« Sur la déconstruction. Comment une manière sophistiquée de lire les textes philosophiques est devenue une machine de guerre contre la civilisation occidentale »

Intervention à distance de Pierre-André Taguieff, historien des idées, directeur de recherche honoraire au CNRS, auteur, récemment, de L’imposture décoloniale : Science imaginaire et pseudo-antiracisme (Éditions de l’Observatoire, 2020) et de Les nietzschéens et leurs ennemis (Cerf, 2021), lors du colloque « La République face à la déconstruction » du mardi 8 mars 2022.

Qu’y a-t-il de commun entre la déconstruction heideggérienne de la métaphysique, la déconstruction derridienne du « logocentrisme » occidental, la déconstruction féministe ou antiraciste des préjugés et des stéréotypes de race ou de genre, la déconstruction des valeurs, des normes et des institutions par les adeptes des sciences sociales critiques, la déconstruction du « roman national » et de l’universalisme républicain par les partisans du décolonialisme, la déconstruction du « privilège blanc » par les néo-antiracistes racialistes, la déconstruction de la « domination masculine », du « corps hétérosexuel » ou de l’« hétéronormativité » et la déconstruction permanente des discriminations, mais aussi celle de son conjoint, telle qu’elle est pratiquée et recommandée par l’incontournable écoféministe Sandrine Rousseau ? Mais pourquoi parler de déconstruction là où il serait plus simple de parler d’analyse critique des textes, de démontage des idées reçues ou des stéréotypes, de mise en question des systèmes de valeurs, de rejet de telle ou telle tradition, de critique radicale d’un ordre sociopolitique ?

Ce qui est sûr, et surprenant, c’est que la notion de déconstruction, après avoir été introduite techniquement par Martin Heidegger en 1927, puis reprise, redéfinie et généralisée avec fracas par Jacques Derrida en 1967, est sortie du domaine de la pensée philosophique pour devenir, au cours du dernier tiers du XXe siècle, une arme politique utilisée par la plupart des milieux intellectuels gauchistes, avant de finir par se réduire à un mot magique suremployé par les propagandistes, les journalistes et les communicants, voire par les publicitaires qui prétendent à leur tour « déconstruire les stéréotypes » en tout genre. Il s’agit de savoir comment le déconstructionnisme est sorti des textes ésotériques de quelques heideggériens français pour devenir une vulgate internationalement diffusée, il s’agit aussi de savoir par quels chemins la déconstruction s’est installée dans les esprits pour jouer le rôle d’une évidence commune, illustrant ainsi la force du biais de conformité.

« Déconstructionnisme » et « postmodernisme » : clarifier le vocabulaire

Commençons par examiner brièvement le vocabulaire descriptif et classificatoire en usage dans les milieux académiques occidentaux depuis les années 1970, en soulignant combien les interactions franco-américaines ont été déterminantes, ainsi qu’en témoigne la vogue de l’expression « French Theory », d’invention étatsunienne, pour désigner approximativement la pensée postmoderne. Celle-ci est souvent réduite au recours généralisé à la déconstruction qu’on attribue à un ensemble de penseurs français. C’est à Jacques Derrida qu’on impute principalement, et à juste titre, ce tournant théorique qui a fait naître divers courants de pensée appelés déconstructionnisme (ou déconstructivisme), poststructuralisme ou postmodernisme. L’expression « poststructuralist theory » a été forgée aux États-Unis pour désigner un groupe de philosophes ou d’essayistes français (Michel Foucault, Jacques Derrida, Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze, Jean Baudrillard, Félix Guattari, Julia Kristeva, etc.) censés partager un certain nombre de thèmes et de thèses. La dénomination « French poststructuralism » avait la même référence. L’expression « French Theory » dont la référence est plus large, puisqu’elle englobe structuralistes (Claude Lévi-Strauss, Roland Barthes, Tzvetan Todorov, Jacques Lacan, Louis Althusser, etc.) et poststructuralistes, s’est par la suite imposée. Le champ de la pensée postmoderne comprend donc principalement l’école franco-américaine de la « déconstruction », dont Jacques Derrida fut l’initiateur en 1966-1967, les productions d’universitaires de diverses disciplines s’inspirant de l’« archéologie du savoir » telle que Michel Foucault l’a définie et illustrée dans ses écrits publiés au même moment, portant sur les rapports entre savoir et pouvoir, les écrits de Jean-François Lyotard sur la « fin des grands récits » (de libération, d’émancipation, etc.) et ceux de Gilles Deleuze s’inspirant notamment de Nietzsche.

Ces courants de pensée fortement représentés dans certains secteurs des universités ont eux-mêmes préparé le terrain conceptuel au postcolonialisme – incarné par le pionnier dans ce domaine que fut Edward W. Said (Orientalism. 1978) – puis au décolonialisme, mouvements intellectuels aux visées politiques plus clairement définies et assumées, dont l’horizon est, à travers une critique radicale de l’eurocentrisme supposé « dominateur et destructeur », une mise en accusation de la civilisation occidentale ou « blanche » dans tous ses aspects – les sciences de la nature et les mathématiques comprises –, en ce qu’elle serait l’héritière de l’esclavagisme, du colonialisme, du racisme et du nationalisme, « ismes » supposés porteurs d’un « racisme systémique » qui persisterait dans les sociétés démocratiques occidentales derrière un discours antiraciste trompeur, de facture universaliste. L’expression « civilisation occidentale » constitue donc un amalgame polémique permettant de démoniser un ensemble hétéroclite formé par la culture judéo-chrétienne, le capitalisme, le colonialisme, l’impérialisme, le sexisme et le racisme attribués aux peuples européens, mais comprenant aussi la science, la philosophie, la littérature et les arts de ces peuples, sans oublier les institutions propres aux démocraties libérales/pluralistes, réduites à des dispositifs assurant la permanence des discriminations de race et de genre.

