Présence française en Afrique : l’inévitable « trop-vide » après le trop-plein
Intervention de Stephen Smith, professeur en études africaines à l'université de Duke, ancien journaliste à Libération et au Monde, auteur, notamment, de Requiem pour « La Coloniale » (Grasset, 2024), lors du séminaire "L'avenir de la relation franco-africaine" du mardi 25 février 2025.

Je voudrais d’abord exprimer mon plaisir d’être avec vous, remercier le président fondateur de la Fondation Res Publica, vous remercier tous. J’ai grand plaisir aussi à retrouver Nicolas Normand que j’ai connu « sur le terrain » (expression un peu mythique voire mystifiante).
J’apprécie d’autant plus d’être parmi vous que l’invitation nous incitait à aller au fond des choses, sans concessions – ce qui me parle éloquemment. Je vais essayer dans la mesure du possible de le faire.
Pour commencer, j’aimerais partager un souvenir avec vous. Il y a une quinzaine d’années, la Fondation Soros m’avait invité à New York pour introduire un débat sur le Rwanda. Je devais, en cinq à dix minutes, donner les éléments clés dont il fallait absolument disposer pour avoir un débat informé sur le Rwanda. J’ai donc parlé cinq à dix minutes… en évitant soigneusement de prononcer deux mots : « Hutus » et « Tutsis ». Les gens étaient furieux : « On fait venir un professeur de Duke qui se dit africaniste, et il nous présente le Rwanda sans dire qu’il est habité par 85 % de Hutus et 14 % de Tutsis » (et quelques rares pygmées qu’on appelle maintenant poliment des Twa) ! On a trouvé que je manquais totalement d’expertise sur le sujet !
C’est pourtant cette méthode que j’appliquerai ce soir avec vous : je vous parlerai de la relation France-Afrique sans jamais parler de la « Françafrique », qui obsède depuis trente ans le débat en France.
J’ose à peine parler après Mme Bechtel car il y avait plus d’idées analytiques dans sa présentation qu’il n’y en aura dans mon intervention. Je vous présenterai simplement un état des lieux de la France en Afrique. Je vais essayer de vous décrire cette « présence » telle que je la vois après de longues années de fréquentation et, aussi, du point de vue de quelqu’un qui a vécu parmi vous, avant de partir ailleurs, aux États-Unis – donc, peut-être, avec un petit décalage.
« L’avenir de la relation franco-africaine ». J’ai compris ce titre comme étant une interrogation, une question sur l’avenir de la « présence » française en Afrique.
Si c’est le cas, il est sous-entendu en France – cela n’irait pas de soi
ailleurs – qu’il est question, en fait, de la seule Afrique subsaharienne, et non pas du continent tout entier. De façon encore plus restreinte, il s’agit en réalité seulement de l’Afrique francophone, soit les ex-possessions de la France – colonies ou protectorats – plus celles de la Belgique – le Congo, le Rwanda, le Burundi – du fait du « lévirat postcolonial » au milieu des années 1970, quand Paris a remplacé Bruxelles comme puissance tutélaire. Voilà pour le domaine. Quant à la « présence », elle ne porte pas sur un certain nombre de Français – des expatriés – qui se trouvent au Sénégal, au Gabon ou ailleurs en Afrique francophone mais d’une présence « intégrée », un ensemble public-privé structuré et cohérent. Donc, lorsque des amis français me demandent ce que va être le futur de la France en Afrique, ce qu’ils ont à l’esprit ce n’est pas qu’il y ait, en plus des expatriés, quelques entreprises françaises qui soient implantées en Afrique – comme il peut y avoir aussi des entreprises turques, par exemple – mais qu’il y ait toujours une « présence » ainsi comprise, cet ensemble cohérent dont je viens de parler. Actuellement, le pays qui, en dehors de la Chine, à son échelle, réplique le mieux l’ancien modèle français d’une présence intégrée est le Maroc. En effet, quand un pays subsaharien s’engage avec le Maroc, il gagne l’accès à tout un système bancaire autant qu’aux phosphates marocains, à la téléphonie mobile de Maroc Télécom et aux académies militaires du royaume, sans oublier l’aide humanitaire d’une organisation caritative présidée par une princesse – Leila – bienfaisante… C’est tout un ensemble, comme la France en offrait un, autrefois, à ses partenaires africains.
