Le système éducatif français : questions d’avenir

Intervention de Christophe Kerrero, haut fonctionnaire, ancien directeur de cabinet du ministre de l'Éducation nationale (2017-2020) et recteur de l'académie de Paris (2020-2024), auteur de L'école n'a pas dit son dernier mot (Robert Laffont, 2025), devant les auditeurs de l’IRSP, le 9 décembre 2024.

Marie-Françoise Bechtel

Aujourd’hui, nous allons aborder la question de la grave pression qui pèse sur le système éducatif de notre pays. Faut-il parler du système éducatif en tant que tel ou, plus largement, de l’état de l’éducation ? Il y a une vingtaine d’années, on évoquait beaucoup la notion de « société du savoir » (knowledge society). À l’ONU, cette question était au cœur des débats, notamment en lien avec la mise à niveau des sociétés développées.

Corrigez-moi si vous voyez les choses différemment, mais je vais présenter mon propos sur la base des défis qui se posaient alors principalement aux pays occidentaux. À l’époque, on parlait d’une avance technologique que l’on croyait déjà acquise. Dans les années 1990, j’ai eu l’occasion de fréquenter des Californiens qui redoutaient la concurrence japonaise. Ils pensaient que si les États-Unis venaient à être dépassés sur le plan technologique, ce serait par le Japon. 

Dans le même temps, la Chine se préparait à devenir la première puissance économique mondiale. Les rapports des comités centraux du Parti communiste chinois indiquaient que ce basculement devait se produire aux alentours des années 2020. Or, nous sommes en 2024, et cela ne s’est pas concrétisé. Les États-Unis ont connu un sursaut technologique qui peut interroger tant il est extraordinaire. Ce sursaut leur a permis de conserver leur place de première puissance mondiale, notamment dans les domaines du numérique, du spatial, de l’intelligence artificielle et, plus généralement, des technologies d’avenir. Ils ont ainsi creusé leur avance, alors même qu’on pensait qu’ils peinaient à combler un retard naissant. 

On peut rapprocher cette dynamique de ce qu’évoque Emmanuel Todd lorsqu’il en voit la cause dans l’avance des États-Unis en matière d’éducation. Et de fait après l’ère de la « knowledge Society », le débat s’est recentré sur le niveau éducatif des nations et l’impact de celui-ci sur les écarts entre pays. Il y a peut-être un intérêt à rappeler ici que, depuis 20 ou 30 ans, nous avons massivement transféré vers la Chine nos brevets technologiques et nos savoir-faire à forte valeur ajoutée, en partant du principe que nous conserverions malgré tout une avance. 

Or, aujourd’hui, l’enjeu est bien de relever le niveau éducatif de la nation. C’est la problématique centrale de notre discussion. La France, comme d’autres pays européens, a encore beaucoup de travail à accomplir dans ce domaine. Il y a une vingtaine d’années, à l’époque où l’OCDE et le programme PISA définissaient de nouveaux standards internationaux, on s’est interrogé sur l’adéquation de ces classements avec la spécificité du système éducatif français. Je suis sensible à cet argument, car les standards élaborés alors ne prenaient pas en compte un modèle éducatif fondé sur l’étude des œuvres plutôt que sur des pratiques standardisées. 

Cette question semble malheureusement tranchée aujourd’hui : les dernières enquêtes sur l’éducation en France sont catastrophiques. Certains préfèrent toutefois nuancer en rappelant que notre pays se situe dans la moyenne des États européens, selon que l’on voit le verre à moitié plein ou à moitié vide. 

Au vu de ces défis qui sont les nôtres, je suis très heureuse que vous puissiez entendre ce soir le recteur Kerrero qui est notre invité de ce soir. Agrégé, il a exercé de nombreuses et importantes responsabilités au sein de l’Éducation nationale que je lui laisserai le soin de décliner.

Christophe Kerrero

J’ai en effet exercé pendant onze ans en tant que professeur avant d’occuper diverses fonctions au sein de l’Éducation nationale. J’ai été personnel de direction en tant que proviseur adjoint, puis inspecteur d’académie adjoint. Par la suite, j’ai occupé des fonctions de collaborateur ministériel, d’inspecteur général et de recteur. J’ai également été directeur de cabinet d’un ministre. En somme, j’ai parcouru l’ensemble du spectre. 

Marie-Françoise Bechtel

C’est ainsi tout naturellement à vous que revient la tâche de nous dire comment vous voyez l’état et l’avenir du système éducatif français.  

Christophe Kerrero 

L’Éducation nationale en France est un sujet à la fois passionnant et passionné, ce qui en fait toute sa singularité. On pourrait intituler cette conférence : « Une école à la peine, mais qui ne demande qu’à repartir ». Il faut être optimiste. Nous sommes le pays de Napoléon ; nous devons croire en notre destin. 

Avant d’entrer dans le vif du sujet, rappelons que nous avons affaire à une administration impressionnante par sa taille. Elle compte 12 millions d’élèves, 1,2 million de personnels, dont 850 000 professeurs et 187 000 assistants d’éducation. L’éducation nationale est l’une des plus grandes structures administratives et économiques du monde, figurant toujours parmi les cinq premières administrations mondiales. 

On entend souvent dire que l’éducation nationale souffre d’une suradministration. Pourtant, en réalité, elle est sous-administrée. Elle ne dispose que de 15 500 personnels de direction, 6 300 directeurs d’école, 4 000 inspecteurs, et 79 000 personnels administratifs, incluant les personnels sociaux et de santé. Tout cela pour 58 500 écoles, collèges et lycées

L’école est une passion française et une singularité. Il existe un lien quasi consubstantiel entre l’école et la nation, entre l’école et la République. L’école est née avec la République ; elles sont indissociables. Jules Ferry a d’ailleurs ancré la nouvelle République sur l’école. Depuis, nous vivons sur ce mythe de l’école de Ferry et de l’éducation nationale, telle qu’elle s’est consolidée depuis le Cartel des gauches de 1932. Il n’y a eu que deux parenthèses où l’éducation nationale n’a pas porté ce nom : sous le régime de Vichy, jusqu’en 1941, et sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing, qui souhaitait insuffler l’idée européenne dans la société française en retirant le qualificatif national à notre éducation. Rappelons qu’il avait également modifié le bleu du drapeau français pour le rapprocher de celui de l’Union européenne, un changement auquel Emmanuel Macron est récemment revenu en rétablissant le bleu roi. 