L’invention de la déconstruction

L’idée de déconstruction telle qu’elle fonctionne encore aujourd’hui dans certains milieux universitaires, comme vision idéologique, instrument de critique sociale et programme de travail sur les textes, s’est formée à partir des lectures françaises de Nietzsche et surtout de Heidegger au cours des années soixante et soixante-dix. Dans le § 6 de Sein und Zeit, paru en 1927, Heidegger emploie le mot « Destruktion » pour définir ce qu’il appelle « la tâche d’une désobstruction [Destruktion] de l’histoire de l’ontologie ». Il précisera plus tard, dans une conférence prononcée en août 1955, « Qu’est-ce que la philosophie ? » : « Destruction ne signifie pas anéantissement, mais démantèlement, déblaiement et mise à l’écart des énoncés purement historisants sur l’histoire de la philosophie » Cette destruction est donc une déconstruction, comprise comme une désobstruction ou une désoccultation. Résumons en simplifiant : si la tradition est l’oubli des origines, alors il faut déconstruire la tradition pour accéder à l’expérience originaire. Pour Heidegger, il s’agit de désobstruer l’accès à la pensée de l’Être. Pour conjurer « l’oubli de l’Être », il faut opérer un retour aux présocratiques.

Le mot « Dé-construction » (avec une majuscule et un tiret) a été forgé par Gérard Granel au milieu des années 1960 pour traduire le terme polysémique employé par Heidegger : Abbau, dans son essai Contribution à la question de l’être (Zur Seinsfrage, 1956), texte rédigé en 1955 en hommage à Ernst Jünger. Le mot Abbau avait été auparavant employé par Heidegger, notamment dans son cours de 1927, Les Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, pour désigner la « déconstruction critique des concepts reçus qui sont d’abord nécessairement en usage, afin de remonter aux sources où ils ont été puisés ». Cette idée directrice était également présente chez Edmund Husserl qui, dans le § 60 des Méditations cartésiennes (1929), critiquait la « métaphysique dénaturée au cours de l’histoire », et se proposait, par la phénoménologie, de retrouver ou de restaurer « le sens de ce qui fut à l’origine fondé comme une philosophie première », ainsi que le rappelle Derrida dans La Voix et le phénomène (1967).

C’est à la suite d’une rencontre avec Heidegger sur des questions de traduction de ses textes que Granel, comme il l’expliquera plus tard, a proposé le mot

« Dé-construction » pour « éviter “destruction” qui, même avec un tiret, renverrait à Zerstörung plutôt qu’à Abbau ». Avant d’être publiée, la traduction par Granel du texte de Heidegger avait circulé dans les milieux heideggériens, et sa traduction d’Abbau par le mot « Dé-construction » avait retenu l’attention. Il a été aussitôt repris par Derrida, qui en a fait par la suite un drapeau. Au début de De la grammatologie – ouvrage publié en décembre 1967 – où il s’engage dans la déconstruction de l’« onto-théologie métaphysique » censée être propre à l’Occident, Derrida définit son geste comme « la destruction, non pas la démolition, mais la dé-sédimentation, la dé-construction de toutes les significations qui ont leur source dans celle du logos. En particulier la signification de “vérité”». Ce qui est visé, c’est ce qu’il appelle le « logocentrisme », cette « métaphysique de l’écriture phonétique » et, plus profondément, cette « ontologie qui, dans son cours le plus intérieur, a déterminé le sens de l’être comme présence et le sens du langage comme continuité pleine de la parole ». L’objectif déclaré de l’ouvrage est de travailler à « l’ébranlement » de cette ontologie ou de cette « métaphysique de la présence » et de « rendre énigmatique ce que l’on croit entendre sous les noms de proximité, d’immédiateté, de présence ». Et de préciser, invoquant en outre Nietzsche et Freud : « Cette déconstruction de la présence passe par celle de la conscience, donc par la notion irréductible de trace (Spur), telle qu’elle apparaît dans le discours nietzschéen comme dans le discours freudien ».

Au début des années 1970, dans un contexte où le féminisme universitaire devient un phénomène de mode, Derrida s’applique à déconstruire le primat que Jacques Lacan accorde au phallus, ce « signifiant privilégié » dit encore « transcendantal », et, condensant les mots « logocentrisme et « phallocentrisme », forge le terme de « phallogocentrisme ». Il postule que le logos et le phallus constituent deux manifestations « d’un seul et même système », le « système phallogocentrique » qu’il conçoit comme inséparable de la tradition métaphysique occidentale, qu’il s’agit bien sûr de déconstruire, comme il le rappelle en 1972 au début de Marges de la philosophie. Il s’en explique notamment dans une longue étude intitulée « Le facteur de la vérité » (1975), où il précise : « Le phallogocentrisme n’est ni un accident ni une faute spéculative imputable à tel ou tel théoricien. C’est une énorme et vieille racine dont il faut aussi rendre compte. » Il réduit ainsi à une seule cible les multiples figures de l’ennemi spéculatif. Nombre de théoriciennes féministes, en France comme aux États-Unis, croient alors trouver dans les écrits de Derrida des armes intellectuelles. Derrida est désormais présenté comme le philosophe ou le penseur de la déconstruction. En juin 1973, dans Le Monde, son amie Lucette Finas publie un article intitulé « Jacques Derrida : le déconstructeur ». Mais la mode de la déconstruction s’internationalise véritablement après la traduction anglaise en 1976 de son livre le plus célèbre, De la grammatologie, par sa disciple indienne Gayatri Spivak, spécialiste de littérature comparée et militante féministe marxisante qui deviendra l’une des pionnières des Postcolonial Studies dans les années 1980.

On connaît la formule célèbre de Jules Lequier : « Faire, non pas devenir, mais faire, et en faisant se faire. » Dans L’Être et le néant (1943), Sartre s’inspirait de Lequier pour définir son éthique de la liberté : « Faire et en faisant se faire, et n’être rien que ce qu’on fait. » Reprenant à cet égard l’auto-réflexion de certains théoriciens structuralistes (dont Lévi-Strauss), le projet déconstructionniste peut être défini comme un renversement de la vision sartrienne, ce qu’on peut ainsi formuler : défaire, et en défaisant se défaire. La « mort de l’homme » et la « mort du sujet » suivent la « fin des grands récits ».