Je voulais m’assurer que nous parlions de la même chose. Lorsque je parlerai de « présence », c’est cela que j’ai à l’esprit.
À partir de là, ma réponse à la question posée est claire et simple, peut-être trop pour certains d’entre vous. Quelle va être la « présence » de la France en Afrique demain ? Il n’y en aura pas. Pour demain, cela me paraît certain. Pour
l’après-demain, on verra, c’est trop loin pour l’anticiper.
La première raison pour ma réponse, c’est qu’il n’y a déjà plus de « présence » française en Afrique aujourd’hui. Il est temps de s’en rendre compte. Il y a eu, hier, un trop-plein ; il y a maintenant un hiatus historique, et il va y avoir, demain, un « trop-vide », si l’on peut dire.
Je vais essayer de développer cet argument.
D’abord la présence militaire, puisque c’est l’actualité.
Mme Bechtel a fait référence au départ, dans des conditions très défavorables, de l’armée française, mise à la porte plus ou moins poliment dans différents pays qui ont été cités. Il y a donc retraite là où, on oublie souvent de le préciser, il y a eu conquête. Une parenthèse historique se ferme. Il y a 150 ans, l’armée française est partie conquérir une partie du monde, aujourd’hui elle rentre. J’ai donné deux conférences, hier et aujourd’hui, devant les stagiaires de la 32ème promotion de l’École de Guerre. Je peux vous dire que les militaires ressentent cette humiliation. Pour eux, il s’agit d’un revers historique et non pas de quelques rebonds d’actualité sur lesquels on pourrait facilement revenir.
J’ai souvent été surpris, face à mes interlocuteurs français, de découvrir qu’ils pensaient que l’armée française était en Afrique pour protéger la « présence » française. Je vois les choses différemment. La « présence » française a suivi les militaires français et non pas l’inverse. L’armée française serait en Afrique pour protéger des Français, me dit-on. Mais il n’y a pas d’armée française ailleurs dans le monde pour protéger les Français, même là où ils sont bien plus nombreux qu’en Afrique. En fait, jusqu’au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, l’Afrique occidentale française (AOF) était une zone militaire – d’où sa subdivision administrative en « cercles », etc. – et l’Afrique équatoriale française (AEF) était une entreprise publique-privée entre l’État français et des « compagnies à charte ». Je ne dis pas cela sur un ton agressif, comme pour prononcer un réquisitoire. L’antériorité du fait militaire sur la « présence » est de l’ordre du constat, banal.
Donc il y a retraite après conquête, reflux après afflux. Et le départ français, d’autant qu’il n’a pas été à l’initiative française, revêt une lourde signification aux yeux des Africains. Comme revêtent une lourde signification les paroles du chancelier nouvellement élu en Allemagne, Friedrich Merz, quand il dit que son pays n’est pas vraiment indépendant avec quelques dizaines de milliers de soldats américains sur son sol. Ce n’est pas un gauchiste ni un ultra-nationaliste mais un leader chrétien-démocrate qui le dit ! À ses yeux, l’Allemagne de l’après-guerre a accepté une sorte d’occupation – pudiquement appelée « présence » américaine – en échange de protection. Parce ce que l’on n’est pas indépendants quand on ne peut pas se défendre tout seuls. Dans la mesure où l’Afrique est une partie du monde qui répond aux mêmes règles que celles prévalant ailleurs, ce parallèle peut nous aider à comprendre que le retour de l’armée française signifie la fin d’une époque en Afrique francophone. Si la conquête y a ouvert une parenthèse historique, il y a environ un siècle et demi, la retraite, aujourd’hui, signifie la fin de la « présence » française.
Une illustration anecdotique : le directeur de l’École de guerre me disait aujourd’hui que le seul espoir de maintenir une présence militaire française en Afrique de l’Ouest reposait désormais sur la Marine engagée dans la lutte contre la piraterie dans le Golfe de Guinée. Grâce à cette présence « offshore », il sera peut-être encore possible, en cas d’urgence, de monter des interventions ponctuelles, par hélicoptères. Au regard du passé, même très récent, c’est bien peu de chose.
