Débat final, lors du séminaire "L'avenir de la relation franco-africaine" du mardi 25 février 2025.

Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup.
Vos deux interventions m’ont paru tout à fait complémentaires. Vous avez brossé le tableau de tout ce qui ne va pas, c’est-à-dire à peu près tout, en ce qui concerne la relation franco-africaine ou plutôt la présence de la France en Afrique rapportée à la présence de l’Afrique en France. Nous avons eu une analyse très intéressante des causes du ressentiment qui sont à l’origine de ce que vous appelez la révolution conservatrice, qui touche beaucoup les jeunes, et des erreurs commises par la France, au Mali en particulier. Vous avez été aussi très intéressant sur les remèdes.
Je donne la parole à notre président fondateur.
Jean-Pierre Chevènement
Si on prend les choses de haut, la France a eu deux empires coloniaux.
Le premier, du début du XVIIème siècle à la fin du XVIIIème, a été un échec. C’était la guerre d’hégémonie maritime et mondiale que nous avions avec l’Angleterre. Cela s’est terminé à Waterloo, peut-être même à Trafalgar.
Sur le deuxième empire colonial il est difficile de porter un jugement. Mais si on regarde notre histoire il n’a joué un rôle décisif que pendant la Deuxième guerre mondiale (l’Afrique du Nord, l’armée d’Italie, la première armée).
Maintenant nous en sommes au point que vous disiez, Monsieur l’ambassadeur. L’aspect sécuritaire et l’aspect migratoire sont, à court terme, les deux intérêts de la France. L’autre intérêt majeur, qui est le développement de l’Afrique, est une affaire qui incombe d’abord aux Africains. Cela ne peut pas être notre affaire. On peut y aider mais c’est marginal. Par contre, ce qui n’est pas marginal, c’est la manière dont on traite les problèmes de l’immigration et les problèmes « sécuritaires » au sens le plus large du terme. Si je vais au bout de ma pensée, on ne peut traiter ces questions qu’à une échelle plus vaste que la France : l’Europe, le monde. Les problèmes de migrations, par exemple, sont des problèmes mondiaux.
J’ai écouté avec beaucoup d’intérêt nos deux intervenants qui ont évidemment brossé un tableau pas très optimiste du point de vue de la France. Mais si on se resserre sur les intérêts de la France, si on raisonne « intérêts de l’Afrique », je vois les trois choses que j’ai dites : le développement de l’Afrique, la maîtrise des migrations et le problème sécuritaire à l’échelle mondiale.
Nicolas Normand
À l’échelle mondiale, le terrorisme est passé du Moyen-Orient et de l’Asie centrale (avec l’Afghanistan) au Sahel aujourd’hui. Le Sahel représente 55 % des attentats djihadistes dans le monde. Et le pays le plus affecté par le terrorisme dans le monde est aujourd’hui le Burkina Faso, selon le classement du Global Terrorism Index. À une époque, cela a été l’Afghanistan, l’Irak, la Syrie. Actuellement le Burkina Faso est le pays où il y a le plus d’attentats terroristes dans le monde.
Jean de Gliniasty
L’analyse des causes du ressentiment et de nos échecs en Afrique est tout à fait juste et les deux exposés, tout à fait remarquables, se complètent.
