires, d’une part les institutions religieuses ou politiques, d’autre part et enfin, les politiques menées, les rapports sociaux enclavés dans leurs environnements immédiats.

La crise pandémique nous le rappelle avec le choix fait par toutes les sociétés de privilégier la maîtrise du destin commun face à la mort contingente plutôt que la prospérité économique. Une communauté humaine se regroupe autour de ses institutions, quitte à rogner les libertés individuelles.

Étymologiquement, institution vient d’instituer, établir. La mise en place d’institutions est donc un processus immanent des peuples, des nations ou empires visant à les tenir ensemble pour s’approprier et affronter ensemble le réel et ses dangers.
Nous vivons effectivement un moment historique où nous revenons aux rapports de forces parce que le cours des choses néolibéral a déstabilisé les imaginaires des peuples en déconnectant une globalisation économique, financière et numérique de la mondialisation mosaïque de peuples culturellement divers.

Les peuples réagissent à la dépossession de la maîtrise de leurs destins en faisant remonter le caractère archaïque de leurs imaginaires. C’était le sens de la première déclaration d’Emmanuel Macron dans sa première conférence devant les ambassadeurs.
Cela signifie que le repli des peuples se fait culturellement et politiquement alors même que les peuples sont de plus en plus – comme jamais dans l’histoire de l’humanité – interdépendants sanitairement, économiquement, financièrement, numériquement. Ce repli des peuples sur eux-mêmes est efficace s’il y a une cohérence entre la Nation et l’État dont les institutions et système politique sont le lien.

C’est en France que les écarts, contradictions et dysfonctionnements entre ce qu’est la nation et l’attitude de l’État sont les plus évidents.
L’imaginaire français cartésien fait que spontanément nous sommes les seuls, parmi les pays démocratiques, à penser que les institutions viendraient d’un « haut » qui s’imposerait au « bas ». Que le réel résiderait dans la Raison dont l’État et ses institutions seraient la plus ou moins bonne expression, quintessence, alors que les institutions émergent, procèdent et s’installent selon leur conformité à ce que sont les peuples.

Force est de constater la longévité des institutions de la Ve République. Elle vient de la conformité de leurs esprit et lettre à ce qui agit notre peuple pour faire face aux variations du réel. Les dysfonctionnements actuels observés de ces mêmes institutions et du système politique proviennent d’un détournement de leurs usages par contournement de la souveraineté populaire et nationale.

Au fondement des mécanismes institutionnels, il y a leurs destinations et énergie : celle de la souveraineté populaire qui dans le moment actuel s’exprime au travers de la souveraineté nationale.

Selon moi, la crise des institutions n’est pas une crise de la représentativité mais de la représentation, une crise de la souveraineté.

La longévité des institutions de la Ve République vient de ce qu’elles sont adaptées à l’imaginaire français dont la singularité est de devoir pousser loin notre dispute politique pour qu’elle puisse ensuite s’enclaver dans un commun au travers de l’incarnation présidentielle.

Cette exception française ignorée ou déconcertante vient du fait que, cul de basse fosse de l’Europe, pour des raisons historiques et géographiques, la France n’a pas d’origine, mais des origines : celtes, latines et germaines …

Pour assembler nos différences d’origines, la diversité de nos territoires, statuts et classes sociales nous avons dû les dénaturaliser au travers de représentations projectives et universalistes et de disputes politiques communes.

Les gens de gauche ont tendance, dans la dispute commune qui est la nôtre, à mettre en avant les éléments de dispute sans voir le commun qui fonde au départ une société.

La droite est encline à rechercher d’emblée le commun, quitte à trouver, à tort, une origine, notamment chrétienne, à notre peuple.
Derrière ces différences d’approche politiques de notre dispute, il y a la permanence de notre Imaginaire qui se traduit institutionnellement. À propos des institutions de la Ve République nous parlons de « monarchie républicaine ». « La République une et indivisible, notre royaume de France » avait repéré lucidement Péguy.

De facto, l’Imaginaire français est un travail sempiternel pour construire une théâtralité de la dispute politique commune qu’il faut stabiliser politiquement au travers de l’État et du souverain autour desquels s’est constituée la France au fil des siècles avec la monarchie absolue et qui a précédé la nation avec la construction républicaine.

L’élection du président de la République au suffrage universel direct, selon un mode de scrutin à deux tours, est un rite républicain qui tient ensemble les Français. Une présidentielle n’a pas tant vocation à élire un président de la République qu’à réactiver notre imaginaire dont les candidats sont les acteurs.