Pour la présence humaine, il suffit de regarder les chiffres.
À la fin de la guerre froide, un quart des expatriés français résidaient en Afrique subsaharienne. Aujourd’hui, la proportion est tombée à 6 %, c’est-à-dire moins de 100 000 personnes dont les deux tiers sont des binationaux (pour l’ensemble des expatriés français, les binationaux ne comptent que pour une moitié, mais l’Afrique fait exception). Quand vous êtes à bord d’un vol vers une capitale subsaharienne – je viens de faire l’expérience sur un vol pour Dakar où vit notre fils – vous êtes entouré, en majorité, de personnes âgées – dans mon exemple des sexagénaires et plus qui partent pour passer une semaine de vacances au Sénégal, sur la Petite-Côte. Vous ne voyez pas beaucoup de jeunes. Vous ne trouvez d’ailleurs plus beaucoup de Français installés au Sénégal. Des Libanais, oui, ils sont restés en nombre. En revanche, les rares expatriés français sur place ne restent que deux ou trois ans. La « présence » française, sur le plan humain, est également à bout de souffle. Bien sûr, si vous la comparez avec celle de l’Allemagne, la France est toujours très présente – je ne voudrais pas être mal compris. Mais la somme a cessé d’être plus grande que le nombre des parties. Au sens où elle formerait un ensemble significatif et cohérent, y compris sur le plan humain, la France n’est plus présente.
La présence économique.
Dans les années 1980, au moment où je commençais à travailler à Paris comme africaniste, les parts de marché de la France dans son « pré carré » étaient de l’ordre de 40 %, ce qui était totalement anormal. Aujourd’hui, avec 5 %, on est plus proche de la normalité ailleurs dans le monde (de l’ordre de 3 %). La France a toujours légèrement plus de parts de marché dans son ancien « pré carré » qu’ailleurs. Au Sénégal, assez étonnamment, elle reste même le principal importateur (avec 10 %), tout juste derrière la Chine. Mais, si elle se maintient parfois assez honorablement, il n’y a plus de « présence » derrière les grandes enseignes du type Auchan, Total ou Orange. Bolloré, qui tenait les ports et le transit, est parti, tout comme le système bancaire français. On pourrait multiplier les exemples. En somme, le « dispositif » qui formait un tout cohérent s’est replié. Les derniers à partir sont les militaires, l’arrière-garde. Il ne reste qu’un village Potemkine, une « présence » en trompe-l’œil. Quand il y a des émeutes, la foule va piller l’Auchan local comme symbole d’une domination néocoloniale. Et des cris fusent facilement au sujet d’une France qui s’attribuerait « tous les marchés lucratifs ». Mais c’est faux, au regard des chiffres. C’est une forme d’abréaction : mécontents de leur situation – et il y a de quoi ! – les gens se passent les nerfs sur la France.
Je constate aussi au passage que la France n’a pas d’industrie minière, hormis pour l’uranium, ni de maisons de négoce. La seule maison de négoce d’une certaine taille que je connaisse est Touton à Bordeaux, notamment pour le café et le cacao. Les pays africains qui ont des matières premières agricoles à vendre, les vendent à d’autres. Quant au pétrole, Total n’est pas « Elf-Africaine ».
Il y a aussi beaucoup de domaines où la France n’a tout simplement pas de répondant. Si vous vendez du café et du cacao vous n’allez pas en France mais aux Pays-Bas, aux États-Unis ou ailleurs.
Je ne voudrais pas que ça tourne à la litanie mais un mot sur le domaine culturel.
On pourrait penser que, peut-être, subsisterait un soft power français. Mais lorsque nous allons chez des amis africains, leurs enfants ont la même playlist que nos enfants… et ce n’est pas une playlist française. Le pouvoir culturel est d’autant plus faible que les centres culturels français, s’ils le pouvaient, se cacheraient sous un cocotier. Il est presque impossible de voir un spectacle français, tout est fait pour promouvoir la culture locale, par peur de passer pour franchouillard !