Il y a un élément que personne n’a souligné, peut-être parce que vos perceptions ne sont pas les mêmes que les miennes. J’ai été en poste au Sénégal (1999-2003) et j’ai été nommé directeur d’Afrique en 2006. J’étais au Sénégal juste avant le « Non » français à l’invasion en Irak. Quand nous (ambassadeur, ambassadrice de France) nous promenions à la Médina ou au marché de Dakar, des marchés très populaires, très pauvres, nous étions salués à l’époque parce qu’il y avait la perception que la politique française n’était pas la même que celle de l’Europe, que celle des États-Unis. Il y avait la perception d’une spécificité à laquelle même les jeunes les moins formés n’avaient pas honte d’appartenir. La perte progressive de la spécificité française gaullienne a contribué à donner une force beaucoup plus grande à toutes les causes que vous avez énumérées. L’apogée de cette spécificité de la perception française a été l’Irak et Villepin en 2003. Après cette date, à l’époque où j’étais directeur d’Afrique, quand nous étions reçus en Afrique du Sud et partout, nous étions marqués du sceau de ceux qui avaient dit « non » à un monde occidental considéré comme politiquement agressif. En dépit de l’échec économique, de l’échec militaire, il y avait une spécificité française qui nous ouvrait bien des portes et qui nous facilitait les choses. Or cette spécificité a totalement disparu et c’est une des raisons aussi pour lesquelles nous sommes en difficulté.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup pour cette intervention qui ajoute effectivement une raison.
Bruno Aubert
Si vous permettez je souhaiterais apporter quelques compléments ou éclairages à partir de la RDC qui, comme il a été dit par Nicolas Normand, est un gros morceau dans la francophonie avec ses 110 millions d’habitants. Il est donc difficile de penser notre relation à l’Afrique francophone sans intégrer la RDC qui ne fait pas partie du champ traditionnel de l’influence française.
En trois ans d’expérience en RDC, je peux faire quelques constats :
Il s’agit d’un pays où le crédit de la France a été immense pendant des décennies. Il tenait à une relation en complément de celles des États-Unis et de la Belgique pendant la guerre froide où nous avions été aux côtés du Zaïre de Mobutu. Nous avions aidé à construire l’État, l’armée, etc. Au Conseil de sécurité nous avions sans cesse défendu l’intégrité territoriale et l’unité du pays, et le sort des populations fort malmenées lorsque le pays s’enfonçait dans la crise et la guerre. On nous en est toujours reconnaissants. En 2003 nous avions envoyé une force militaire, Artémis, sous couvert européen mais essentiellement française (environ 80 % des effectifs engagés émanaient des armées françaises), pour mettre un terme à un enchaînement d’exactions de masse dans le nord-est du pays. Lorsque je me déplaçais dans l’Est du pays tout le monde m’en parlait et chacun attendait que nous organisions une nouvelle opération Artémis. Nous jouissions donc d’un crédit immense.
Or depuis trois ans ce crédit est entaché par un procès d’intention qui nous est fait, des reproches qui tiennent à notre relation jugée préférentielle avec le Rwanda (on nous fait le reproche de préférer le Rwanda à la RDC). Je défendais l’idée qu’il était nécessaire, pour des raisons françaises, de surmonter le contentieux mémoriel, moral, historique, avec le Rwanda et de normaliser la relation avec Kigali. Mais je crains que les modalités de la relance avec le Rwanda ne se soient pas inscrites dans une vision historique globale et que nous ayons seulement, en cours de route, essayé de corriger les effets
négatifs – essentiellement des malentendus avec la RDC – en réaffirmant l’importance stratégique de la RDC avec ses 110 millions d’habitants, ses ressources naturelles considérables pour la transition énergétique, ses minéraux critiques (70 % du cobalt, les trois quarts du coltan mondial viennent de la RDC). La RDC est un terrain considérable de frictions entre la Chine et les Occidentaux, principalement les Américains. Je pense que nous n’avons pas eu une vision suffisamment équilibrée, suffisamment globale de nos intérêts et que nous en souffrons. Et lorsque nous exprimons une telle vision, ainsi lors de la visite du Président de la République à Kinshasa en 2023, nous éprouvons ensuite de la difficulté à la faire vivre, à assurer un suivi adéquat. Nous sommes en train de perdre une influence historique acquise, évidente, et, pour la première fois, depuis deux ou trois ans, notre ambassade à Kinshasa, comme les autres ambassades occidentales, est prise à partie, fait l’objet de manifestations hostiles, notre rôle est pris à partie.