Envers, avatars et effets de la déconstruction

Il faut pointer le grand malentendu sur la déconstruction : par son ambiguïté constitutive, l’entreprise derridienne, mi-philosophique mi-littéraire, située entre l’orthodoxie heideggérienne et l’avant-gardisme académique étatsunien, pouvait être mise à toutes les sauces, ce qui faisait croire à tous ceux qui s’en inspiraient qu’ils parvenaient ainsi aux sommets de l’inventivité intellectuelle, et, plus particulièrement, aux critiques littéraires qu’ils étaient devenus philosophes et aux heideggériens les plus compassés qu’ils dansaient avec la langue. Tous disciples néanmoins de Derrida, s’il est vrai que la formule synthétique des prétentions derridiennes est de marier la « profondeur » heideggérienne à la « légèreté » nietzschéenne. Mais aussi, d’une certaine manière, de jouer Nietzsche contre Heidegger. Un Nietzsche passé à la moulinette de la déconstruction. Derrida peut être caractérisé comme un heideggérien incrédule, qui emprunte au Maître le mot de « déconstruction » tout en dénonçant le mythe de l’origine pure et l’utopie du retour à l’origine qui, chez Heidegger, lui donnaient son sens philosophique.

La déconstruction semble toujours échapper aux définitions qu’on en donne. Et ce, chez Derrida comme ses disciples ou ses imitateurs. Dans Force de loi (1994), où ce qu’il appelle « l’exercice de la déconstruction » porte sur la justice, Derrida évoque les « recherches de style déconstructif » ou un « questionnement déconstructif », ou encore un « questionnement philosophico-déconstructif ». Il lance par exemple : « La déconstruction est la justice. » Comprenne qui pourra, ou plutôt, qui croira. Lectures, recherches, pratiques, discours, questionnements : la déconstruction est tout cela en même temps. Commentant un texte de Walter Benjamin où il est question de grève générale et de révolution, Derrida pose la question : « La déconstruction, est-ce cela ? Est-ce une grève générale, une stratégie de rupture ? Oui et non. » L’énigme reste entière. Il ne recule pas devant la coquetterie provocatrice lorsqu’il écrit en 1985, dans sa Lettre à un ami japonais : « Ce que la déconstruction n’est pas ? mais tout ! Qu’est-ce que la déconstruction ? mais rien ! » Disons plus simplement qu’elle est indéfinissable. Et ce, vraisemblablement, parce qu’elle est un concept vide ou une idée confuse.

Ces interrogations, réserves, extensions, autocorrections indéfinies et tours de passe-passe n’ont nullement empêché la sloganisation de ce mot à la fois obscur, sonore et scintillant, outil privilégié d’un nouveau pédantisme à la portée de tous. La déconstruction est ainsi devenue une clé universelle en même temps qu’un tribunal devant lequel sont convoqués tous les grands penseurs de l’histoire européenne, mais aussi toutes les composantes de la civilisation occidentale, des arts et des sciences à l’économie et à la politique. Descendue dans la rue et dans le verbiage militant, la déconstruction a fini par fonctionner comme un simple opérateur de délégitimation et de mise à l’écart.

Dans le paysage déconstructionniste contemporain, on observe un certain nombre de tendances et d’orientations politico-intellectuelles, associées à des groupes formés autour de maîtres à penser et à parler, grands et petits. Simplifions grossièrement le tableau en distinguant, d’une part, la déconstruction du discours philosophique et politique occidental, qui suppose des analyses critiques plus ou moins sophistiquées conduites par des universitaires restant ou non dans leurs domaines de compétence respectifs (philosophie, sociologie, anthropologie, histoire, science politique, études littéraires, etc.), et, d’autre part, les politiques de la déconstruction menées par des intellectuels engagés, qui, puisant leurs thèmes et leurs arguments dans diverses disciplines, prétendent accomplir une critique radicale des sociétés occidentales dans tous leurs aspects, en vue d’une transformation globale prenant la relève des utopies révolutionnaires modernes. Alors que, pour Heidegger, la déconstruction constituait le geste nécessaire pour restaurer la pensée originaire, les déconstructeurs révolutionnaires veulent faire du passé table rase pour construire une société parfaite et forger une humanité nouvelle. On assiste là à l’inversion d’une pensée réactionnaire – celle de Heidegger, qu’on a pu aussi caractériser comme « révolutionnaire-conservatrice » –, qui appelle à déconstruire pour faire renaître, en une pensée prométhéenne hyper-constructiviste, qui incite à tout détruire pour tout reconstruire.

Il est clair que seule la civilisation occidentale fait l’objet des activités déconstructrices politisées, qu’elles s’attaquent à des formes discursives jugées trompeuses ou à des ordres sociopolitiques jugés injustes ou inégalitaires. Incarnation supposée de la volonté de puissance et de domination, matrice désignée de l’exploitation capitaliste et de l’impérialisme colonial, le monde occidental est traité par les déconstructeurs comme l’ennemi absolu. La déconstruction est l’arme intellectuelle censée permettre de dévoiler l’insoutenable face cachée de l’Occident, à savoir son racisme et son sexisme, considérés comme ses héritages culturels à dénoncer, en attendant de les abolir. La conclusion logique du déconstructionnisme est qu’il faut en finir avec la civilisation occidentale.

La mode déconstructionniste a eu notamment pour effet de stériliser la pensée philosophique en France, en la réduisant à l’imitation pieuse des écrits de Jacques Derrida et de ses disciples immédiats, comme Jean-Luc Nancy et Philippe Lacoue-Labarthe. Cette mode intellectuelle et langagière présente quatre traits distinctifs : sa longue durée, sa force d’intimidation, sa vitesse de propagation internationale et sa traduction en une vulgate dont les variantes se rencontrent dans des domaines extrêmement divers, de l’art contemporain à la pédagogie, de l’antiracisme et du néo-féminisme au discours publicitaire et à la propagande politique. Le mot d’ordre des déconstructeurs est simple : tout peut et doit être déconstruit. Mais il est trompeur, car seule la culture occidentale fait l’objet d’une déconstruction systématique. Il n’est pas question, par exemple, de déconstruire le « ressenti » victimaire attribué aux catégories sociales dites minoritaires, dominées ou racisées. C’est l’appartenance à une « minorité » qui définit la victime. Quoi qu’il puisse faire, un individu issu d’un ancien peuple colonisé est perçu comme une victime d’une société faite par les « Blancs » et pour les « Blancs ». Criminalisé et diabolisé dans toutes ses composantes, le monde occidental est voué à être démoli, mis en pièces, pour être remplacé par un monde meilleur qui n’est guère défini que par la négation de tout ce qu’est l’Occident aux yeux de ses ennemis.