L’Éducation nationale suscite des avis tranchés. Tout le monde connaît un professeur. Comme le disait un ancien Premier ministre, « il y a autant de ministres de l’Éducation nationale que de concitoyens ». Ce contexte est à la fois une force et une contrainte. Nous disposons d’une formidable réserve de talents et d’une puissance éducative considérable. Pourtant, lorsqu’on interroge des capitaines d’industrie, ils s’étonnent : « Comment obtenez-vous d’aussi faibles résultats avec plus d’un million de diplômés de master ? » 

Ce paradoxe souligne un problème fondamental : nous avons tendance à tout demander à l’école. Lorsqu’elle déçoit, c’est un véritable dépit amoureux qui s’installe entre les Français et leur école. Or, les résultats préoccupants des dernières années ont engendré un désamour certain entre la nation et son système éducatif. 

L’école est une machine complexe, qui fonctionne sur un temps long, alors que notre époque réclame immédiateté et simplification. De plus, elle souffre d’une méconnaissance parmi nos élites, notamment politiques. Contrairement aux militaires, qui ont su valoriser leur institution à travers l’IHEDN (Institut des hautes études de défense nationale), l’éducation nationale n’a pas réussi à imposer une image forte et respectée. Cette méconnaissance se traduit parfois par des propos contestables de la part de responsables politiques. 

Pour structurer cette réflexion, je vous propose un plan en trois parties : 

  1. Un retour historique, essentiel pour comprendre les malentendus liés à l’héritage mythologique de l’école républicaine. 
  2. Un diagnostic précis, afin d’identifier les grands maux qui affectent notre système éducatif. 
  3. Une perspective d’avenir, proposant des solutions et des réformes adaptées aux défis contemporains. 

Première partie : un héritage fait de malentendus  

On parle souvent de l’école en général, mais il y a toujours eu deux écoles. D’abord, une école de et pour l’élite. Dès l’Antiquité, chez les Grecs, l’éducation des enfants, la paideia, repose sur un modèle gratuit, complet, idéal, mais aussi aristocratique et duel. Ce modèle éducatif s’inscrit dans la conception de l’otium, un loisir studieux, fécond et ambitieux, que l’on retrouve dans le mot « école » lui-même, issu du grec skholê. Cette notion s’oppose au negotium, qui renvoie au commerce et à une idée de loisir plus proche de la paresse pour les Grecs. 

La paideia s’adresse à une caste restreinte, les kaloi k’agathoi, ces jeunes gens beaux et bons destinés à devenir héros et rois. Dans une logique platonicienne, l’éducation doit leur permettre de retrouver cette vertu innée par une formation intellectuelle, morale, spirituelle et physique, illustrée par les Jeux olympiques, les concours d’éloquence ou encore le théâtre. Cet idéal classique traverse les âges : au Moyen Âge, il devient l’idéal chevaleresque ; à la Renaissance, il s’incarne dans l’humanisme d’Érasme, Rabelais et Montaigne, avec l’abbaye de Thélème comme modèle d’éducation pour les bien-nés. Cet héritage se perpétue à l’âge classique avec l’idéal de l’honnête homme, puis au Siècle des Lumières avec L’Émile de Rousseau, un modèle éducatif réservé à la noblesse et fondé sur le préceptorat, adapté à chaque individu. 

Cependant, ce modèle de l’école de l’élite évolue progressivement du préceptorat et de la gratuité intellectuelle vers un modèle plus pluriel et utilitariste. Le préceptorat atteint ses limites avec l’essor économique des sociétés occidentales et l’aspiration de la bourgeoisie à un niveau d’éducation supérieur pour ses enfants. Or, la bourgeoisie devient une part croissante de la population, rendant le préceptorat insuffisant. Par ailleurs, l’économie, l’État et l’Église requièrent une population mieux formée, que ce soit pour l’encadrement du peuple ou la lutte contre l’hérésie protestante. 

Trois influences principales ont donné naissance au modèle de l’école de l’élite en France : 

  1. Le mandarinat chinois : rapporté par les jésuites de leurs voyages en Extrême-Orient, ce système né sous la dynastie Han au IIIe siècle avant J.-C. repose sur l’apprentissage par cœur des textes confucéens et un concours rigoureux. Ce modèle vise une méritocratie avant l’heure, où les empereurs cherchent des hommes instruits et dévoués à l’intérêt général. 
  2. Le modèle jésuite : adaptant le mandarinat, les jésuites forment une élite capable d’encadrer le peuple et de contrer l’hérésie protestante. 
  3. Le modèle de l’État absolutiste centralisé : depuis les Francs, l’État renforce son administration et a besoin d’un corps de fonctionnaires compétents et loyaux. 

Ces trois influences ont conduit à l’émergence d’un modèle éducatif élitiste et compétitif en France, considéré, selon Durkheim, comme la source du génie national français. Les rois, se méfiant de la noblesse de cour, ont cherché à recruter des talents issus d’autres cercles, comme en témoigne le choix de Colbert sous Louis XIV. Progressivement, sous Louis XV puis Louis XVI, le recrutement d’une élite fondée sur la compétence s’est imposé. C’est dans ce contexte que naît le modèle des grandes écoles : l’École des Ponts en 1747, l’École des Mines en 1783, puis, avec la Révolution, l’École polytechnique et l’École normale supérieure. 

Napoléon va perpétuer ce modèle, qui n’a cessé de se perfectionner au cours du XIXe siècle. Ce système implique la nécessité de classer, trier et évaluer les élèves. Ainsi, les collèges jésuites, précurseurs en matière de pédagogie, ont influencé l’organisation du lycée, notamment avec l’instauration du baccalauréat et d’un système de notation sur 20 à partir de 1890 (contre une notation sur 10 au primaire). La bourgeoisie a largement tiré profit de ce système. Le modèle par excellence de cette éducation élitiste est le collège de Clermont, devenu par la suite le lycée Louis-le-Grand. Il s’agit d’ailleurs du seul collège jésuite à être resté ouvert durant la Révolution, ayant notamment compté parmi ses élèves Robespierre. 