Cela m’amène à mentionner la francophonie. Comment voulez-vous que, voyant la façon dont vous la défendez, l’Afrique francophone défende la francophonie ? Au moment où le Rwanda a procédé à un échange standard d’élites, en remplaçant l’élite francophone par une élite anglophone, j’étais le seul journaliste dans la presse française à relever cette ingénierie – non pas parce que je préfère la langue française à la langue anglaise mais parce que c’était une manœuvre politique d’un grand cynisme. Aux universitaires qui me sollicitaient pour traduire en anglais la thèse qu’ils avaient laborieusement écrite afin d’obtenir leur doctorat, j’ai dû dire non. Ils ne trouvaient aucun appui en France, parce que défendre la langue française y fait « vieux jeu » alors qu’on se voudrait cosmopolite. Dans ces conditions, comment voulez-vous qu’un jeune Africain se dise qu’il est important de parler, et peut-être même de bien parler, le français ?
Pour moi, quand je viens à Paris, la plus éloquente démonstration de la
« non-présence » de la France, c’est l’étagère à la FNAC consacrée à l’Afrique subsaharienne et au Maghreb. Quand je pense à ce qu’a pu faire le couple Lacouture après l’indépendance du Maroc, en allant parcourir le pays pendant huit mois, faisant des enquêtes… leurs connaissances et la qualité de leur travail[1] me font rougir de mon ignorance ! à la FNAC, cette petite étagère consacrée à tout un continent, donne envie de pleurer !
Jean de la Guérivière et moi avons publié, en novembre dernier, un petit livre intitulé Requiem pour « La Coloniale »[2] sur un sujet d’actualité – le retrait de l’armée française, nous venons d’en parler. Le Figaro a publié une longue interview, Le Monde n’y a pas consacré une note de lecture… Je ne suis pas sûr que cela aurait changé quelque chose. ça n’intéresse plus personne. Un ami qui travaille au Point a vainement défendu une recension de notre livre à la conférence de rédaction. « En fait, je suis d’accord avec mes collègues », m’a-t-il dit, « pour les Français, c’est acté, fini. Il n’y a plus un emploi qui dépende de l’Afrique où on nous crache à la figure à longueur de journée. Alors, pour s’y intéresser… Fais ton prochain livre sur un autre sujet, et on en parlera. » En trois mois et demi, nous avons vendu 1200 exemplaires de Requiem pour « La Coloniale », essentiellement à des militaires. Ce n’est pas une exception. Le dernier best-seller sur la relation France-Afrique est le livre – scandaleux – de Robert Bourgi, Ils savent que je sais tout. Depuis sa parution, en septembre dernier, il s’est vendu 10 000 exemplaires. À comparer avec les plus de 100 000 exemplaires vendus de L’Afrique noire est mal partie de René Dumont, en 1962. Pourtant, le livre de Bourgi se lit comme « Les mille et une nuits » de toutes les magouilles. Son auteur a pu le promouvoir, à longueur de pages d’interview, sans qu’on lui demande comment il a fait pour savoir de quelle main à quelle main sont allées toutes ces valises d’argent… Il y a quinze ou vingt ans, un bon livre sur l’Afrique pouvait se vendre à 30 000 exemplaires. Époque révolue. À ce titre, La ruée vers l’Europe[3] était une ruse. Je voulais dresser le portrait de la « jeune Afrique » dont 40 % de la population a moins de quinze ans. Mais, conscient que je ne trouverais guère un public pour cela, j’ai écrit un livre dont le titre, l’introduction et la conclusion traitent de la migration… et ça a été un succès ! À travers les enjeux migratoires, la description de l’Afrique contemporaine est passée.
En parlant de la pyramide des âges : l’intérêt encore porté à l’Afrique en France est devenu le quasi-monopole des aînés (dont nous sommes). Certes, l’Académie des sciences d’outre-mer est une institution formidable, gardienne de beaucoup de savoirs. Mais ce n’est pas vraiment un club de jeunes dynamiques et réactifs. D’ailleurs, qui, jeune et talentueux, se mettrait aujourd’hui à travailler sur l’Afrique ? Un sur dix, peut-être, le véritable original, la personne exceptionnelle qui nage à contre-courant. Mais – je suis désolé de le dire – ce jeune va se retrouver dans un environnement souvent médiocre, et rencontrer surtout désamour et ressentiment. Ce n’est ni agréable ni porteur.