L’intimidation heideggéro-derridienne a eu pour résultat d’imposer un lexique et une rhétorique qui, en bloquant la pensée libre ou créatrice, n’a fourni que des signes d’appartenance à une secte intellectuelle internationale et, partant, des signes de reconnaissance entre membres de ladite secte, politiquement situés à l’extrême gauche, qu’ils se disent marxistes ou non. La pensée critique et démystificatrice, issue des Lumières, s’est transformée en pratique déconstructrice, dont le premier geste est de s’attaquer au « logocentrisme » et au « phallogocentrisme », les exigences de rationalité et d’universalité étant réduites à l’expression d’une volonté de domination sans pareille, elle-même rapportée à l’abominable « système hétéro-patriarcal » dont nous sommes censés voir les méfaits tous les jours.

L’extension sans fin du champ des objets à déconstruire constitue l’un des traits de la pratique déconstructionniste. Dans Force de loi, Derrida ajoute la question animale et part en guerre contre le « carno-phallogocentrisme », venant donner une caution philosophique à l’antispécisme (extension de l’antiracisme) et à l’animalisme, conclusion logique de l’antihumanisme théorique hérité de Heidegger. Il s’agit selon lui de « déconstruire les partitions qui instituent le sujet humain (de préférence et paradigmatiquement le mâle adulte, plutôt que la femme, l’enfant ou l’animal) en mesure du juste et de l’injuste ». La décentration et la déconstruction doivent se poursuivre dans l’espace tout entier du monde vivant. C’est ainsi que, pour reprendre le titre du livre démystificateur de Jean-François Braunstein portant notamment sur les Gender Studies et les Animal Studies, la philosophie est « devenue folle ».

Les déconstructeurs militants en sont venus à s’attaquer au « leucocentrisme » (du grec « leukós, « blanc »), en dénonçant le « privilège blanc » et en appelant à « déconstruire l’innocence blanche ». La leucophobie s’est installée dans le discours politiquement correct qu’est l’antiracisme racialiste – que j’appelle « néo-antiracisme ». Une croisade idéologique a été lancée par les « féministes noires » étatsuniennes contre le « savoir eurocentrique et androcentrique » et plus largement contre l’« androcentrisme blanc », désignant « la procédure de validation du savoir contrôlée par les hommes blancs et dont le but est de représenter le point de vue blanc et masculin », comme l’affirmait Patricia Hill Collins en 1989. Tel qu’il est dénoncé, le « x-centrisme » vise toujours et seulement l’homme occidental, ou plus précisément le mâle blanc supposé intrinsèquement phallocentrique, ainsi que son logocentrisme (ou son rationalisme), son humanisme paternaliste et son universalisme suspect, censés dissimuler son impérialisme, son nationalisme, son sexisme et son racisme. L’exigence d’universalité est réduite à un « provincialisme occidental », selon l’expression ironique de Judith Butler, l’une des papesses de la « théorie queer », fortement marquée par la French Theory (en particulier par Derrida et Foucault).

Du pseudo-antiracisme au « wokisme » : les chemins identitaires de la repentance

Prenons l’exemple du néo-antiracisme. Le présupposé du « racisme systémique », concept central du néo-antiracisme, est que le racisme est toujours le fait des « Blancs » dont les victimes sont toujours des « non-Blancs ». La vulgate néo-antiraciste, qui en dérive, est fondée sur l’absolutisation de la différence des couleurs de peau et sur la définition subjective de l’incident raciste qu’on trouvait en 1999 dans la fameuse « enquête MacPherson » (Grande-Bretagne), qui ouvrait la porte aux accusations arbitraires ou mensongères de racisme : un incident raciste y est défini comme « tout incident perçu comme raciste par la victime ou par une tierce personne, quelle qu’elle soit ». Ce qui est inquiétant, c’est que cette pseudo-preuve d’un acte raciste par la perception qu’en aurait la victime ou un témoin s’inscrit dans une vision racialiste manichéenne ordonnée à la différence des couleurs de peau, faisant des « Blancs » des suspects par nature et des « non-Blancs » des victimes prédestinées. D’où les dérives du néo-antiracisme vers le racisme anti-blanc, que j’ai analysées dans L’Antiracisme devenu fou (2021). Il est temps de revenir à la définition générale du racisme proposée par Albert Memmi en 1964 : « Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier ses privilèges ou son agression. » On notera que, dans cette définition, aucune référence n’est faite à la couleur de peau de l’accusateur ou de l’agresseur ni à celle de la victime.

Évoquons avec une pointe d’ironie le double impératif « wokiste » de diversité et d’inclusivité tel qu’il est défendu par l’écoféministe Sandrine Rousseau réagissant avec vigueur, le 5 mars 2022, à son exclusion de la campagne du candidat vert Yannick Jadot : « Ça me déprime de faire de la politique dans des groupes du Ku Klux Klan. Je veux faire de la politique avec des visages de toutes les couleurs. » Dans ces deux phrases s’exprime l’antiracisme de ressentiment et de posture devenu vulgate (le néo-antiracisme), qui s’ajoute au néo-féminisme instrumental d’une ambitieuse pressée sinon futée. Il est significatif que la « diversité », pour cette dernière, se réduise à des couleurs de peau différentes. La vision racialiste du monde est ainsi réhabilitée par les néo-antiracistes qui reprennent en écho l’air du temps, qui est identitaire.