Tout cela arrive dans un moment défavorable s’agissant des opinions africaines. En effet nous avons encore quelques atouts mais je vois aussi que nous ne savons pas toujours très bien les jouer. Nous sommes dans un moment historique nouveau où se joue une nouvelle guerre des narratifs. Aujourd’hui on parle beaucoup de vérité alternative. De fait, je constate que le regain des populismes, du ressentiment en Afrique va de pair aussi avec la diffusion de contre-vérités contre lesquelles il est très difficile de lutter. Quand j’étais en poste au cours des deux dernières années nous avons défendu la RDC au Conseil de sécurité, nous avons obtenu certaines mesures significatives en faveur de la RDC, y compris la reconnaissance des agissements rwandais sur le sol congolais, etc. Et au moment où nous obtenions ces avancées, où nous prenions ces positions, où nous obtenions des mesures en faveur de la RDC on nous reprochait très exactement le contraire, jusqu’au plus haut niveau de l’État. Donc il y avait un vrai travail de désinformation à notre encontre qui était mené, au sein de l’opinion et dans la classe politique, ce qui est un phénomène nouveau
Nicolas Normand
… Avec attaque de l’ambassade française quand même.
Bruno Aubert
Oui, mais précisément c’est un phénomène nouveau. Dans l’attaque récente[1] de l’ambassade française nous avons eu à faire face à ce genre de protestation.
Je voulais attirer l’attention sur ce point-là qui me semble très important…
Nicolas Normand
… C’est un point fondamental. On a négligé depuis des décennies l’importance de la RDC. C’est quand même le premier pays francophone et le seul où nous n’avons pas de contentieux colonial : deux atouts majeurs qu’il faut développer.
Bruno Aubert
On a insuffisamment vu que ce qui se passe en RDC depuis trente ans est très étroitement lié, intriqué, aux agissements du Rwanda, je dirai même à l’économie politique du Rwanda. En fait, en termes systémiques, RDC et Rwanda constituent un ensemble qu’il conviendrait d’analyser sérieusement, ce que nous n’avons jamais fait. Chaque pays relève à nos yeux – outre d’une sous-direction particulière au Quai d’Orsay – d’une vision cloisonnée. Je pense qu’il faudrait surmonter cela et avoir une vision plus intégrée.
Vous parliez de la francophonie. Il ne faut pas penser l’Afrique francophone sans considérer l’environnement non francophone. Les agissements du Rwanda sont ceux d’un pays qui désormais se veut anglophone. La question de la francophonie en RDC est fondamentale à plusieurs titres. C’est le pays où l’on trouve le plus de locuteurs francophones au sens de la présence diffuse de la langue dans les différentes catégories de la population. Si la langue française est le ciment de cet immense pays qui a la taille d’un continent, avec ses 4 langues nationales et ses 350 dialectes, il subit aussi l’attractivité des pays de langue anglaise. Beaucoup de jeunes Congolais vont étudier en Ouganda, au Kenya et en Afrique du Sud où les conditions de vie et d’accueil semblent être meilleures pour eux. Il y a donc quand même une attractivité de l’anglais et de l’Afrique australe et orientale, anglophone, qu’il convient de prendre en compte.
Enfin, la question rwandaise a parasité la relation de la RDC aux institutions francophones et par voie de conséquence la relation entre la RDC et nous-mêmes, puisque nous sommes crédités d’une influence déterminante sur les institutions francophones.
On nous fait aussi le procès d’intention d’avoir favorisé l’élection et la venue de l’actuelle secrétaire générale qui est une ancienne ministre des Affaires étrangères du Rwanda.
