« France, Allemagne, Commission européenne : un ménage à trois »
Intervention de Édouard Husson, historien, professeur des universités, auteur de Paris-Berlin : la survie de l’Europe (Gallimard, 2019), lors du colloque « France-Allemagne : convergences et divergences des intérêts fondamentaux de long terme » du mardi 15 février 2022.
Vous me rappelez les professeurs d’histoire qui me demandaient de « contextualiser » et me remettaient en mémoire ce que j’avais écrit dans la copie précédente pour juger de mes éventuels progrès. J’ai toujours été un bon élève un peu moqueur et je vais donc promettre de m’améliorer.
Plus sérieusement, je prévoyais alors une coalition Chrétiens-démocrates/Verts/Libéraux, plutôt que Sociaux-démocrates/Verts/Libéraux, affirmant surtout qu’une coalition tripartite allait changer la donne. C’est en effet la première fois que trois partis cohabitent dans le même gouvernement allemand, alors que c’était déjà arrivé au niveau des Länder. Cela a déjà des conséquences.
L’Allemagne est-elle en mesure de profiter de cette situation ? Il va en effet y avoir un ralentissement du rythme de décision puisque le gouvernement allemand va être en marchandage permanent entre les Verts et les Libéraux sous l’arbitrage du chancelier social-démocrate.
Dans le temps qui m’est imparti j’essaierai de prendre la mesure des changements éventuels dans la relation entre la France et l’Allemagne du fait de l’arrivée de cette nouvelle coalition au pouvoir.
La Commission européenne est en outre devenue un acteur de la relation franco-allemande. C’est une dimension nouvelle, parce que l’Allemagne, plus que la France à mon avis, l’intègre dans sa stratégie européenne et en fait un instrument d’influence.
Comme je l’ai dit il y a un an et développé dans mon livre (Paris-Berlin : la survie de l’Europe, éd. Gallimard, 2019) la relation entre la France et l’Allemagne et entre Emmanuel Macron et la chancelière Merkel est mitigée.
Le Traité d’Aix-la-Chapelle apporte-t-il vraiment des instruments nouveaux ? Il y en a un, c’est l’outil parlementaire, l’assemblée franco-allemande. Mais les parlementaires français ne savent pas s’en servir, ils y sont peu assidus alors même que c’est un lieu où ils pourraient prendre de l’influence, surtout dans une situation de triple coalition. Je rappelle aussi que Mme Merkel a fait lanterner Emmanuel Macron pendant la plus grande partie de la période qui lui restait au pouvoir sur la question d’un budget de la zone euro. Finalement, il a fallu le Covid pour que l’on passe à une forme de budget, non pas de la zone euro, mais de l’ensemble de l’Union européenne et avec une forte emprise de la Commission sur le processus.
Cela pose la question de l’emprise croissante des Allemands sur les institutions bruxelloises. On peut se demander dans quelle mesure Emmanuel Macron s’est rendu compte, en ne soutenant pas Michel Barnier et en poussant Mme Von der Leyen, de l’impact que cela allait avoir. En effet, tous ceux qui connaissent un peu les institutions bruxelloises observent que Mme Von der Leyen s’est attachée à placer les siens et les représentants des intérêts allemands.
Dernier exemple, qui m’a toujours mis mal à l’aise, entre 2017 et 2019-2020 : la question du Brexit. Avec sa ligne extrêmement dure, Emmanuel Macron a finalement arrangé les affaires d’Angela Merkel qui avait besoin d’une aile punitive, permettant à l’industrie allemande de défendre une version plus douce du Brexit. Je ne suis pas sûr que les intérêts français en soient sortis renforcés. En tout cas, l’état des relations franco-britanniques aujourd’hui révèle que nous y avons sans aucun doute perdu.