Ayons le courage de continuer à considérer la couleur de peau comme négligeable ou anecdotique, et non comme l’indice d’une identité substantielle, d’une différence irréductible, d’une supériorité ou d’une infériorité fondée en nature ou en culture. C’est le premier geste de rupture que nous pouvons faire à l’âge identitaire dans lequel nous nous trouvons, où se rejoignent dangereusement les imaginaires respectivement racistes et néo-antiracistes. Comme l’a rappelé récemment Catherine Kintzler, le grand comédien étatsunien Morgan Freeman a parfaitement formulé l’impératif antiraciste non identitaire : « Ne vous adressez pas à moi comme à un Noir, et je ne vous parlerai pas comme à un Blanc. » Pour sortir du tunnel identitaire, il faut s’efforcer de se rendre indifférent à la couleur de peau. L’éthique antiraciste bien pensée doit commencer par cet acte de volonté, dont l’horizon est celui de l’universalisme républicain.

Les nouveaux précieux et les nouveaux pédants à visage radical se sont donc installés sur les terres de la déconstruction en même temps que sur celles de la révolution. Je dirai, pour paraphraser librement Pascal, que, depuis la fin des années 1960, les heideggéro-derridiens ne s’imaginent pouvoir philosopher « qu’avec de grandes robes de pédants », en multipliant par exemple les néologismes, et que, lorsqu’ils se risquent à écrire sur la politique, ils entrent volontairement dans cet « hôpital de fous » qu’est le jeu politico-médiatique, pour devenir fous parmi les fous – la prétention, la préciosité et le pédantisme en plus. Le mouvement « woke » est issu de ce long moment déconstructionniste politisé qui dure depuis plus d’un demi-siècle et a conduit dans l’enseignement supérieur, au détriment des disciplines (donc de leurs méthodes et de leurs concepts), à multiplier les « studies » attrape-tout et fortement politisées (Black Studies, Cultural Studies, Queer Studies, Gender Studies, Whiteness Studies, etc.), lesquelles permettent aux activistes de prendre d’assaut les universités et d’occuper le terrain académique. Ces « studies » ont fortement contribué à la promotion de la notion d’identité et ainsi à conférer une légitimité académique à la « politique de l’identité », qu’elle soit fondée sur la race-couleur de peau, le sexe ou le genre.

En 2005, dans son essai intitulé Sexpolitiques, l’activiste queer Marie-Hélène Bourcier (devenue par la suite « Sam Bourcier ») défend le Politically Correct (PC) qui, selon elle, « n’est rien de moins que le versant épistémopolitique et culturel de la discrimination positive ». C’est dans la même perspective anti-républicaine et anti-universaliste assumée qu’elle célèbre les Cultural Studies :« Plus que d’interdisciplinarité, il faudrait plutôt parler de dé-disciplinarisation. Il s’agit de parasiter les disciplines existantes, de mettre en péril leur stabilité et la conception du sujet humaniste ou universaliste qu’elles continuent de présupposer. Il s’agit de refuser le pouvoir de la discipline, source d’effacements et de figements. Raison pour laquelle il y a dans les Cultural Studies une exigence de diversité, de prise en compte des identités dans leur dimension ethnique et post-coloniales […]. Les Cultural Studies ne sont pas les bienvenues en France parce qu’elles mettent à mal l’idéologie républicaine et ses extensions universalistes. »

Quel est le sens du mot « déconstruction » dans l’usage courant depuis le début des années 2010 dans la plupart des démocraties occidentales ? « Déconstruction » signifie simplement « analyse critique à visée démystificatrice », comme dans les appels à « déconstruire les stéréotypes et les préjugés » (de race, de sexe, de genre, etc.) pour « lutter contre les discriminations ». Dans le discours pédagogique ordinaire, l’esprit critique est censé s’exercer désormais par la « déconstruction », mot magique. Il en va de même dans le discours politique des gauches radicales ralliées au décolonialisme, à l’intersectionnalité et à l’éco-féminisme, qui réduisent la pensée rationnelle à un produit de la « domination masculine » et de l’« hétéro-patriarcat » eurocentrique. Les réseaux sociaux facilitent la diffusion et l’imposition d’une novlangue. La police du langage y est reine et les campagnes de diffamation, visant à salir et à ostraciser les déviants, s’y multiplient à l’infini, en même temps que se banalise l’autocensure. C’est ainsi que, dans ces emplois du mot « déconstruction », l’esprit critique se retourne contre lui-même. Les origines heideggéro-derridiennes du terme ont été oubliées, et les nouveaux locuteurs, du moins pour la plupart d’entre eux, les ignorent. En sortant de l’espace universitaire et plus particulièrement des milieux philosophiques, le mot « déconstruction » a donc changé de sens. Mais ce sens s’est obscurci, pour se réduire à l’expression d’un ressentiment. Il reste un puissant désir de détruire.

Derrière l’appel à « déconstruire » on discerne une volonté de détruire la civilisation démocratique moderne qui serait sournoisement « phallogocentrée », et dans laquelle les dominations et les discriminations s’entrecroiseraient et se cumuleraient. La révolution culturelle « wokiste » consiste à vouloir mettre partout de la diversité et de l’inclusivité pour lutter contre les discriminations. Le psychologue Rob Henderson a analysé ces nouvelles « croyances de luxe » qui signent l’appartenance au camp du Juste et du Bien, celui des « éveillés-éveilleurs ». Comme le note Paul Berman, « les règlements antidiscriminatoires ont pris la place des codes inquisitoriaux ». Mais c’est leur effet social qui est le plus inquiétant, car le culte diversitaire et inclusiviste suscite des chasses aux sorcières sans fin, lancées par les « guerriers de la justice sociale ». Les « croyances de luxe » des « wokistes » ont remplacé le verbiage « radical chic » des marxistes-léninistes ou des maoïstes de la chaire. La dénonciation du « privilège blanc », si « tendance », fait paraître démodée celle de l’exploitation capitaliste.