D’autres points mériteraient mention également. J’ajouterai peut-être un mot sur les nouvelles logiques régionales qu’il conviendrait de prendre en compte en Afrique en général mais qui touchent l’Afrique francophone : il y a aujourd’hui de nouveaux acteurs. Je pense en particulier aux acteurs moyen-orientaux. Aujourd’hui on ne peut pas penser ce qui se passe en Afrique centrale, en Afrique des Grands Lacs et en Afrique sahélienne sans parler aux États arabes du Golfe. On le voit au Soudan où ce sont des États du Moyen-Orient qui, chacun, prennent parti pour un des deux protagonistes. Mais cela a des effets sur l’Afrique francophone, cela a des effets sur le Tchad. Il se trouve que le président tchadien actuel prend le parti du côté soudanais qui est soutenu par les Émirats Arabes Unis. Je constate aussi que dans le conflit de l’Est de la RDC il y a une concurrence entre Émirats Arabes Unis et Qatar, les uns soutenant plus ou moins la RDC, les autres plus ou moins le Rwanda. Cette concurrence est alimentée par l’appât du gain, c’est-à-dire un accès privilégié aux ressources minières. Ces nouveaux acteurs régionaux au sens large essaient donc de jouer leur jeu à travers le premier cercle des acteurs locaux et régionaux du conflit. Je pense que cela mérite aussi d’être pris en compte : on ne peut pas penser le monde africain francophone sans prendre en compte les interférences du voisinage régional, y compris moyen-oriental et anglophone.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup.
Vous avez dit des choses fort intéressantes sur la centralité de la RDC et, bien sûr, l’importance de la francophonie.
François Gouyette
En écoutant Bruno Aubert parler du pays où il a servi en dernier, je pensais à celui où j’ai servi en dernier et aussi à la relation que nous avons avec deux pays qui ont des contentieux historiques : le Maroc et l’Algérie. On peut s’interroger sur l’existence ou non d’une vision d’ensemble dans notre politique vis-à-vis de ces pays où parfois on voit se manifester une sorte de valse-hésitation.
Je voudrais revenir un instant sur ce qu’a dit Nicolas Normand à propos des causes d’expansion de l’islamisme radical et du djihadisme au Sahel. Il aurait dû rappeler aussi que l’une des causes principales est le conflit libyen et le fait qu’à partir de 2011 la boîte de Pandore a été ouverte et que dans les deux domaines essentiels qu’il a mentionnés, sur lesquels le ministre est revenu ensuite, à savoir la sécurité et les migrations, la situation est devenue infiniment plus catastrophique qu’elle l’était – j’ai eu l’occasion de le dire ici dans une précédente réunion[2] à propos des conséquences de la guerre en Libye – mais quand on a vu se déplacer vers le Sahel des groupes islamistes les Algériens du GSPC (Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat) en ont profité pour s’implanter durablement.
En Algérie, où j’ai servi jusqu’en juillet 2023, les interventions françaises au Mali (Serval puis Barkhane) étaient considérées avec suspicion, pour dire le moins. Même si les Algériens ont accordé des facilités à l’armée française, dans un premier temps discrètement ils se sont réjouis de notre éviction. Sauf que ce départ a créé un vide susceptible d’être rempli par des groupes terroristes très actifs. Même s’il n’y a pas eu d’attentat depuis 2013, le risque reste lourd. Et surtout l’Algérie qui avait accueilli avec beaucoup de faveurs l’arrivée des juntes dans les trois pays du Sahel, d’abord au Mali puis au Niger et au Burkina Faso, a eu la mauvaise surprise de constater que les Maliens – vis-à-vis desquels elle se sentait une responsabilité particulière parce qu’elle était la marraine des accords d’Alger[3] en 2015 censés permettre une réconciliation inter-malienne -, que la junte au pouvoir, qu’elle avait accueillie favorablement (aussi parce qu’elle avait demandé aux Français de partir) s’est retournée brutalement contre elle. C’est pour l’Algérie un échec diplomatique cinglant.
Il est intéressant de réfléchir à des dimensions régionales incluant l’Afrique du Nord. On aurait pu parler aussi du rôle du Maroc parce que, dans le contexte de la rivalité historique avec l’Algérie qui s’est beaucoup aggravée au cours des dernières années, les Marocains ont commencé, à la faveur de leur soft power dans toute la région, à intervenir de plus en plus directement dans les affaires maliennes.
Marie-Françoise Bechtel
Certes, assurément. Là nous sommes quand même dans les dimensions politiques des relations.