Dans le gouvernement Scholz, l’opposition entre les deux pôles opposés, les Libéraux et les Verts, est modérée par le chancelier social-démocrate. Comme je le disais à l’instant, trois partis au gouvernement constituent une première nouveauté. Autre nouveauté : le style de M. Scholz est extrêmement différent de celui de Mme Merkel, non pas qu’il tienne moins à son autorité – il en est très jaloux – mais il n’imitera pas Mme Merkel qui encourageait ses partenaires de coalition à travailler sur un sujet avant de s’arroger le résultat de ce travail dans les médias, essorant les partis politiques les uns après les autres. Il va être un vrai chef d’équipe, la difficulté étant que sur beaucoup de sujets les positions des Verts et des Libéraux sont difficilement compatibles.
Paris devrait absolument tenir compte d’un dernier élément très important. La CDU-CSU, très malmenée par les années Merkel – dont toute la politique au centre-gauche revenait à éloigner la CDU de ses bases historiques au centre droit – va se revigorer comme parti d’opposition. L’Allemagne fuyant les extrêmes, la différence entre le centre-gauche et le centre-droit structure largement la démocratie. On peut d’ailleurs se réjouir de ce retour d’une vraie opposition. C’est un des éléments positifs de la nouvelle situation. Pendant la coalition du dernier gouvernement Merkel, il n’y avait pas de véritable opposition. Bien sûr, le gouvernement essaiera de déstabiliser la CDU en lui reprochant de se rapprocher de l’AfD sur un certain nombre de sujets. Mais le poids de la CDU rend ce type d’argument assez inefficace.
Peut-on dire que rien ne change dans les relations franco-allemandes ?
Emmanuel Macron veut donner un sentiment de continuité. Après tout il connaît O. Scholz qui était ministre des Finances de Mme Merkel et ils entretiennent certainement des relations relativement confiantes, même si diplomatiquement, Olaf Scholz parle aussi peu qu’Emmanuel Macron est disert, ce qui pourrait à terme créer des malentendus dans les relations.
Je pense qu’il y a deux grosses pierres d’achoppement.
La première est le nucléaire au sens où Olaf Scholz a dû peser pour que les Verts ne fassent pas de la présence du nucléaire dans la taxonomie énergétique de la Commission un sujet de principe. Mais ne nous faisons pas d’illusions, si des raisons de politique intérieure l’exigent, lui-même ira contre les intérêts français sur ce sujet.
Le deuxième obstacle est le défi lancé ouvertement par Christian Lindner, le ministre des Finances, président du Parti libéral, conformément au programme de coalition : pas question de laisser courir les déficits pendant trop longtemps, il va falloir revenir au Pacte de stabilité et de croissance et le plan de relance européen ne doit pas être compris comme un instrument de laxisme budgétaire. Sur ce point, une première escarmouche a eu lieu un peu avant Noël quand Christian Lindner, à peine le gouvernement était-il constitué, est sorti du bois pour dire que les choses allaient changer.
Il est frappant de voir à quel point la France occupe peu de place dans le programme de la Grande Coalition dont des extraits ont été traduits dans les médias français. Le passage consacré aux partenariats compte moins de lignes sur la France que sur la Pologne ou sur les pays des Balkans susceptibles de rentrer dans l’Union européenne. Les formules utilisées pour parler de la France sont d’une grande banalité et ne témoignent pas d’une vive chaleur dans les relations franco-allemandes. C’est plutôt le style Merkel qui continue. Et il n’y a pas de raison pour que cela change. Il faut donc en tenir compte.
Mme Baerbock, candidate malheureuse à la Chancellerie pour le Parti Vert, et désormais ministre en charge des Affaires étrangères, est d’autant moins intéressée par le partenariat franco-allemand qu’elle nous considère comme des affreux parce que la France est une puissance nucléaire militaire qui tient au nucléaire civil.
M. Lindner pourrait être notre allié, d’autant que les députés FDP au Parlement européen appartiennent au même groupe que ceux de La République En Marche. Mais il faut dire que Christian Lindner n’a pas été bien traité par Emmanuel Macron au moment des élections européennes de 2019. Il a été demandeur d’un bout à l’autre pour constituer le groupe, E. Macron voulant décider de tout à LREM tout en regardant ce sujet de très loin. Par manque de clairvoyance, il n’a pas misé sur C. Lindner alors que, comme je l’avais écrit en 2019, celui-ci était vraiment l’étoile montante de la politique allemande.
Certains éléments sont déplaisants pour nous dans le programme de coalition.