En déconstruisant tout ce qu’ils perçoivent comme politiquement ou moralement incorrect, les nouveaux déconstructeurs militants sont convaincus d’être « progressistes ». Mais le mot « progressisme » a lui-même changé de sens : privé de ses fondements rationalistes et de ses horizons universalistes, il désigne simplement la posture idéologico-politique qui prétend incarner le Bien, à savoir l’engagement à gauche ou à l’extrême gauche, défini par son objectif claironné : le combat pour l’égalité et la justice. Mais nombreux sont ceux qui, à gauche, ne se reconnaissent pas dans ce « progressisme » rhétorique. Le grand et légitime combat des Modernes pour la liberté et l’égalité, dans la culture « woke », s’est réduit à une police du langage et à une traque obsessionnelle des mal-pensants. L’indignation feinte, la dénonciation édifiante et la diabolisation du contradicteur rendent impossible la discussion publique entre interlocuteurs de bonne foi se respectant les uns les autres. La suspicion généralisée et la condamnation morale sans appel chassent le goût du débat.

S’il y a un racisme « woke » (anti-blanc) et un islamisme « woke » (incarné par les islamo-gauchistes décoloniaux, proches des Frères musulmans), il y a aussi un « capitalisme woke », dont la puissance d’imposition des normes « wokistes » est généralement sous-estimée. La journaliste Anne de Guigné, dans Le Capitalisme woke (2022), note que « les DRH des grands groupes américains […] ont ouvert grandes leurs portes à quantité de nouveaux prophètes de l’antiracisme, faisant appel à des diversity trainers, chargés d’éradiquer à coups de formations et de conférences les préjugés de leurs employés ». C’est ainsi qu’au début de 2021, des salariés de Coca-Cola ont « fait fuiter des diapositives issues d’un cours en ligne pour “lutter contre le racisme” », ce qui a permis de fournir un éclairage sur cette opération de déconstruction des stéréotypes liés au « privilège blanc » : « Cette formation leur apprenait à se comporter comme des “personnes moins blanches”, c’est-à-dire à adopter une attitude “moins ignorante”, “moins oppressive”, “moins arrogante”. » La formatrice n’était autre que l’activiste étatsunienne Robin DiAngelo qui, après avoir commencé sa carrière en tant que spécialiste de l’éducation multiculturelle, est devenue, selon ses dires, « consultante, éducatrice et facilitatrice en justice raciale et sociale », c’est-à-dire intervenante spécialisée dans la lutte contre les discriminations. Disons qu’elle est désormais, depuis la publication en 2018 de son livre intitulé White Fragility, prétendant expliquer « pourquoi il est si difficile pour les Blancs de parler du racisme » [sic], l’une des théoriciennes américaines les plus célèbres du néo-antiracisme racialiste et de la culture « woke ». La rééducation à l’emploi aux catégories raciales est au cœur du programme néo-antiraciste. Dans les pratiques du capitalisme « woke », on peut voir une illustration du grand projet de rééducation selon lequel les Occidentaux doivent tous accepter d’être des enfants de Marx, du déconstructionnisme, de l’antiracisme victimaire, du féminisme misandre et de Coca-Cola. C’est-à-dire accepter d’être à la fois anticapitalistes, capitalistes et critiques radicaux de toutes les normes supposées « hétérocentrées » et « eurocentriques », qui incarne le Mal à éradiquer.

Intimidation victimaire et décivilisation vertuiste

Dans la vision décoloniale/« wokiste », le monde social est divisé entre le camp des « victimes » (les dominés, les « racisés », les « minorités », etc.) et celui de leurs bourreaux (les dominants, les « racisants », les « mâles blancs cisgenres hétéros », etc.). Le propre d’une telle « victime » idéologiquement statutaire, c’est de pouvoir se sentir « blessée » ou « agressée » par le moindre mot prononcé par un supposé « dominant » mais aussi de pouvoir mettre en accusation ce dernier dans l’espace public, pour en faire un paria. Le recours à la notion fumeuse de « micro-agression » permet de donner une couleur militante à des réactions paranoïaques. Il en va de même avec l’accusation d’« appropriation culturelle » qui vise des « dominants » coupables de « blanchiment » d’éléments empruntés irrespectueusement à des cultures supposées « minoritaires », « dominées » ou « racisées », associées à des peuples ex-colonisés. C’est là postuler que ces cultures doivent rester « pures » et se protéger contre les usages, perçus comme des spoliations, faits par des Occidentaux « blancs » de leurs biens matériels ou immatériels, notamment dans les musées et dans les arts. Tel est l’imaginaire pseudo-antiraciste des représentants de la « génération offensée » (Caroline Fourest). Avec cette forme particulièrement perverse de politiquement correct qui joue sur l’idéologie victimaire, le terrorisme intellectuel entame une nouvelle carrière dans les démocraties occidentales.

On peut voir dans cette politique de l’intolérance vertuiste soit la dernière version culturelle en date de la grande illusion communiste (dont le décolonialisme est l’héritier), soit un avatar néo-gauchiste de l’esprit maccarthyste, devenu l’esprit du temps. Il faut rappeler que l’imposture criminelle qu’est le communisme, qui a toujours ses adeptes nostalgiques, ses militants et ses apologistes, tenait sa séduction de ce qu’elle avançait sous le drapeau du « progressisme » et promettait de réaliser universellement l’égalité des conditions après la destruction de la société capitaliste. Devenue folle, l’utopie égalitaire située au cœur de sa promesse d’un monde meilleur s’est redéfinie à travers le « wokisme », nouvelle figure de l’égalitarisme radical marié à l’étrange haine de soi cultivée par nombre d’intellectuels occidentaux, qui se sont spécialisés dans la mise en accusation de leur civilisation et la culture de la repentance perpétuelle. On peut y voir un néo-puritanisme punitif, inquisitorial et éradicateur, justement nommé cancel culture, culture de l’effacement ou de l’annulation.