Le premier tour déploie la dispute et le second construit le commun. La dispute s’enclave dans le commun.

Tout se dérègle dans le fonctionnement des institutions et le système politique quand, arrivés au sommet de l’État, en général au bout d’un an, les présidents oublient qu’ils ne sont que des acteurs – « Le souverain est l’interprète du peuple », écrivait Hobbes – et se prennent pour des auteurs.

Ils pensent que sans dommages, bénéficiant du surplomb de l’État sur la nation, du fait de notre Histoire, ils peuvent se détourner du contrat construit avec elle en passant du statut d’« interprète du spectacle du peuple » pour reprendre la formule de Hobbes à propos de ce qu’est le « souverain » à celui d’auteur du cours des choses accompagnant l’État.

Le dommage vient de ce que la logique de l’État français en devenant néolibéral s’est transformé ces trente dernières années en l’inverse de l’imaginaire français.

Comment expliquer cette inversion ? Pour tenir ensemble les Français dans leur diversité initiale, pour dépasser ses forces centrifuges que l’on peut appeler « archipel » ou autrement, il faut les projeter dans l’espace et le temps, dans un projet ou une incarnation politique. Malraux disait : « Les français ont toujours besoin d’embrasser le monde, les croisades avant les guerres napoléoniennes. » On pourrait rajouter la colonisation puis l’Europe comme « la France en grand ».

Dans ma grille d’analyse « imaginariste », fondée sur les représentations culturelles des peuples, cette « embrassade du monde », qui tient ensemble notre dispute politique commune, est pérenne au travers des siècles mais ses modalités changent.

Ainsi, si l’incarnation du Président l’emporte aujourd’hui sur le contenu de ce qu’il nous dit, si le conflit Gauche/Droite, structuré par la question sociale, cède la place devant la symbolique politique, si à ce point le Parlement semble assujetti à l’exécutif et à l’Élysée, c’est parce que, en raison du passage du capitalisme managérial au capitalisme financier, le pays ne peut plus se projeter mécaniquement dans un avenir commun désirable.

La dispute reflue alors, le conflit Gauche-Droite qui la fondait socialement s’estompe et des avatars du Bonaparte à l’heure néolibérale, ou du néo-bonapartisme, comme Emmanuel Macron et autrefois Nicolas Sarkozy, apparaissent.

Je veux dire par là que les institutions de la Ve République, dans leur esprit et dans leur lettre, permettent cette théâtralité de notre dispute politique commune et une adaptabilité selon les périodes historiques de projection ou non dans l’espace et le temps qui donne plus de pouvoir au Parlement comme lieu d’arbitrage des disputes sociales ou au contraire à la verticalité du Président et à l’État quand l’avenir se dérobe.

Mais les choses se rompent quand l’État se retourne contre l’Imaginaire national. Ce dernier doit projeter politiquement les Français dans des visions. Or au contraire le sommet de l’État français est devenu depuis trois décennies enclavé dans des gouvernances néolibérales bruxelloises adaptées à l’imaginaire allemand ordolibéral visant à faire intérioriser par la nation des disciplines économiques budgétaires et comptables annuelles.

Ces deux énergies contraires, celle de la nation et celles de l’État, font notre dépression morale et politique qui engendre les ruptures silencieuses au sein de notre modèle et les déclassements économiques et reculs sociaux. Notre génie s’éteint peu à peu.

La raison pour laquelle nous sommes le seul pays au monde où il y ait un tel écart entre nos classes dirigeantes, nos gouvernants, et ce qu’est la nation est historique : la France s’est constituée autour de l’État. L’État a précédé la nation, de sorte que nos gouvernants, nos élites et classes dirigeantes pensent que ce sont eux qui portent la France.

Hormis lors des grandes jacqueries, comme le mouvement des Gilets jaunes, la France est quand même très patiente ! En effet, symboliquement, c’est le président de la République qui tient ensemble les choses.

De sorte que le pouvoir politique est passé du politique à la technostructure à Bercy et à Bruxelles. Mais le Président dans sa posture devient l’agent de communication symbolique d’un cours des choses néolibéral qui fait que d’ailleurs quand le rite présidentiel arrive on continue à aller voter alors qu’on pense pis que pendre des candidats.