Le premier est le budget.
Le deuxième – Marie-Françoise Bechtel y faisait allusion – est la fédéralisation de l’Europe, ouvertement réclamée : il est dit que la conférence pour l’avenir de l’Europe doit déboucher, « si possible », sur un nouveau traité. En fait, même si on dit préférer un traité intergouvernemental, on n’est pas loin de l’idée d’une nouvelle constitution européenne « si c’était possible ». Il faut regarder cela en face d’autant que tout le programme de coalition, rempli de principes « progressistes », insistant sur les droits de l’homme, sur les « valeurs » de l’Europe etc., pousse très fortement à cette fédéralisation de l’Europe. De ce point de vue, la coalition actuelle ne sort pas de ce que j’avais appelé dans mon livre de 2019 « la substitution de l’ordo-progressisme à l’ordo-libéralisme dans la politique allemande ». Ce que j’appelle « ordo-progressisme » est le fait de garder les principes de l’économie sociale de marché, la rigueur budgétaire en particulier, tout en substituant aux valeurs relativement conservatrices qui étaient celles de l’Allemagne fédérale jusqu’aux années Schröder un programme qui d’ailleurs ressemble beaucoup au macronisme et à ce que représente Biden. Cela a des conséquences en pesant en faveur du renforcement des institutions fédérales et du rôle, par exemple, de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Tout cela va peser fortement sur les relations franco-allemandes.
Que reste-t-il dans ce programme de la vision traditionnelle des relations franco-allemandes ?
La crise actuelle avec la Russie autour de l’Ukraine, a été précédée en 2003 par la crise de l’Irak. En 2003 les Américains étaient irrités par la convergence du gouvernement français, du gouvernement allemand et, à l’époque, du gouvernement russe, affirmant de concert que la souveraineté des États ne pouvait pas être contournée. Ce faisant, ils demandaient une forme d’autonomie stratégique de l’Union européenne. Aujourd’hui on voit bien qu’Emmanuel Macron et Olaf Scholz, chacun dans son style, essayent de garder quelque chose de cet héritage. En face, l’attitude américaine, en particulier l’hystérie des derniers dix jours, anticipant, appelant le déclenchement de la guerre par les Russes, a pour but d’empêcher quelque convergence que ce soit, quelque rapprochement que ce soit, quelque compromis que ce soit entre la Russie et l’Union européenne.
Il y a bien sûr NordStream 2 mais il y a aussi ce qui reste de l’indépendance stratégique française. Surtout, les Américains redoutent une entente qui serait assez naturelle… On l’avait déjà vu par contraste en 2013 lorsqu’ils avaient forcé le renversement du gouvernement ukrainien pour éviter la mise en place d’une Ukraine qui travaillerait à la fois avec l’Union européenne et avec la Russie, ce dont ils ne voulaient pas.
Selon des informations reçues hier Mme Von der Leyen aurait négocié seule avec le State Department et avec le Conseil de sécurité nationale à Washington le contenu d’éventuelles sanctions contre la Russie. Sans doute le gouvernement français et le gouvernement allemand sont-ils au courant du contenu mais quand d’autres États membres ont demandé à voir ce qui avait été concerté on leur a répondu que cela ne serait dévoilé que lorsque la date d’un éventuel sommet européen consacré à cette question des sanctions aurait été arrêtée ! Nous voyons là concrètement se dérouler une logique de renforcement des pouvoirs de la Commission européenne, une logique de fédéralisation de l’Europe. Si on allait jusqu’au bout de cette logique c’est la direction générale du commerce à la Commission européenne qui aurait en charge la mise en œuvre de ces sanctions. Mais avant cela, le vote qui serait exprimé au Conseil européen ne serait pas un vote à l’unanimité mais un vote à la majorité qualifiée, ce qui change tout ! Cela signifie que, d’un côté, la France et l’Allemagne sont désireuses d’affirmer leur capacité à convaincre M. Poutine d’une désescalade, en tout cas à la recherche d’une forme d’entente et, de l’autre, la Commission européenne sert directement les intérêts américains contre les intérêts européens, servant en particulier le projet américain d’empêcher toute autonomie stratégique européenne. Nous sommes là au cœur de la contradiction. Emmanuel Macron entretient d’ailleurs lui-même cette contradiction, puisqu’il est fédéraliste européen autant qu’il lit la « souveraineté européenne » en termes français.