Il ne s’agit plus seulement d’en finir avec le capitalisme, il faut détruire la civilisation occidentale en commençant par criminaliser son passé tout entier et rejeter en conséquence tous ses héritages. Le postulat des éradicateurs hespérophobes est que « la colonialité ne finit jamais ». De cette entreprise de purification décoloniale sans fin, le déboulonnage est le geste le plus spectaculaire. Ses partisans nous expliquent avec enthousiasme que « les déboulonnages, c’est l’histoire en train de s’écrire, l’ordre ancien qui fait place à un nouveau monde, plus libre, plus égal et plus fraternel » (Julien Suaudeau et Mame-Fatou Niang, Universalisme, 2022). La destruction de la langue par l’écriture inclusive fait partie de ce programme de décivilisation vertuiste, qui s’inscrit dans un messianisme utopique promettant à ses adeptes l’entrée dans un nouveau monde, sans racisme ni sexisme. La déconstruction est le chemin qui, à travers l’effacement des traces d’un passé maudit, conduit à la rédemption. C’est ce caractère religieux ou para-religieux du « wokisme » que John McWorther a finement analysé dans son livre publié en 2021 : Woke Racism: How a New Religion Has Betrayed Black America.

Dans cette critique culturelle non sélective qui se veut radicale, l’esprit de sérieux se marie avec l’esprit de lourdeur, mis au service d’une volonté d’accuser, d’effacer et de détruire. Il y a là un appel à un ethnocide ou à un « culturicide » de grande ampleur. La vague de snobisme philosophico-littéraire initiée par le déconstructionnisme derridien s’est politisée en donnant lieu à une vision paranoïaque du monde qui se traduit par une mise en accusation permanente des mal-disants. Du pédantisme déconstructionniste plus ou moins ludique et inoffensif qu’était le derridisme est né ce monstre qu’est le « wokisme », conformisme hyper-moral, intolérant et conquérant qui semble marquer l’émergence d’un nouvel esprit totalitaire dans les démocraties occidentales, où il a rendu acceptables les chasses aux sorcières. Ce qui est nouveau en elles, c’est que leurs meneurs osent se plaindre d’être eux-mêmes les victimes d’une chasse aux sorcières. Confortablement installés sur le trône du Bien, du Juste et du Vrai, ils ne peuvent assumer leur triple rôle d’inquisiteurs, de délateurs et de persécuteurs. Cette bonne conscience, loin de toujours relever d’une posture cynique, est l’indice le plus clair de leur fausse conscience.

Encore faut-il ne pas oublier le rôle joué par la bêtise dans ces mobilisations mi-élitistes mi-grégaires régies par ce que Gabriel Tarde appelait l’« imitation contagieuse ». On la rencontre sous ses deux formes, finement distinguées par Robert Musil en 1937 : la bêtise spontanée, « naïve » et « honnête » des groupies et la bêtise sophistiquée, « prétentieuse » et « arrogante » des petits maîtres vaniteux, une bêtise parfois subtile et toujours immodeste qui consiste à faire étalage d’un savoir douteux. Celle-ci ne se confond donc pas avec la simple inintelligence, qui se réduit à la non-compréhension propre à un esprit passif. Elle constitue une forme d’activité de l’esprit mettant l’intelligence au service de causes absurdes ou de fins dénuées d’intérêt. C’est la sottise active, bavarde et engagée, infatigable et intarissable de Bouvard et Pécuchet, ces « deux agités » (Clément Rosset). On retrouve cette bêtise sentencieuse chez les intellectuels toujours aux aguets, ces permanents de la vigilance et de l’engagement qui, terrorisés à l’idée de manquer la dernière grande « bonne cause » à épouser, en viennent insensiblement à faire le « sacrifice de l’intellect » pour devenir les bons soldats de ladite cause. Ils ont été structuralistes dans les années 1960, déconstructionnistes, poststructuralistes ou postmodernes dans les années 1970 et 1980, postcolonialistes dans les années 1990, décolonialistes dans les années 2000 et 2010, et sont aujourd’hui des adeptes de la néo-religion « woke », qui appelle à déboulonner et démanteler tous les édifices culturels.

Mais la grande différence du « wokisme » avec des courants ou des mouvements de pensée tels que l’existentialisme, le personnalisme, le structuralisme ou le déconstructionnisme – sans parler bien sûr du marxisme –, c’est qu’il n’a pas de penseurs et n’existe que par les gesticulations médiatiques d’activistes, de communicants, de formateurs ou de responsables d’associations qui vendent leurs services à l’État ou aux entreprises, non sans influencer le discours des acteurs politiques. La culture « woke » ne relève pas de l’histoire de la pensée mais de celle des produits marketing et des stratégies de communication, et surtout de celle des impostures intellectuelles. Rappelons ici la mise en garde de Valéry, lancée en 1919 : « Le mal de prendre une hypallage pour une découverte, une métaphore pour une démonstration, un vomissement de mots pour un torrent de connaissances capitales, et soi-même pour un oracle, ce mal naît avec nous. » C’est pourquoi, d’une certaine manière, rien ne change. Les charlatans se suivent et se ressemblent. Comme les brûleurs de livres et les briseurs de statues.

Que reste-t-il de cette étrange et inquiétante aventure intellectuelle et politique qui a commencé à la fin des années 1960 ? Qu’en restera-t-il plutôt, après son inévitable effacement dû à ses excès, qui commencent à être perçus, aux États-Unis plus qu’en France, comme odieux ou ridicules ? Des flots de formules prétentieuses, pseudo-savantes et intimidantes, des énoncés lourdement provocateurs devenus des slogans, des monceaux d’écrits psittacistes ne suscitant plus que le rire ou l’ennui, des chasses aux sorcières lancées par des épurateurs. Cette longue vague de pédantisme académique aura permis aux médiocres de tous bords de se prendre pour des penseurs admirablement radicaux et originaux. Tel est l’effet récurrent du snobisme intellectuel. Mais ce dernier s’est doublé d’un terrorisme intellectuel dont les campagnes « wokistes » sont aujourd’hui la principale illustration.

On connaît désormais les deux principaux messages de la dernière version historique de ce snobisme de masse : déconstruire et, en déconstruisant, se déconstruire ; décoloniser, et, en décolonisant, se décoloniser. Et après ? Rien. Rien d’autre que dénoncer pour dénoncer, déboulonner pour déboulonner, effacer pour effacer. L’acte nihiliste parfait.