Entendons-nous bien : ma façon de présenter aussi négativement l’intérêt en France pour l’Afrique n’implique aucunement que je penserais qu’il ne faudrait pas s’intéresser à l’Afrique. Au contraire, il y a des raisons impératives à réfléchir sur un continent voisin de l’Europe dont, d’ici vingt-cinq ans, la population sera cinq fois plus importante que la population européenne. Une Afrique où l’âge médian sera de 20 ans, alors que l’âge médian dans la « vieille Europe » tournera autour de 47 ans. Or, je ne perçois pas un début de réflexion sur ce sujet. On a encore du mal à simplement en parler. Chaque fois qu’une tentative est faite pour lancer ou relancer le débat, les initiateurs se font reprocher – surtout au Collège de France – de préparer la prise de pouvoir par le Rassemblement national. Dans un tel contexte, retourner la question sur la présence française en Afrique pour se demander quelle sera, demain, la présence africaine en France sent évidemment le soufre. Pourtant, en mettant en avant le statut « diasporique » des immigrés africains en France, on met en question qu’ils puissent devenir, simplement, des Européens noirs – ce qui ne saurait poser problème qu’aux racistes. Mais, en attendant de s’attaquer à cette question, on devrait tout au moins se dire que, dans un pays dont 8 % de la population est d’origine africaine – en comptant la première et la deuxième génération d’immigration – les pays d’origine de ces concitoyens méritent attention. Le président Macron, à mon regret, canalise cette attention en faisant appel à la « diaspora » africaine en France par le truchement de laquelle il espère ne pas perdre pied en Afrique. Mon désaccord ne pourrait pas être plus fondamental. Ce ne sont pas ceux qui sont, eux-mêmes, partis qui vont nous expliquer la vie de ceux qui sont restés. Au lieu de nous adresser à ceux qui ont changé de pays, on ferait mieux de nous intéresser à ceux qui veulent changer leur pays.
Je crois qu’il y a eu une normalisation, qui mérite d’être saluée : la Chine a pris la place en Afrique qui lui revient en tant que deuxième puissance économique du monde. Il serait étonnant qu’elle ne prenne pas d’importantes parts de marché en Afrique, d’autant que la Chine est « l’atelier du monde », le plus important site de production industrielle. Au même titre, la Turquie, le Brésil ou l’Inde – déjà historiquement investie en Afrique – prennent leur part de marché au sud du Sahara. Cela, en soi, ne devrait pas amener la France à s’interroger sur sa présence sur le continent.
Je reviens vers le militaire. Que nous déplorions le départ de l’armée française lorsque la demande locale consiste à vouloir avoir des mercenaires, qui tuent des civils, me désarçonne. Je me réjouis que l’armée française quitte l’Afrique, si le Mali demande à ceux qui coopèrent avec l’armée malienne d’aller « casser » du civil dans le Nord du Mali. Tant mieux que l’armée française n’en soit pas ! Je n’y vois pas une perte d’influence. Y être serait une perte de valeurs et de temps. Même les critiques les plus sévères de la présence française soudain se mettent à pleurer l’absence de la France comme une perte de « rang » ! Parfois c’est bien d’être absent. Parfois, c’est en effet un signe inquiétant. En 1957, dans Présence française et abandon (quel titre !), François Mitterrand avait prédit qu’il n’y aurait pas de France sans l’Afrique au XXIème siècle. Il n’envisageait pas, alors, que la France puisse devenir une grande Belgique. Or, c’est peu ou prou ce qui s’est passé : comme la Belgique avant elle, la France suit une trajectoire postcoloniale, ce qui implique du bon et du moins bon. Ne plus faire de la coopération de substitution, notamment dans le domaine militaire, n’est pas une perte. Que les plus grandes puissances soient sur tous les plans – économique, militaire, culturel… – plus présentes que la France me semble normal et pas un mobile d’autoflagellation. En revanche, ne plus s’intéresser à l’Afrique parce que l’on n’y est plus en position dominante me paraît très regrettable et dangereux.
Je vous ai parlé, tantôt, du regard du jeune Français sur la relation
franco-africaine. Je voudrais parler très brièvement du jeune Africain, de la perspective inverse.