En parallèle de cette école réservée à l’élite, une autre institution, destinée au peuple, s’est développée selon un modèle plus utilitaire. Son émergence remonte à l’Antiquité, où, par exemple, Rome disposait déjà d’écoles primaires où un maître enseignait aux enfants l’alphabet et le calcul. Cette approche répondait à une nécessité économique et commerciale. Contrairement à l’éducation élitiste fondée sur le préceptorat, ce modèle reposait sur un enseignement collectif, souvent dispensé dans des classes très nombreuses, parfois jusqu’à cent élèves. Le fonctionnement reposait sur une transmission individuelle : le maître expliquait la leçon à un élève après l’autre, ce qui entraînait une grande indiscipline et limitait l’efficacité pédagogique. De plus, les châtiments corporels, comme la férule, étaient fréquents, bien plus que dans les collèges jésuites, où il y avait une véritable pédagogie. 

Avec la christianisation, l’école s’est vue confier une autre mission : l’évangélisation des masses. Cette vocation prosélyte a été renforcée lors de la Réforme et de la Contre-Réforme, où l’éducation est apparue comme un outil puissant pour encadrer les populations. L’obligation scolaire pour le peuple est donc d’abord une initiative de l’État et des souverains. Elle prend forme avec l’ordonnance royale de Louis XIV du 13 décembre 1698, qui stipule : 

« Nous voulons que l’on établisse des maîtres et maîtresses dans toutes les paroisses pour instruire tous les enfants du catéchisme et des prières qui sont nécessaires, et nommément ceux dont les pères et mères ont fait profession de la religion prétendue réformée, comme aussi à lire et même à écrire à ceux qui pourraient en avoir besoin. » 

L’ordonnance royale de 1698 marque le début d’une alphabétisation de masse, bien que celle-ci demeure un effet collatéral d’une instruction poursuivant d’autres objectifs. Toutefois, son efficacité est indéniable : à la fin du XVIIe siècle, 20 % d’une classe d’âge est capable de signer les registres de mariage, un chiffre qui atteint 40 % à la veille de la Révolution. 

L’objectif premier de ces écoles populaires est avant tout utilitariste et moral, une tendance qui perdurera tout au long du XIXe siècle. Il s’agit de protéger les enfants, mais aussi de se prémunir contre les turbulences du peuple. Ce projet se heurte néanmoins aux réalités de la Révolution française, un constat partagé par François Guizot au XIXe siècle. Il ne cesse de rappeler à l’Assemblée que « la société est assise sur une mine immense de barbarie » et que « l’ignorance rend le peuple turbulent et féroce ». Pour Guizot, la Révolution illustre l’échec de l’Église, qui, sous l’Ancien Régime, faisait office de ministère de l’Éducation et des Affaires sociales. Selon lui, l’État doit désormais prendre le relais, ce qu’il entreprend avec les lois Guizot de 1833. Celles-ci instaurent un enseignement primaire élémentaire incluant « l’instruction morale et religieuse, la lecture, l’écriture, les éléments de langue française et du calcul, ainsi que le système légal des poids et mesures ». 

Dans sa Lettre aux instituteurs, Guizot souligne l’importance de leur mission : « Quant à l’éducation morale, c’est en vous surtout, Messieurs, que je me fie. On n’ignore pas que c’est là, sans aucun doute, la plus importante et la plus difficile partie de votre mission. » 

Cette volonté d’instruire et d’encadrer le peuple se poursuit sous le Second Empire avec Victor Duruy, puis sous la IIIe République avec Jules Ferry. Tous partagent le même constat : aucun régime ne se maintient plus de vingt ans sans être ébranlé par des guerres civiles, des défaites ou des révoltes. Ferry en fait l’expérience avec la Commune de Paris et le désastre de Sedan. Il en conclut que l’instruction doit être un facteur d’unité nationale. 

Dans sa Lettre aux instituteurs de 1883, il insiste sur cette mission : 

« Des diverses obligations qu’ils vous imposent, celles assurément qui vous tiennent le plus à cœur, celles qui vous apportent le plus lourd surcroît de travail et de soucis, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique. L’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale, qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage et du calcul. » 

Tout cela pour souligner que lorsqu’on évoque une école du peuple à vocation utilitariste, son premier objectif est d’assurer la stabilité sociale et l’adhésion du peuple au régime en place. De ce point de vue, un parallèle peut être établi entre Guizot et Ferry. 

À la fin du XIXe siècle, le modèle scolaire est clairement structuré : deux écoles pour deux classes sociales, deux ordres scolaires pour une société très hiérarchisée. D’un côté, une école fondée sur un principe élitiste, avec une minorité rigoureusement sélectionnée et formée dans les lycées pour diriger le pays sur les plans administratif, politique et économique. De l’autre, une école destinée au peuple, l’école communale, celle de Jules Ferry et de Ferdinand Buisson, qui accueille les enfants de six à treize ans – puis jusqu’à quatorze ans avec le Front populaire. Son rôle dépasse la simple transmission des savoirs : il s’agit avant tout de former des citoyens et des défenseurs de la République. Il ne faut pas oublier que cette école du peuple trouve ses origines dans une volonté de lutter contre la « barbarie » et d’assurer l’adhésion au régime en place.

De l’autre côté il y a l’école secondaire, le lycée qui est l’école de la bourgeoisie. Payant jusqu’en 1932, il accueille les élèves de la onzième à la terminale et a pour mission de former les futures élites du pays. Ces deux systèmes coexistent, fonctionnant selon des logiques distinctes et ne se rencontrant qu’exceptionnellement. Comme le résume Antoine Prost : « Le secondaire a son primaire et le primaire a son secondaire. » 

Les ennuis apparaissent lorsque ces deux écoles commencent à se rapprocher, cessant d’être des ordres distincts pour devenir des degrés d’un même système éducatif. À partir de ce moment, l’école élitiste influence progressivement le modèle populaire, générant une série de crises successives. Aujourd’hui, nous assistons – et je n’hésite pas à le dire – à la fin de ces modèles. 

Deuxième partie : les grands maux de l’école 

Aujourd’hui, notre école est en crise, ce qui reflète la crise de notre société. Tout d’abord, une impression partagée par les Français est que l’école a échoué dans son rôle de transmission des savoirs fondamentaux, ainsi que dans sa mission d’inculquer les valeurs essentielles de l’institution de la nation : la République, la démocratie, l’égalité. Toutes ces notions sont aujourd’hui remises en cause, comme si elles étaient des aspirations contrariées. 

Prenons donc l’exemple de l’objectif de la démocratisation scolaire, qui repose sur le mythe d’une école républicaine égalitaire. Comme je l’ai suggéré précédemment, à quelques exceptions individuelles près, et à l’image de la Chine, il n’y a pas de véritable démocratisation de l’école du peuple sous la IIIe République. La réussite de l’école communale, c’est avant tout la construction du creuset républicain. D’une certaine manière, on peut dire que la plus grande réussite de l’école de Jules Ferry a un côté tragique : c’est la Grande Guerre. 