Deux choses au moins m’ont beaucoup frappée.
L’ambassadeur de Gliniasty a rappelé le moment où la voix de la France, à propos de l’Irak, avait été perçue en Afrique, y compris dans l’Afrique profonde.
À l’inverse, comme l’a dit l’ambassadeur Gouyette, la désastreuse expédition libyenne, avec la fin qu’elle a connue, a beaucoup contribué, non seulement, subjectivement, à mettre la France dans une mauvaise position, mais, objectivement, à aggraver les problèmes de sécurité et d’immigration que nous vivons aujourd’hui.
Je crois que ce sont des choses qu’il faut dire aussi
Nicolas Normand
L’affaire libyenne a servi de bouc émissaire. Notre intervention erronée dont une fois de plus on n’avait pas prévu les conséquences, pas pensé réellement le sujet, cette expédition en Libye était une sorte de réaction improvisée. On en voit les conséquences aujourd’hui, en Libye surtout, avec la déstabilisation de ce pays (deux gouvernements, pas de constitution, etc.). Mais l’impact sur le Sahel, qui a été un peu un élément déclencheur, c’est vrai, de la crise de 2012 mais ça a été la petite étincelle qui a fait exploser la bombe.
Mais il ne faut pas majorer le rôle de la Libye. Une partie de l’armée libyenne constituée de Touaregs est rentrée au Mali et a relancé le mouvement séparatiste malien. Mais cela n’a eu aucune influence sur les djihadistes au Mali. Or aujourd’hui le Mali connaît une double crise : la crise djihadiste, qui est quand même la crise principale, et la crise séparatiste qui était réglée normalement par l’accord d’Alger. Le fait de ne pas avoir appliqué l’accord d’Alger est d’abord imputable aux autorités de Bamako. Et les juntes militaires vont aggraver le phénomène en rejetant purement et simplement cet accord d’Alger. Mais cet impact de la Libye aurait été très limité si on avait appliqué cet accord d’Alger. En revanche aucun djihadiste n’est venu de Libye ils sont tous venus d’Algérie.
Stephen Smith
Je dois vous dire mon profond désaccord.
Une fois de plus nous sommes allés chercher au fond du labyrinthe de Dédale le minotaure : la Françafrique. Vous errez en pensant que la France reçoit ce qu’elle mérite. Au point de croire, par exemple, qu’en RDC les choses vont mieux se passer pour vous parce que la France n’y a pas de passé colonial. Pour avoir couvert les liens entre la France et Mobutu, j’aurais beaucoup à y redire si j’étais congolais ! Si l’image de la France est aujourd’hui plus favorable en RDC qu’ailleurs en Afrique francophone, c’est que les Congolais souhaitent que la France soit forte et puisse faire quelque chose pour eux. « La main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit », disait Houphouët-Boigny. Vérité élémentaire que l’on peut ressentir comme étant désagréable. Mais les Congolais s’en accommoderaient sans problème s’ils recevaient le soutien de la France contre le Rwanda qui leur fait la guerre. Ils y trouveraient une bonne raison pour voir la France positivement ! Ailleurs les gens la voient négativement parce que la France, qu’ils savent faible, ne peut rien pour eux mais est tenue pour responsable de leurs espoirs déçus.
Nous nous sommes perdus comme dans un puits sans fond au Mali : la bonne décision en 2013, la mauvaise décision en 2014… Bien sûr, il y a eu des erreurs. Mais, on ne les répare pas en les revisitant, avec le bénéfice du recul, avec comme idée constante, étonnante quand même, que les Africains seraient toujours des clairvoyants (sauf par rapport à eux-mêmes et leurs propres problèmes), des
extra-lucides dans l’analyse des « fautes » – jamais des erreurs – françaises alors que les Français seraient cantonnés dans le rôle des ignorants, toujours en porte-à-faux. Peu m’importent les fautes ou erreurs françaises, ce n’est tout simplement pas très convaincant.