Pourquoi un jeune Africain serait-il aujourd’hui intéressé par la France ?
J’ai parlé de la francophonie. Ce qui affleure souvent dans les conversations avec de jeunes Africains – qu’il s’agisse de Maghrébins ou de Subsahariens – c’est une grande déception à l’égard de la France : on leur avait dit que Paris était un centre névralgique voire l’ombilic du monde, qu’il était important d’apprendre le français, de s’initier à la culture française… Aujourd’hui, ces efforts et les promesses qui les accompagnaient leur semblent vains. Par exemple, s’ils sont chercheurs ou universitaires, on leur demande de publier en anglais. Les Français eux-mêmes s’y plient, de gré ou de force. Autre exemple : la cellule africaine de l’Élysée, quand je m’y rendais il y a quelques années. Dans la salle d’attente, un planisphère place l’Afrique au centre du monde – l’afrocentriste le plus exalté ne pourrait faire mieux ! À côté, quelques photos de mannequins africains et de l’équipe du PSG venue à l’Élysée – quel rapport, à moins de vouloir disputer aux joueurs leur nationalité française ? En entrant dans le bureau du conseiller Afrique, des photos d’une Afrique que j’ai rarement rencontrée y ornent les murs. Tout y va bien, il n’y a même pas de bouchons sur les autoroutes modernes. En revanche, plus une photo d’un projet français en Afrique. D’ailleurs, le paysan a disparu pour céder la place au citadin en costume et cravate, un smartphone à la main. Un jeune diplomate africain qui arrive ici pour un entretien avec le conseiller Afrique du Président de la République doit être déconcerté dans cet univers parallèle, si parallèle d’ailleurs que l’Afrique et la France ne s’y rencontrent plus. C’est l’effacement identitaire d’un « nous ». Officiellement, il a cessé d’exister.
L’Afrique a toujours été un miroir dans lequel la France s’est regardée. Aujourd’hui, elle s’y voit d’une façon très négative, si déformée qu’elle est tentée de nier son reflet. Le mot qu’elle a inventé pour désigner ce monstre se trouve être celui que je m’étais promis de ne pas prononcer.
Je voudrais conclure en partageant avec vous un autre souvenir. À Dakar, il y a bientôt deux ans, je conduisais tranquillement la voiture familiale quand un policier me fit signe de m’arrêter, sans raison apparente, probablement pour une « levée de fonds ». Pensant bien faire, étant au Sénégal, j’ai sorti mon permis de conduire français. Le ton est rapidement monté : « Vous les Français… », variations sur un thème connu. Assis à côté de moi, notre fils, vivant au Sénégal, commençait à trouver qu’on parlait mal à son père. Le ton est encore monté d’un cran. J’ai alors tenté de rétablir la paix entre « aînés » : j’ai fait remarquer au policier qu’étant Américain – sur quoi, je lui ai tendu mon permis de conduire américain – je n’étais pas un bon destinataire des reproches qu’il avait à faire aux Français. Après quoi, cela s’est terminé au téléphone, sur WhatsApp, avec l’un de ses parents vivant à Atlanta (pas très loin de là où nous habitons, en Caroline du Nord). Nous nous sommes séparés les meilleurs amis du monde ! Hélas, sur le dos de la France.
Ce monsieur n’était pas un énergumène, ce n’était pas quelqu’un à qui on a donné un billet pour défiler à Bamako contre la France, comme cela arrive. Il n’était pas non plus « shooté » à la propagande russe. C’était un Sénégalais à peu près ordinaire qui exprimait son ressentiment. Mais pourquoi s’énerve-t-il ainsi contre la France ? Les explications avancées en France sont parfois
aberrantes : « On nous reproche notre arrogance ! », va-t-on jusqu’à dire. Je ne crois pas qu’une nationalité puisse prédisposer à l’arrogance. En revanche, l’expérience nous apprend que, chaque fois qu’un groupe – parfois du fait de sa nationalité – domine du seul fait de son identité collective, ses membres se montrent arrogants, les Américains hier en Amérique latine comme, également dans le passé, les Français au sud du Sahara. Mais ce n’est que la première des trois raisons principales pour la « colère » anti-française en Afrique francophone. La seconde est que, hier forte, la France est faible aujourd’hui – je viens de l’exposer. Il est donc facile et, en tout cas, sans risque de s’en prendre à elle. La troisième raison est que le faible d’hier – l’Afrique – est toujours faible aujourd’hui. Le monde a beaucoup changé, l’Afrique aussi, mais en 2024 comme en 1960, le continent le plus pauvre représente toujours à peu près 3 % des échanges commerciaux globaux, malgré le quadruplement de sa population (qui est passée de 300 millions d’habitants, en 1960, à 1,4 milliards l’année dernière). Il a de quoi avoir envie de prendre une revanche sur un passé n’ayant pas tenu ses promesses !