Chaque Français, quel que soit son statut social, allait combattre pour la République. La guerre, c’est la réunion de toutes les classes sociales dans un même sacrifice. Cela a ouvert dans l’esprit des élites la possibilité de nouveaux droits pour le peuple. Par la Grande Guerre, le peuple a payé l’impôt du sang. À partir de ce moment, une aspiration à une école plus démocratique s’est fait sentir. 

De jeunes officiers ont réfléchi à cela dès le déroulement de la guerre ; ce sont les compagnons de l’université nouvelle. Ils se sont dit que ce qui était possible dans les tranchées, c’est-à-dire la réunion des classes sociales, devait également l’être à l’école. À partir de ce moment-là, il y a eu un long cheminement, des années 20 aux années 70, pour rapprocher ces deux écoles. C’est l’histoire de l’école au XXe siècle avec Jean Zay, qui, entre 1936 et 1940, a tenté de rapprocher les élèves des deux systèmes via une réforme de l’orientation en 6e. Il y a eu un petit recul sous Vichy, puis un ambitieux Plan Langevin-Wallon, avec le projet d’une scolarité obligatoire jusqu’à 18 ans dans un même creuset. C’est une sorte de feuille de route de la IVe et de la Ve République, plus ou moins implicite, avec plus ou moins de résistance. Mais, dans les faits, tous les chefs d’État ont suivi ce dessein. 

Sous le général de Gaulle, le décret Berthoin de 1959 rend la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans. En 1963, la réforme Fouchet-Capelle introduit les Collèges d’enseignement secondaire (CES), les Collèges d’enseignement général (CEG) et les lycées, qui sont alignés dans leur programme. Puis, en 1975, avec le collège unique, on passe de deux ordres scolaires distincts à deux degrés d’enseignement qui se succèdent. C’est un dessein politique généreux et démocratique, qui correspond aux aspirations de la société de la Ve République telle que la définissait le général de Gaulle. Cependant, ce modèle ne va pas fonctionner, car on va se contenter de décalquer le modèle élitiste du lycée sur l’école pour tous, à travers le collège unique. 

L’ambition que l’on donne au collège unique est maximaliste. C’est un trait de caractère français : elle est très élevée et déraisonnable, compte tenu de la population accueillie et des moyens qui ne sont pas mis en place. Contrairement à nos voisins, qui créent une école moyenne avec des attentes réalistes pour tous, fondées sur un programme minimal et un socle commun, nous alignons les programmes de ce collège unique sur ceux existant au lycée, destiné à la bourgeoisie. L’élite y voit un certain avantage : l’élargissement du vivier d’élèves pour constituer l’élite. C’était la logique de Péguy comme des compagnons de l’Université nouvelle. Ils voulaient conduire plus de talents vers la haute culture, selon les exigences les plus élevées, celles d’une université jusque-là interdite au peuple.

Mais dans les faits, ce système se transforme en un jeu de massacre pour les enfants du peuple, qui ne sont ni préparés ni accompagnés, ni par leur famille ni par leur école. Cela devient évident lorsque l’on constate la suppression des études dirigées au lycée, alors que les nouveaux publics en auraient eu encore plus besoin que le public initial. On aboutit à une véritable école du tri. Le modèle élitiste ou émulatif français fonctionne jusqu’aux grandes crises des années 70 et 80. C’est ce que j’appelle la France de l’ingénieur Bertin, celle du Concorde, celle du TGV, celle du nucléaire. C’était une fierté nationale, le triomphe des polytechniciens dans l’industrie, le triomphe des normaliens et des énarques en politique et dans l’administration. 

Tant que le contrat tacite était rempli, tout allait bien : un État bien géré, une économie prospère, une promesse de progrès social. On pouvait échouer à l’école, tant qu’il y avait de l’emploi et qu’on était assuré que la génération future vivrait mieux que la précédente. Cependant, le modèle, qui ne se réforme pas structurellement, ne s’adapte pas et commence à s’effriter avec les crises, pétrolières, économiques, migratoires et d’autorité. Cela coïncide précisément avec la création du collège unique en 1975. L’arrivée d’un nouveau public, qui n’a pas les codes et qui se confronte au modèle du lycée, entraîne rapidement des échecs. Or, peu de changements sont opérés dans l’approche pédagogique et dans l’accompagnement de ces élèves. 

Jusqu’aux années 80, cependant, cela fonctionne encore, mais en mode dégradé. Pourquoi ? Parce que nous avons encore des instituteurs formés dans les écoles normales, des professeurs d’enseignement général de collège formés de manière structurée aux automatismes. Il existe également des filières de relégation au collège qui assurent une certaine homogénéité : on écarte plus tôt qu’aujourd’hui, et il y a aussi des filières sélectives réservées aux bons élèves (par exemple, le latin, l’allemand). 

À partir des années 90 et surtout des années 2000, en raison de l’apparition de véritables ghettos dans la société, de la montée de la précarité, de l’évolution du modèle familial, des crises d’identité et du déclassement, sans compter la montée en puissance de l’école inclusive en 2005, nous assistons à une chute des résultats, comme le montrent les indicateurs PISA, PIRLS et TIMSS. PISA évalue, à 15 ans, des compétences assez complexes, TIMSS se concentre sur les mathématiques et sur les automatismes, montrant que nous ne sommes pas bons dans ce domaine, ce qui n’est pas une découverte, puisque nous ne les travaillons pas. De même, sur PIRLS, pour la lecture en CM1, nos élèves, non entraînés à des textes longs, échouent. Peut-être que les compétences demandées ne sont pas adaptées, mais regardons la différence de réaction face aux résultats de PISA entre Allemands et Français. Pour les Allemands, c’est le choc de PISA, et ils se mettent en situation de répondre à ces attentes pour obtenir de meilleurs résultats, tandis que nous remettons en cause le thermomètre, ce qui est aussi une réaction typiquement française. 

En ce qui concerne TIMSS et PIRLS, les élèves ne sont pas suffisamment préparés, et c’est pourtant nécessaire pour développer ensuite des compétences complexes, telles que la lecture de textes longs et les automatismes de calcul et de résolution de problèmes en mathématiques. Nous observons également une hausse de l’indiscipline : nous sommes champions, avec 50 % des élèves se plaignant du chahut en classe, un record dans l’OCDE.