C’est la double ambiguïté de cette coalition :
La France et l’Allemagne peuvent-elles continuer « comme avant » dans une situation où la France est en position d’infériorité du fait de son déficit public, du fait de son commerce extérieur lui aussi déficitaire ? Quel est son poids pour rester dans une optique de dialogue entre États au sein d’une Union européenne où le Conseil européen jouerait le rôle majeur dans la décision ? Ajoutons que Monsieur Macron, s’il était réélu, continuerait à miser sur la Commission Européenne tout en prétendant infléchir le travail de celle-ci dans le sens de certains intérêts français.
Lorsqu’on parle des relations franco-allemandes aujourd’hui on voit bien que la Commission européenne joue un rôle de plus en plus important, que les Allemands y pèsent plus que les Français, même si Emmanuel Macron semble accompagner ce mouvement de fédéralisation de l’Europe au nom de la souveraineté européenne.
Non seulement nous sommes dans un ménage à trois (France/Allemagne/Commission européenne) mais il devient de plus en plus compliqué pour la France et l’Allemagne, quand elles prennent ensemble une décision, de l’imposer à l’ensemble des États membres de l’Union européenne. C’est difficile structurellement en raison du nombre d’États membres de l’Union européenne. C’est difficile structurellement à partir du moment où, sur des sujets fondamentaux, la Commission considère qu’elle a plus de poids que ne lui en donnent les traités.
On pourrait multiplier le nombre d’exemples.
La situation récente semble montrer une amorce de succès de Paris sur la question du nucléaire et de la place du nucléaire dans la taxonomie énergétique de la Commission… Je dis bien « une amorce de succès » parce que nous n’avons pas tout obtenu. Mais la méthode est là, nous nous sommes créé des alliés et nous avons montré à l’Allemagne que nous n’étions pas vulnérables aux décisions de politique intérieure que prendrait éventuellement M. Scholz. C’est un exemple mais il faudrait aller beaucoup plus loin.
À l’inverse les efforts diplomatiques qui peuvent être mis en place par M. Macron et M. Scholz sont sapés par le comportement d’Ursula Von der Leyen qui, telle Pénélope, défait la nuit ce que Emmanuel Macron et Olaf Scholz font le jour, puisqu’elle négocie avec les Américains directement les termes de sanctions envers la Russie quand Scholz et Macron ont encore (un peu) les réflexes de 2003.
Le contraste entre ces deux exemples dit tout de l’incertitude dans laquelle nous entrons.
Marie-Françoise Bechtel
Merci infiniment Édouard Husson d’avoir soulevé des contradictions et présenté une image forte et nouvelle qui est cette triangulation entre la France, l’Allemagne et la Commission, ce partenaire sur lequel l’Allemagne agit peut-être plus que nous ne le faisons, en dépit du contre-exemple que vous avez donné pour finir. Une Commission qui n’est peut-être pas en capacité d’imposer ses choix diplomatiques et encore moins ses négociations avec le Conseil de sécurité américain parce qu’il me semble que les États gardent quand même la main sur la diplomatie en Europe. Une Commission qui a quand même pris une stature considérable du fait de la crise, puisque, bien que l’Europe n’ait pas la compétence sanitaire, le très fort volontarisme de la Commission dans ce domaine lui a acquis une sorte de pouvoir par-delà les compétences…
Édouard Husson
… et l’appui de Mme Merkel qui a beaucoup poussé à cela.
Marie-Françoise Bechtel
Il sera difficile de revenir sur cette extension…
Je passe maintenant la parole à Jean-Michel Quatrepoint qui va tout nous dire de la stratégie allemande dans des domaines cruciaux, notamment pour nous : énergétique, avec le nucléaire, la taxonomie, la question des aides de l’État. Il nous parlera aussi des enjeux industriels et, si le temps est suffisant, des tensions relatives au spatial et au numérique.
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