Il faut bien rendre compte de ces contradictions entre le politique qui continue à nous animer depuis des siècles et la politique et de la raison pour laquelle le sommet de l’État et nos classes dirigeantes, à ce point, par inculture, cupidité, hédonisme ou esthétisme immédiats, ne voient pas et ne défendent pas ce que nous sommes culturellement ni nos intérêts.

Cela vient d’un fait historique : la mécanique ailleurs naturelle de la cohérence entre l’État et la nation, les gouvernants et les gouvernés, permet chez nous à l’État d’avoir une grande autonomie et de se retourner facilement contre la nation.

Cela s’exprime au sommet de l’État, on l’a vu avec l’expérience Macron, entre des lignes néo-bonapartistes et des lignes orléanistes, entre d’un côté l’Élysée et de l’autre Matignon et Bercy. Cela s’est illustré par exemple, à propos de la réforme des retraites, par les choix entre réformes systémiques, paramétriques …

De sorte que je me distingue de l’idée énoncée selon laquelle les Allemands, ayant seulement une hégémonie économique sur la gouvernance et orientations européennes, n’exerceraient pas d’hégémonie politique.

L’Allemagne a une hégémonie politique en ce que, dans ma grille de lecture imaginariste, il n’y a pas d’un côté les questions culturelles, les questions institutionnelles, les questions politiques, et de l’autre les questions économiques, les rapports sociaux et le rapport aux technologies.

Les Allemands ont une hégémonie économique totale sur ce qui se passe en Europe pour contourner la question nationale et politique obérée par la mémoire du nazisme. Ou, dit autrement en un mot, l’ordolibéralisme allemand au plan économique est la poursuite de disciplines qui passent en 1945 de militaires à économiques pour tenir ensemble le peuple allemand mais qui, hégémonique en Europe, étouffe son génie fait de la diversité de ses peuples.

Ruse de l’Histoire, l’Allemagne se transforme en tuteur économique de l’Europe et déstructure tous les imaginaires nationaux européens par l’illusion qu’en menant des politiques uniques on va rapprocher les peuples alors qu’il se passe exactement l’inverse : les peuples se replient sur eux et l’Europe disparaît du spectre de l’Histoire.

À Bucarest, le président Macron, s’adressant à Mme Merkel, avait dit pourtant justement : « Les Français sont des Gaulois, ils n’aiment pas les réformes qui leur sont imposées de l’extérieur… ». C’était avant son discours d’Aix-la-Chapelle [2] et le Nein d’Angela Merkel au fait de relancer l’Europe privant le Président français de la seconde étape de sa remise « en marche » du pays et de l’Europe qu’il appelait de ses vœux.

Alors que notre nation, pour assembler les Français, a besoin de voir loin et politiquement, le sommet de l’État lui demande d’intérioriser tous les ans des disciplines économiques qui s’appliquent à tous les secteurs.

D’où évidemment l’impossible efficacité de nos institutions, compétitivité de l’économie, notre endettement, la confusion dans le rapport entre nos institutions locales, nationales …

Du fait de notre Imaginaire, nous sommes les premières victimes de ce qu’est devenue la gouvernance bruxelloise, relayée par Bercy, adaptée à l’imaginaire de Berlin.

En cohérence avec mon analyse, je suis hostile à l’idée d’une VIe République ou d’affaiblissement du pouvoir présidentiel. Je suis pour son meilleur contrôle. Je suis favorable au renforcement du politique face aux marchés et gouvernances néolibérales.

L’élection du Président au suffrage universel direct tient ensemble les Français. Dans le moment néolibéral qui isole et segmente les individus, plus ils sont « des patates dans un sac de patates » dont le Président « tient l’anse » pour reprendre la formule de Marx à propos du lien unissant les « paysans parcellaires » et l’empereur Napoléon et plus ils sont attachés à tenir et être tenus pour être reliés entre eux par l’élection présidentielle dont la force symbolique, au-delà de son pouvoir effectif, est existentiel pour la nation quand tout semble se déliter.

Mais assez rapidement le Président s’autonomise de la nation qui l’a élu, ainsi que sa majorité parlementaire, au service d’un État néolibéral et d’une technostructure à l’inverse de la nation dont il est l’incarnation.

La question des institutions demain est éminemment politique. Elle dépend de la bonne articulation entre la remise de l’État au service de la Nation avec la légitimité présidentielle et la reprise en main par les peuples européens de la maîtrise de leurs destins au travers d’une Renaissance européenne intérieure.