Avec les crises, chacun parie davantage sur l’école pour s’en sortir, ce qui entraîne plus d’attentes. Pourtant, le modèle demeure malthusien et sélectif, et il y a une véritable course aux places, allant parfois jusqu’à la caricature, comme j’ai pu le constater dans l’académie de Paris. 

C’est un modèle extrêmement formaté qui est attendu pour nos élèves, et j’ai pu constater de nombreuses souffrances, avec des taux de suicide alarmants dès les petites classes. Une pression anormale est mise sur les enfants et leurs familles, car il n’y a pas de place pour tout le monde, notamment pour les enfants issus des milieux sociaux défavorisés. Cela engendre une frustration et une rupture de la cohésion. Chacun se rend compte que la promesse républicaine est une fausse promesse, et que les disparités sociales ainsi que la reproduction sociale sont exacerbées en France. C’est le pays qui reproduit le plus les déterminismes sociaux. Dans les grandes écoles, 64 % des effectifs proviennent des PCS très favorisés, alors que les jeunes issus des PCS très favorisés représentent seulement 23 % de la jeunesse. À l’inverse, 9 % des effectifs des grandes écoles proviennent des PCS défavorisés, dont seulement 5 % dans les établissements les plus sélectifs, alors qu’ils représentent 36 % de la jeunesse. S’ajoutent à cela des disparités géographiques : la moitié des étudiants des grandes écoles les plus sélectives viennent de 8 % des lycées français. Les bacheliers parisiens, qui ne représentent que 2,5 % des bacheliers, constituent 27 % des effectifs de l’X et d’HEC, et 24 % de ceux de l’École normale supérieure. Aucun changement n’a eu lieu depuis 30 ans, malgré les quotas de boursiers et les cordées de la réussite. En France, il faut six générations pour qu’un descendant pauvre atteigne le revenu moyen. Quel creuset républicain pouvons-nous observer dans un tel contexte, où il existe une tendance à la séparation, à la sécession entre territoires, entre écoles, collèges, lycées publics et privés, ainsi qu’une tendance au communautarisme sous toutes ses formes ? 

Le modèle est à bout de souffle, car il ne correspond plus aux exigences de l’époque. Aujourd’hui, la nécessité est de relever les grands défis scientifiques, climatiques, politiques et sociaux, notamment liés à l’esprit critique – ce que l’on appelle la « perma-crise », selon Edgar Morin. 

Il existe des manques partout, à tous les niveaux : il manque des soudeurs, des ingénieurs, des cuisiniers, des médecins, des infirmiers, des policiers et des professeurs. L’appareil de formation ne suffit pas. Nous nous sommes égarés depuis les années 1970 en matière de pédagogie. Gardons en tête les querelles sur la lecture et les mathématiques, notamment avec un structuralisme mal digéré, qui a engendré une forme de déclinaison inadéquate de l’intellectualisme universitaire vers le secondaire et le primaire. Les querelles sur la lecture ne datent pas d’aujourd’hui. J’ai repris, par exemple, le manuel que j’utilisais à l’école primaire en 1972 : il y avait déjà un peu de méthode globale. Mais j’avais aussi des instituteurs formés à la fin de la IIIe République, qui savaient corriger ces travers. Néanmoins, il y avait déjà des mécanismes en place qui ont finalement fait basculer le système vers la confusion. On s’est mis à enseigner à lire comme le médecin de Molière pratiquait la médecine. Les méthodes nouvelles pour apprendre à lire ont donné des catastrophes. 

En mathématiques, c’est la même chose : on se dit qu’il faut respecter les petits cerveaux des enfants, qu’il ne faut pas les brusquer, et donc on se contente d’enseigner les opérations, en repoussant la division au CM2. Pourtant, on sait qu’il faut enseigner les quatre opérations de manière successive, car elles sont liées et doivent être perçues dans leur cohérence. C’est une question d’automatisme : on l’admet en musique, par exemple, avec le piano, où il faut répéter, mais on ne l’admet pas pour les mathématiques ou les lettres. Le système n’a pas encore intégré cette logique. 

Face à un public de plus en plus fragile et à des méthodes pédagogiques qui ne sont pas sûres, qui ne correspondent pas, par exemple, à celles définies par Ferdinand Buisson pour la IIIe République, on n’arrive plus à faire écrire, lire et calculer correctement les générations. Nous ne formons pas non plus aux compétences attendues, tant par les entreprises que par la société, comme par exemple les compétences psychosociales et collaboratives, qui sont totalement étrangères à ce que l’on enseigne à l’école, au collège et au lycée. 

Le modèle reste malthusien et concurrentiel, alors que la société n’a plus besoin de seulement quelques talents, mais de tous les talents. Le modèle de recrutement est-il aberrant ? Nous avons besoin de médecins, et pourtant, nous les faisons venir du monde entier, alors que des jeunes gens de qualité échouent à dépasser la première année, à cause de la sélection par les mathématiques, dans une logique de discrimination par cette discipline. Celle-ci s’est substituée au latin comme critère de sélection. Les mathématiques deviennent ainsi un outil de discrimination. Il faudrait sortir du mode concurrentiel pour aller vers une émulation plus collective, vers un sens de la cohésion nationale. 

L’objectif assigné à l’école devrait être de repérer et d’accompagner chaque élève selon son talent. Or, la fabrique des élites de la République, aujourd’hui, fonctionne à l’inverse. Si je prends l’exemple des prix Nobel, vous remarquerez que depuis quelques années, ce sont deux ou trois individus qui sont récompensés pour des découvertes faites il y a 40 ans ou moins. Demain, ce seront des laboratoires entiers qui seront distingués. Aujourd’hui, nous manquons de 20 000 ingénieurs par an. Prenons aussi l’exemple du vaccin à ARN messager : pourquoi le pays de Pasteur et de Sanofi n’a-t-il pas trouvé ce vaccin ? 

Il ne faut pas s’étonner non plus du manque d’attractivité du métier d’enseignant et de l’isolement qui touche cette profession. Si vous discutez avec des professeurs aujourd’hui, vous verrez qu’ils se sentent un peu comme les fantassins de 1916, c’est-à-dire qu’ils se vivent seuls au front, tandis que l’arrière ne perçoit pas la réalité de la situation. L’assassinat de nos professeurs Samuel Paty et Dominique Bernard a considérablement ébranlé l’institution. On n’enseigne plus de la même manière, on fait beaucoup plus attention, on s’autocensure. Si aujourd’hui, il y a moins d’atteintes concernant la laïcité qu’il y a quelques années, c’est sans doute parce que les professeurs n’osent plus aborder certains domaines, ce qui est encore plus inquiétant que s’il y avait des atteintes à la laïcité. 