Beaucoup d’Africains sont extrêmement déçus. Le soleil des indépendances a été noir. D’où les populismes souverainistes, souvent en uniforme et, face à eux, un populisme théocratique que nous appelons, de façon largement erronée, comme un djihadisme nous menaçant. Or, il a beaucoup moins de dimension internationale qu’il n’a d’enracinement local. La comparaison avec un pays comme le Vietnam est éclairante. On sait toutes les horreurs coloniales et postcoloniales que ce pays a vécues. Mais un Français ou un Américain qui, aujourd’hui, se rend au Vietnam, y pourra parler avec ses hôtes du passé sans que la conversation ne se noie dans le ressentiment. C’est que les Vietnamiens ont tourné la page, consacrent leurs forces à bâtir un meilleur avenir et y parviennent, du moins sur le plan économique.
« Don’t overstay your welcome », dit-on en anglais. La France est restée trop longtemps en Afrique pour y rester à peu près la bienvenue – et, déjà, elle n’était pas la bienvenue au départ. Au trop-plein de substitution, quand la France s’est mise à une place qui n’était pas la sienne, succède maintenant un « trop-vide », une présence fantôme qui, comme un membre manquant, peut faire mal.
Si j’avais voulu théoriser ce que je vous ai dit de façon plus descriptive ou anecdotique, je l’aurais fait à travers la pensée d’Hannah Arendt pour qui « un événement éclaire son propre passé mais ne saurait jamais être déduit de ce passé ». L’actuel désamour franco-africain nous permet de mieux comprendre le passé de la France en Afrique. En revanche, il est peine perdue de vouloir trouver le présent en triant les mille détritus de la décharge historique qu’est la « Françafrique » – voilà le mot est lâché ! Le présent éclaire le passé mais ne se comprend qu’à travers lui-même, ici et maintenant. Il est plus important de se rendre compte que le président Macron a fondé sa politique africaine sur son idée d’une « réparation mémorielle » et une alliance avec le Rwanda, au point de ne pas se rendre compte, comme une partie de la presse française, que le Rwanda de Paul Kagamé est une dictature comparable à la dictature russe – plus efficace, quand même – qui intervient dans l’Est du Congo de la même façon que la Russie intervient en Ukraine. Mais, selon la tournure inventée par Rudyard Kipling, « c’est là une autre histoire ».
Je vous remercie de votre attention.
Marie-Françoise Bechtel
Merci pour ces propos très encourageants, sans concession… et nous vous remercions d’avoir dit les choses franchement, sans ménagement !
Vous avez décrit une sorte de cercle vicieux : ressentiment envers la France, affaissement de la présence française, autoculpabilisation des Français (vous avez cité l’institut culturel qui, au Sénégal, ne montre aucun spectacle français). Dans ce cercle vicieux je n’ai pas tout à fait compris où se situe la question du ressentiment africain. Plus globalement, vous vous êtes attaché à une sorte de déconstruction des choses qui fait du bien à entendre, dans la mesure où il est nécessaire d’entendre des vérités rudes. Mais, derrière ces vérités, il y a peut-être également des causes.
Je vais donc passer la parole à la défense… peut-être !
[1] Jean Lacouture et Simone Lacouture, Le Maroc à l’épreuve, Paris, éd. du Seuil, 1958.
[2] Stephen Smith et Jean de la Guérivière, Requiem pour « la Coloniale », Paris, Grasset, 2018.
[3] Stephen Smith, La ruée vers l’Europe : La jeune Afrique en route pour le Vieux Continent, Paris, Grasset, 2018.
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