Mon désaccord est profond parce que le sentiment anti-français ne s’explique pas par une série de chiffons rouges français qu’on aurait agités devant les yeux africains. La question se situe à une autre échelle. Déjà démographiquement : près de la moitié des Africains censés passer leur temps à faire le bilan critique de l’œuvre au noir française sont nés après l’an 2000. Peut-on sérieusement penser que leur quotidien, souvent difficile, consiste à s’indigner des crimes coloniaux ou postcoloniaux de la France ? Je ne le crois pas un instant.
Ensuite, on se trompe d’échelle géographique. Il s’agit tout de même d’un phénomène général. Je ne crois pas que les Gabonais définissent leur relation avec la France à partir de leur analyse de l’intervention française au Sahel. Il faut expliquer la quasi-unanimité du ressentiment anti-français qui, à mon avis, est une « abréaction », un terme psychologique pour dire le fait de se passer les nerfs sur le responsable supposé de sa propre impuissance. Bien entendu, cette abréaction n’aurait pas d’objet s’il n’y avait pas eu trop-plein de puissance française, hier, et faiblesse aujourd’hui. Mais si le trop-plein de la « présence » française avait été différent, « meilleure » en l’absence des fameuses fautes commises, ce serait pareil. Parce que la seule « meilleure » façon de se mettre à la place des Africains aurait été de ne pas s’y mettre. C’est aussi simple.
En revanche, je trouve très constructif de parler d’« exception française » si c’est pour dire que des non-Français – des Africains mais, aussi, d’autres, dont moi-même d’ailleurs – peuvent voir une France faisant cavalier seul de façon intelligente et généreuse comme un pôle de ralliement.
La France-Afrique était une alliance postcoloniale entre les élites françaises et africaines. Houphouët-Boigny et Senghor n’étaient pas des laquais de la France, sans projet politique pour leurs pays. Face à Houphouët-Boigny – que j’ai connu – Jacques Foccart n’était que le messager de De Gaulle. C’est pourquoi il me paraît excessif de réduire la France-Afrique à la « Françafrique », une entreprise criminelle. Ma conclusion est plus radicale : le trop-plein de la « présence » française en Afrique, quand bien même celle-ci n’aurait pas été accompagnée de crimes, suffit à expliquer le sentiment antifrançais actuel.
Si j’avais à refaire mon intervention, je passerais à nouveau la Françafrique à la trappe parce qu’elle nous fait seulement tourner en rond. Il y a eu trop plein et il y aujourd’hui un « trop vide », qui va durer jusqu’à ce que – et là je reprends l’idée que je voudrais retenir de notre débat – la France redevienne un peu plus « exceptionnelle ». Quand elle s’aimera à nouveau elle-même, elle sera aussi aimée par d’autres, dont des Africains.
Merci
Marie-Françoise Bechtel
Je vous remercie beaucoup d’avoir fini en forme de conte moral. Et contrairement à ce que vous avez pu croire vous avez été écoutés et entendus. Il est très bon d’avoir une vision extérieure de ce que nous croyons être et de ce que nous croyons faire. Votre analyse du passage d’une force excessive à une faiblesse excessive est, je crois, quasiment en termes physiques, assez imparable. Merci Messieurs.
[1] Plusieurs ambassades, dont celles de la France, ont été attaquées le mardi 28 janvier 2025 à Kinshasa, capitale de la République démocratique du Congo (RDC), par des manifestants dénonçant le conflit dans l’est du pays. Les ambassades du Rwanda, de la France, de Belgique ainsi que des États-Unis ont été ciblées.
[2] Intervention de François Gouyette, ambassadeur de France en Libye, au séminaire Un printemps arabe ? organisé par la Fondation Res Publica le 26 mai 2011.
[3] C’est sous l’égide de la Communauté Internationale avec comme chef de file l’Algérie, qu’a été conclu l’Accord pour la Paix et la Réconciliation nationale issu du processus d’Alger, signé le 15 mai 2015 et parachevé le 20 juin 2015 à Bamako.
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