Nous avons dans nos universités et nos écoles une sorte de sociologisme, de gauchisme, de wokisme, que l’on dénonce à Sciences Po, mais que l’on retrouve aussi à l’université. La peur, l’isolement, l’abandon sont des maux qui gangrènent le système. La mission moralisatrice et éducatrice de l’école s’efface peu à peu. Dans ces conditions, il ne faut pas s’étonner de certaines dérives : l’hyperviolence, le harcèlement, les gangs, la radicalité, ainsi que le recul de l’esprit critique et de l’autorité. Je noircis peut-être le tableau, mais il me semble que nous avons atteint un constat quasi proche de la faillite du modèle éducatif, avec pour réponse une profusion de mots laissant ces grands maux sans réponse. 

Troisième partie :  Les remèdes possibles et les conditions à respecter  

Il faut agir dans trois directions : les ressources humaines, la pédagogie et la concrétisation de l’école nationale.

Il est en effet nécessaire de réfléchir à l’évolution des ressources humaines. La logique des circulaires est inefficace et dépassée. Pourquoi émet-on des circulaires ? Comme il n’y a pas suffisamment de cadres, il est nécessaire de créer des textes, mais cela ne fonctionne pas. Les administrations n’ont pas d’autres moyens dans l’Éducation nationale. Le défi est donc bien de professionnaliser les ressources humaines. Cependant, il manque une véritable politique des ressources humaines dans ce ministère. Bien qu’il existe une Direction générale des ressources humaines (DGRH), elle se limite principalement aux aspects statutaires, ce qui présente des limites en termes d’attractivité et d’efficacité dans le pilotage de l’institution. 

Il faut créer une véritable chaîne hiérarchique, avec la création de nouveaux grades, des professeurs experts et seniors, qui assureront la formation et l’accompagnement au sein des équipes. Ces professeurs conserveraient une partie de leur service d’enseignement, tout en assumant une fonction d’expertise en matière de formation, d’inspection et d’accompagnement. Cela permettrait de créer des relais au sein de l’institution, pour s’assurer que les textes et les réformes sont réellement appliqués. Ce modèle offrirait une véritable ressource humaine de proximité et fournirait des perspectives de carrière aux professeurs. Cela permettrait aussi de créer un vivier de cadres, nous manquons de plus en plus de vocations, par peur de la responsabilité. 

Cette évolution devrait être couplée à une réforme ambitieuse de la formation des enseignants, qui est l’un des maillons faibles de notre système. Il faut un recrutement dès le niveau Bac +3, avec des professeurs stagiaires jusqu’à l’obtention du Master. Pour les professeurs de lycée et collège, une formation de haut niveau à l’université avec des périodes en alternance en établissement scolaire. Pour les professeurs des écoles, j’avais pensé à des classes préparatoires au professorat des écoles, plus une école académique de formation continue avec de l’alternance en école. 

De plus, chaque recteur devrait disposer d’une école académique de formation continue pour tous les enseignants. Il est essentiel de travailler à l’attractivité du métier et à la qualité du système. À la rentrée dernière, 3 100 postes n’ont pas été pourvus, et le nombre de démissions a considérablement augmenté. Bien que les chiffres ne soient pas encore alarmants, nous avons observé une augmentation de 300 % en quelques années. Dans certaines académies, faute de candidats, on recrute avec des notes aussi faibles que 4 sur 20 pour les professeurs des écoles. 

Parmi les solutions, il faudrait introduire de nouveaux métiers dans l’éducation, comme je l’ai mentionné précédemment. Il est crucial d’arrêter de se focaliser uniquement sur la fonction publique et d’accepter des contrats courts, comme le fait l’armée, avec des contractuels formés dans les écoles de formation continue. Il faudrait s’adresser à de jeunes diplômés qui accepteraient d’enseigner mais ne souhaitent pas en faire leur métier à vie. Ils pourraient, par exemple, enseigner pendant quelques années, une expérience qui serait valorisée. De même, il existe de nombreuses secondes carrières, notamment d’anciens ingénieurs ou avocats qui ont interrompu leur activité pour des raisons familiales et souhaitent reprendre une activité professionnelle. Souvent, on leur propose des petits contrats et on leur demande de passer un concours, mais à 50 ans, est-ce réaliste ? Il faudrait les accompagner, les mettre en situation et les titulariser s’ils donnent satisfaction. 

Il existe également un problème de salaires et de traitement des professeurs. En Allemagne, un professeur du secondaire gagne 60 000 euros, tandis qu’en France, il n’en gagne que 29 000. Pour les professeurs des écoles, la situation est encore plus préoccupante, car nous sommes en dessous des standards de l’Union européenne et de l’OCDE. Il est donc impératif d’augmenter les salaires des enseignants, même si je suis conscient que les budgets sont très tendus. Toutefois, il serait possible d’augmenter les salaires de 25 %, à condition d’y adjoindre une contrepartie. La première contrepartie serait d’inscrire l’obligation de formation continue dans le service des professeurs du secondaire et de la porter de 18 à 36 heures dans le primaire. Il serait aussi nécessaire d’inscrire l’obligation de remplacement dans le service des professeurs, avec un nouveau statut. On pourrait imaginer un équilibre entre le temps d’enseignement, le temps d’accompagnement, le temps de formation et les diverses missions. 

L’an dernier, nous avons perdu 15 millions d’heures d’enseignement. La nécessité de remplacer toute absence fait partie de la condition sine qua non pour garantir une éducation de qualité. Nous le devons aux familles, car c’est la crédibilité de l’Éducation nationale qui est en jeu. On observe parfois une absence de professeurs pendant des mois. Dans l’académie de Créteil, les besoins d’enseignants sont considérables, et que penser quand des élèves de CP et de CE1 restent sans professeur pendant trois à quatre semaines, a fortiori quand ils appartiennent à des classes populaires qui n’ont que l’école pour progresser ? 87 % des familles des écoles privées sont satisfaites du remplacement, contre seulement 47 % de celles des écoles publiques. 