La légitimité du Président élu par tous les Français lui permet de faire levier avec la légitimité nécessaire pour peser en Europe avec d’autres face à Berlin.

Il faut seulement que le Président ait une pleine conscience des raisons du malheur français et de l’extinction de l’Europe et la volonté de rétablir la souveraineté de la nation et la souveraineté populaire.

Alors la verticalité et l’autorité présidentielle devenue autoritarisme étouffant nos énergies, voire liberticide quand elle n’a pas comme débouché la souveraineté populaire, pourrait se transformer en autorité.

Alors le Président transformé en relais de communication de la technostructure – Bercy, Bruxelles et Berlin – pourrait gouverner politiquement et un bon usage des institutions serait lors de l’exercice du pouvoir remis en place.

Je rejoins Jean-Pierre Chevènement sur le septennat, il faut donner une ligne d’horizon plus vaste au Président. Et la déconnexion entre l’élection présidentielle et les législatives serait une sorte de piqûre de rappel pour le titulaire de l’Élysée de son contrat le liant au pays et de ses modalités.

J’adhère également avec la proposition reprise, je crois, par Arnaud Montebourg sur le droit de veto de notre Parlement sur les décisions européennes.

Comme l’ont dit Marie-Françoise Bechtel et Jean-Pierre Chevènement, il y a un lien intime entre notre crise institutionnelle nationale et l’environnement européen.

Cela agirait non seulement comme une protection nationale mais comme la nécessité de traiter politiquement au sein du Conseil de l’Europe les immenses défis dont les enjeux sanitaires et environnementaux que nous avons face à nous.

L’Europe doit définir des objectifs communs précis, établir des frontières, se protéger et être conquérante au travers de politiques européennes ambitieuses et de ses institutions mais elle doit laisser chaque peuple et ses institutions définir les bons équilibres entre le bon, le juste et l’efficace selon les singularités culturelles de son modèle pour y parvenir.

Il ne peut pas y avoir de renaissance française si on ne remet pas l’Europe sur ses pieds. Et ses pieds sont les nations et les singularités et génie de chaque peuple.

Il faut remodeler les institutions européennes pour les remettre au service du génie européen et non de l’ordolibéralisme allemand.
Si, au moment de la Renaissance, la Chine – dont la puissance économique était comparable à celle de l’Europe – déclinait tandis que l’Europe se déployait, c’est que, depuis mare nostrum, l’Europe, la France, la pensée occidentale elle-même, étaient des façons de se représenter le réel, y compris avec dans ses excès cartésiens (« l’homme comme maître et possesseur de la nature ») dynamiques.
Ces modalités de pensée viennent de ce que dans un espace géographique limité cohabitent des myriades de peuples qui, pour éviter de guerroyer sans cesse, se copient, s’épient, se concurrencent, créent, découvrent et innovent.

On passe du polythéisme au monothéisme. On commence à penser séparément la foi et les pratiques sociales, le spirituel et le temporel, l’économie et la société, la valeur d’usage et la valeur d’échange, la différence entre le progrès et l’innovation.
Ce génie européen a été sapé par une pensée économiciste selon laquelle c’est l’économie qui ferait les Sociétés. Les institutions de l’Union européenne en ont été l’expression …

Évidemment, l’Europe décline alors et se retire du cours des choses planétaire après en avoir été des siècles durant le moteur au cœur de l’Occident.

Il faut faire comprendre à nos amis allemands l’empêchement qui est le leur du fait de leur histoire récente et les aider une seconde fois, comme après la Seconde Guerre mondiale, à admettre que l’on peut cheminer ensemble mais en reposant ensemble les questions politiques, économiques et géostratégiques pour chaque peuple alors que leur hégémonisme économique gagé sur les institutions européennes amène au repli des peuples et à la montée des nationalismes par le bas.

Les nations doivent pour l’éviter retrouver leurs prérogatives. Jean-Pierre Chevènement et ses compagnons le disent depuis longtemps.
Pour cela il faut porter à l’Élysée un Président qui ait une vision, du courage et surtout confiance dans l’intelligence du peuple français et dans son génie.

Qu’il sache que ce sont les peuples qui font l’Histoire, que les puissances viennent de la cohérence entre gouvernants et gouvernés et qu’il faut rompre avec le surplomb qu’on a vu lors de l’épisode des Gilets jaunes, ce mépris social à l’égard de l’intelligence du peuple français.