Marie-Françoise Bechtel

Je pense que vous avez tous apprécié cette belle conférence, donnée par Pierre-André Taguieff, que l’articulation de la pensée et du langage rendait particulièrement intéressante et stimulante. Je ne vais évidemment pas porter le moindre questionnement sur cette intervention puisque l’intervenant n’est pas en situation de répondre.

J’ajouterai toutefois trois rapides commentaires qui nous mènent à la suite de notre colloque.

Je voudrais rappeler comment le structuralisme a préparé le terrain de tout ce qui est venu après (Derrida, Foucault, Deleuze et tout ce qui a suivi). En effet, le structuralisme – je l’ai vécu dans mes études de philosophie dans les années 1970 – reposait sur la négation de l’histoire. Quand on lui parlait d’histoire, suggérant qu’il n’y a pas que des structures anthropologiques, Lévi-Strauss se contentait de distinguer les « sociétés chaudes « et les « sociétés froides » [1], niant le facteur historique comme fondement des sociétés. Il me semble que cela a préparé le terrain à ce qui s’est produit ensuite : la négation du sujet libre mais engagé qui était celui de la vision sartrienne, de la fertilité d’un marxisme porteur d’interrogations constructives, qui ne se réduisait pas à la lecture mécaniciste des Althusser, Balibar ou Macherey, la volonté de Michel Foucault de déhistoriciser le mouvement de la société au profit d’une philosophie qui mérite plutôt le nom, à la rigueur, d’histoire des idées, et même l’école de la reproduction sociale façon Bourdieu, toutes positions philosophiques ayant pour trait commun une sorte de violence négationniste envers les idéaux universalistes issus de la Révolution française sans parler même de l’ignorance (au double sens du terme) de l’État comme sujet de l’histoire – tout cela a à mes yeux préparé le terrain à la phase suivante, celle de la déconstruction derridienne et pas seulement derridienne.

À plusieurs reprises Pierre-André Taguieff a parlé de la « civilisation occidentale ». Cela pose justement la question du cercle autour duquel se dessine le « wokisme ». Et ce cercle si je puis dire géographique est quand même très intéressant à interroger. Je ne sais pas, par exemple, où en sont l’Espagne et l’Italie sur ces sujets mais je reçois force mails d’un certain nombre d’universitaires témoignant que les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni sont extrêmement atteints par les ravages du « wokisme ».

Lors d’un entretien avec Alexeï Rutkevich, président de l’Institut de philosophie russe à Moscou, un des fondateurs de la Haute école des sciences sociales (HSE university) de Moscou, je l’ai interrogé sur la façon dont la French Theory a ou non atteint les universités russes ainsi que le cas échéant certains cercles de la société. Ses réponses sont extrêmement intéressantes. Vous trouverez en annexe la transcription de cet échange.

Quoi qu’il en soit, Si la French Theory a été exportée dans les universités américaines, avec notamment la pensée de Derrida, mais aussi les apports de Foucault, Deleuze, Bourdieu et d’autres, nous subissons aujourd’hui un effet boomerang. La culture américaine s’est appropriée, à l’aide de la French Theory, un certain nombre de concepts et de valeurs à partir desquels elle a construit une idéologie très marquée par le puritanisme moral. Peter Sloterdijk en fait une analyse très pertinente en montrant, dans La compétition des bonnes nouvelles [2], que depuis la Bible de Jefferson (1820) la pensée américaine avait toujours cherché à se différencier de la pensée européenne, notamment de la philosophie européenne, et que, jusque dans les années 1970, elle considérait qu’elle avait cette marge de manœuvre philosophique qui ne lui était plus apportée par le vieux continent. Or, les choses se renversent après les années 1970 avec la French Theory. Mais cela ne doit pas dissimuler le fait que le courant de pensée américain issu du puritanisme, voire du maccarthysme, joue un rôle très fort et, pourrait-on dire, très violent dans la dissémination, à travers le socle – ou le prétexte – de la French Theory, de la culture woke ou de renonciation.

La question qui va maintenant se poser est de savoir comment on peut mesurer la rapidité de la propagation mais aussi la violence de la « déconstruction ». Pierre-André Taguieff a déjà dit quelques mots de l’extension des méthodes qui sont derrière ces formes de contestation ainsi que de la blessure narcissique qui est peut-être – ou peut-être pas – une blessure civilisationnelle.

Par quels moyens tout cela s’est-il diffusé ? Et aussi et surtout par quels canaux ?

Je donne la parole à Hadrien Mathoux qui est journaliste à Marianne, que nous remercions beaucoup de sa participation ce soir.

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[1] « Je dirais que les sociétés qu’étudie l’ethnologue, comparées à notre grande, à nos grandes sociétés modernes, sont un peu comme des sociétés “ froides ” par rapport à des sociétés “ chaudes ”, comme des horloges par rapport à des machines à vapeur. Ce sont des sociétés qui produisent extrêmement peu de désordre, ce que les physiciens appellent “ entropie ”, et qui ont une tendance à se maintenir indéfiniment dans leur état initial, ce qui explique d’ailleurs qu’elles nous apparaissent comme des sociétés sans histoire et sans progrès. Tandis que nos sociétés ne sont pas seulement des sociétés qui font un grand usage de la machine à vapeur ; au point de vue de leur structure, elles ressemblent à des machines à vapeur, elles utilisent pour leur fonctionnement une différence de potentiel, laquelle se trouve réalisée par différentes formes de hiérarchie sociale, que cela s’appelle l’esclavage, le servage, ou qu’il s’agisse d’une division en classes, cela n’a pas une importance fondamentale quand nous regardons les choses d’aussi loin et dans une perspective aussi largement panoramique ». (Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Lévi-Strauss, 1959, p.38).
[2] Peter Sloterdijk, La Compétition des bonnes nouvelles, Paris, Mille et une nuits, 2002, traduit par Olivier Mannoni (Über die Verbesserung der guten Nachricht. Nietzsches fünftes ’Evangelium’, 2000).

Le cahier imprimé du colloque « La République face à la déconstruction » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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