Il est nécessaire d’envisager une véritable révolution pédagogique, car nous réformons souvent beaucoup de choses en périphérie sans jamais nous intéresser au cœur du problème, c’est-à-dire ce qui se passe dans la classe, la pédagogie. En effet, il n’y a pas d’amélioration des résultats possibles sans transformation du rapport à l’élève et des pratiques pédagogiques. La relation maître-élève est restée un modèle artisanal. La liberté pédagogique, souvent invoquée, n’a pas de sens sans une connaissance approfondie des méthodes pédagogiques qui fonctionnent, ainsi que des sciences cognitives et de la psychologie. Aujourd’hui, cette liberté pédagogique devient parfois l’alibi d’une ignorance en matière de pédagogie. On n’imagine pas un médecin inventer un nouveau traitement sans s’appuyer sur des connaissances validées. De même, il est crucial que les professeurs soient formés à la transmission des automatismes et des méthodes qui fonctionnent, notamment en ce qui concerne la lecture et la fluence. Il existe une résistance des professeurs des écoles à pratiquer systématiquement la fluence, mais c’est la seule façon de faire progresser les enfants en lecture. Il faut qu’ils maîtrisent un certain nombre de mots par minute. 

Nous devons également travailler sur la culture de l’évaluation pour améliorer le pilotage du système éducatif. Il y a eu quelques progrès en la matière. La dynamique vertueuse repose sur des moyens adaptés, des évaluations, de la formation, un projet, et cette boucle se réitère indéfiniment. 

Une autre limite importante en matière de ressources humaines est la solitude des professeurs. Il faut en finir avec l’individualisme du professeur, qui ne correspond plus à la réalité de nos classes et conduit à l’isolement. Il est essentiel d’encourager la cohésion au sein des équipes pédagogiques et de favoriser la collaboration. Un professeur ne peut pas, seul, gérer une classe, surtout face à des jeunes qui ont des codes parfois très opposés à l’adulte sinon cruels. Ils ne peuvent pas y faire face seuls. La réponse face à une classe doit être collective, avec des adultes spécialement formés et complémentaires, où la dimension médicale et psychologique est également prise en compte. Il faut repenser la répartition des tâches pour dégager du temps et des moyens, notamment pour ce que j’appelle les « tâches subalternes », comme la surveillance ou la correction des copies. On pourrait confier ces tâches à des assistants d’éducation, voire à l’intelligence artificielle (IA). L’objectif est de libérer du temps pour le réinjecter sur l’essentiel : le face-à-face pédagogique, l’individuallisation de la pédaggie, la formation scientifique, la collaboration entre adultes et la relation aux parents. 

Il faut aussi réaffirmer un contrat national, un contrat entre l’école et la nation, un contrat entre la nation et les professeurs, un contrat qui permette de pérenniser notre système éducatif. À cet égard, je pense que nous gagnerions à adopter une vision pluriannuelle de notre budget éducatif, à l’instar des militaires. Il faut également travailler en termes de communication intelligente avec les différents acteurs de la société : les décideurs publics, les journalistes. L’éducation ne doit pas être vue comme une dépense, encore moins comme une variable d’ajustement budgétaire ; c’est un investissement, le plus important pour une nation. Dans une note de 2018 de la Direction générale du Trésor, il est souligné que l’impact des mesures de dédoublement des classes de CP exercerait une influence de 2 points sur le PIB et créerait 120 000 emplois. Pourtant, nous observons souvent une politique de gestion à court terme, inefficace, qui génère de l’insécurité et donne un alibi à ceux qui ne veulent rien changer et qui paralysent le système. 

Quel avenir souhaitons-nous pour notre école ? À quelles conditions pouvons-nous mener une politique éducative efficace ? Voulez-vous toujours une éducation nationale, ou souhaitez-vous la livrer au marché, comme certains le proposent ? Quel objectif doit-on viser et quel consensus minimal faut-il établir ? Qui est responsable de quoi ? Que demande-t-on réellement à l’école ? Comment libérer les énergies, la liberté, la créativité des talents ? Il est urgent d’avoir un discours fédérateur et enthousiasmant sur l’école, afin de réenchanter ce modèle qui est aujourd’hui celui de la déploration, où chacun est contrit et malheureux, sans véritable aspiration nationale. 

Enfin, je conclurai en disant que les enjeux de l’éducation sont avant tout de passer à une démarche de qualité. La détérioration de l’école publique est avérée par des enquêtes, comme celle de la rentrée dernière menée par la Fondation Jaurès : 73 % des Français considèrent que l’école publique se détériore, mais 57 % restent attachés à leur école. Pour les Français, les trois principaux problèmes sont la hausse de la violence, le manque de discipline et le non-remplacement des professeurs absents. Il est impératif de s’attaquer à ces problèmes dans cet ordre. Par ailleurs, 62 % des Français expriment leur défiance à l’égard de l’enseignement public. 

Pour remplacer les professeurs, il faut passer à une nouvelle gouvernance, un renouveau des ressources humaines avec de nouveaux métiers, des formations innovantes et un recrutement adapté. Il faut passer de l’individualisme à la responsabilisation collective, et développer une pédagogie éprouvée, adaptée, qui réponde clairement aux besoins de la société et soit en accord avec ses attentes. Il est indispensable de créer une école véritablement inclusive, où l’égalité des chances n’est pas un simple mot, mais une réalité vécue et incarnée, que les Français retrouvent dans leur quotidien. Pour cela, je crois que l’urgence réside dans la réflexion collective autour d’un consensus éducatif, dans une logique qui pourrait s’inspirer du modèle scandinave. 

Marie-Françoise Bechtel 

Je me suis beaucoup penchée sur les questions d’égalité des chances dans les grandes écoles tout au long de ma carrière. Il m’ apparaît que, en réalité, cet échec reflète la fin des Trente Glorieuses, d’un modèle économique axé sur le bien-être, un consensus social et des rapports convenables entre les forces du socialisme et du capitalisme. Ce modèle a permis de créer un véritable ascenseur social et d’enrayer la reproduction sociale absolue. 

Cependant, à partir des années 90, cet ascenseur social a commencé à se détériorer, et cela donne ce que vous avez décrit. L’ensemble des filières électives a été affecté. Il est difficile de ne pas constater que l’évolution du modèle économique, avec l’implantation du néolibéralisme, y est pour beaucoup. Aujourd’hui, les Trente Glorieuses sont révolues. La concurrence mondiale engendre de nouveaux phénomènes, notamment la compétition avec d’autres empires que les nôtres. Nous faisons face à la violence et à la perversion des passions contradictoires de différents organismes religieux. La déstructuration de notre société est complexe, et il est difficile de la mettre en relation uniquement avec l’évolution du modèle économique, d’autant plus que nous continuons à nous référer à la parenthèse très confortable qu’ont été les Trente Glorieuses. 