Celui qui sera en mesure de nous sortir de notre dépression en remettant l’État au service de la nation verra les institutions retrouver leur aplomb, leurs fondements, leurs soubassements.

Et, une fois élu, il ne se rendra pas le soir-même à Berlin, comme ses prédécesseurs, portant ses lettres des créances et implorant qu’on lui accorde quelques marges de manœuvre en échange d’efforts économiques.

Celui qui pourra nous sortir de la dépression française comprendra le génie français. Ce génie français est politique et c’est parce qu’il est politique que nous sommes en capacité de sortir l’Europe de son marasme, de penser géostratégiquement, de reprendre le fil de Jean-Pierre Chevènement sur l’articulation entre l’effacement et le fait d’exister entre les États-Unis et la Chine.

Il faut pour cela avoir chevillée au corps la conviction que les institutions sont immanentes, que ce sont les peuples qui font l’histoire et qu’il faut remettre l’État et les institutions au service de la nation.

La présidentielle et la présidence française de l’Union européenne sont l’occasion d’ouvrir ce chantier. Mais cela nécessite d’abord de passer un peu de temps, comme ce soir, à approfondir la réflexion afin d’être d’accord sur les diagnostics.

Les solutions techniques et institutionnelles existent mais découlent des bons diagnostics. Je pense que l’on gagne du temps à en passer sur les raisons de ce qui dysfonctionne institutionnellement et politiquement en France et en Europe.

Merci de votre attention.

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment, cher Stéphane Rozès. Nous vous avons écouté avec délices.

Vous avez souligné l’adéquation des institutions à la culture d’un peuple, culture qui, notamment dans un pays comme le nôtre, doit rendre tout son poids à la souveraineté nationale. Pour cela, avez-vous dit, il faut soumettre l’État à la nation, remettre la nation non seulement dans le jeu du débat public mais, plus profondément, dans le jeu de la manière dont fonctionnent les institutions. Vous avez aussi, me semble-t-il, ramené une certaine forme de dénaturation des institutions de la Ve République à une déperdition de la souveraineté nationale, notamment dans sa forme externe (ce que j’avais essayé d’exprimer à ma manière).

Tout cela mis ensemble, vous nous invitez à nous redonner les moyens de nous doter d’un État qui se remet au service de la nation, ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, de tenir en Europe le discours politique qui est celui de notre génie national mais qui ne peut pas tomber complètement à plat en se heurtant au génie national d’autres peuples.

Vous avez eu des paroles très fortes sur le modèle culturel du peuple allemand qui m’ont rappelé ce qu’en disaient Herder et Hegel lui-même à propos de l’esprit du peuple. On ne peut pas faire des institutions contre l’esprit d’un peuple. Cet esprit du peuple allemand n’est pas notre sujet du jour même si, d’une certaine manière, nous gagnerions à l’analyser dans le temps et à regarder ce à quoi il est confronté aujourd’hui. Vous avez aussi proposé une analyse sur ce point qui n’est pas sans retentir sur ce que nous essayons de faire ici, ce à quoi nous essayons de réfléchir.

Merci beaucoup.

Je me tourne vers le professeur Bertrand Mathieu, éminent constitutionnaliste, professeur de droit à l’université de Paris I Panthéon Sorbonne, ancien président de l’Association française de droit constitutionnel, aujourd’hui conseiller d’État.

Comment voyez-vous l’évolution des institutions de la Ve République ? Diagnostiquez-vous – ou non – une crise profonde de ces institutions ? En situez-vous l’origine au niveau du Parlement ? au niveau du suffrage universel lui-même ? au niveau du fonctionnement de la Présidence et du Gouvernement ? … Je ne fais ici qu’évoquer des lignes possibles pour vous demander tout simplement comment vous voyez si ce n’est une réforme institutionnelle, du moins les maux qui rongent nos institutions et les réformes raisonnables – ce qui ne les empêche pas d’avoir une portée véritable – qui permettraient de sortir de cette crise qui ronge le pays au moment où il n’en a vraiment pas besoin.

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[1] Discours du président de la République devant le Parlement réuni en congrès, 3 juillet 2017.
[2] Déclaration d’Emmanuel Macron, président de la République, sur le traité de coopération et d’intégration franco-allemand, à Aix-la-Chapelle le 22 janvier 2019.

Le cahier imprimé du colloque « Quelles institutions pour demain ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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