Christophe Kerrero 

Pendant les Trente Glorieuses, il n’était pas grave d’échouer, car il y avait toujours du travail. Je me souviens que, autour de moi, les cadres changeaient de voiture chaque année. Il fallait avoir la villa plus grande, la voiture plus prestigieuse. Nous n’avons pas anticipé la fin de ce modèle, et le système élitiste républicain de l’école, ainsi que des grandes écoles, est resté extrêmement malthusien alors qu’il devenait impératif d’ouvrir l’accès à l’éducation. Nous avions besoin de former davantage de personnes.  

Marie-Françoise Bechtel 

La France est restée ancrée dans un modèle malthusien, qui est devenu de plus en plus rigide au moment où elle ouvrait de plus en plus son économie et ses finances, ce qui était en décalage avec ce modèle. Elle n’a pas voulu trouver la synthèse entre ces deux réalités. Cependant, les États-Unis ont réussi à opérer cette synthèse, et l’enseignement y connaît un succès général. 

Christophe Kerrero

Les États-Unis ont su trouver la force de croire en eux et en leur nation. Ensuite, ils travaillent par projets. Nous avons eu une avance exceptionnelle dans certains domaines jusqu’aux années 1980 (par exemple, le résultat de l’anticipation de Giscard sur le nucléaire ou l’informatique française), mais nous n’avons pas été capables de prévoir l’avenir, car nous sommes pris dans une logique de sclérose et nous manquons de confiance en nous-mêmes. Il n’y a pas de discours sur la nation. L’école, qui a besoin d’un contrat et d’une projection, en est dépourvue et s’atrophie. Le mal profond réside dans l’absence de discours sur la nation, sur ce que l’on attend du pays et ce que chacun peut y apporter et en retirer. Nos concitoyens attendent des services publics qui fonctionnent, et il faut réparer le tissu social. Dans le domaine de l’éducation, il est nécessaire d’avoir un discours enthousiaste, et nous pourrions nous inspirer des États-Unis. Par exemple, dans mon expérience, j’ai réussi à fédérer une académie autour d’un projet d’égalité des chances. Les gens étaient satisfaits car ils le trouvaient juste. Il existe une paresse intellectuelle et politique lorsqu’il s’agit de construire un discours.

Marie-Françoise Bechtel

Une parole ministérielle, même si elle est saine et constructive, si elle va de l’avant, rencontre des difficultés dans les relais qui la conduisent jusqu’aux enseignanta. Certaines inspections considèrent qu’elles ont leur propre politique à mener, indépendamment de celle du ministère. J’ai travaillé dans le cabinet de Jean-Pierre Chevènement lorsqu’il était ministre de l’Éducation nationale, et ce qui est impressionnant, c’est que lorsque le ministre déclare que les jeunes Français doivent apprendre à lire, écrire et compter, 80% des Français sont d’accord. Pourtant, je ne sais pas si 50% ou 60% des inspecteurs primaires relayaient réellement ce discours auprès des instituteurs. Ils étaient engagés dans une éducation de masse, individualiste et consumériste, qui conduit à la paupérisation de la profession et à une vision négative de l’école, ce qui est absurde. 

Christophe Kerrero

Je pense que, de ce point de vue, nous avons un peu progressé, notamment en ce qui concerne les évaluations et le discours pédagogique. Aujourd’hui, plus personne ne remet en cause l’enseignement de la méthode syllabique, et nous pouvons désormais nous appuyer sur les sciences cognitives. Cela représente un travail de 15 à 20 ans, mais nous avons déjà commencé à gagner cette bataille. Je suis d’accord avec l’idée qu’il y a un manque de relais, d’où la nécessité d’avoir des ressources humaines intermédiaires. 

Marie-Françoise Bechtel 

Le changement de sociologie des enseignants est également un phénomène aux conséquences sérieuses qui les conduit notamment à transmettre l’individualisme pregnant de la société contemporaine …

Christophe Kerrero 

En même temps, nous ne formons pas correctement les professeurs. L’employeur ne définit pas clairement ce qu’il attend, et le discours est laissé à n’importe qui. Il est nécessaire de recruter des jeunes de tous les milieux pour devenir instituteurs, comme l’a fait Ferry. Toutefois, il faut aussi leur fournir une formation adéquate et un discours sur les méthodes pédagogiques ainsi que sur ce que l’on attend d’eux en termes de cohésion nationale. Aujourd’hui, il n’y a pas de discours structuré, et, de ce fait, il est difficile de dire que les gens n’y adhèrent pas. Je suis relativement optimiste quant à l’idée d’un discours cohérent, car j’ai vu des jeunes filles issues de l’immigration devenir les plus grandes défenseuses de la laïcité et de la République. Elles ont compris que ces valeurs étaient des facteurs d’émancipation pour elles. Il faut cependant que cet engagement soit ancré dans le réel ; cela ne doit pas devenir une illusion ou un mensonge, où, au lieu de cela, on se retrouverait dans une reproduction sociale et un entre-soi. 

Dans la salle  

Je m’interroge sur ce modèle traditionnel, malthusien. Beaucoup de personnes estiment qu’il faudrait en revenir à ce modèle, car aujourd’hui une grande classe d’âge détient désormais le bac. Il en va de même pour l’enseignement supérieur. Je me demande s’il faut vraiment continuer dans cette direction, car lorsque ce n’est plus l’école qui fait le tri, c’est l’argent. Par exemple, aujourd’hui, beaucoup de personnes choisissent de faire du droit, et pour intégrer les grands cabinets, elles poursuivent des LLM aux États-Unis, des formations qu’elles paient 100 000 dollars par an pour revenir en France. Ce constat peut être appliqué à d’autres filières. Lorsque l’université n’est plus sélective, c’est l’argent qui fait le tri. D’un point de vue social, je comprends que la société ait besoin de beaucoup d’énergie. 

Christophe Kerrero 

Ce n’est pas uniquement une question de point de vue social, c’est aussi une question d’efficacité pour la nation. Je vais prendre quelques exemples. Connaissez-vous un normalien qui enseigne ? Normal Sup est censée former des enseignants. Connaissez-vous un polytechnicien qui soit ingénieur dans nos nouvelles générations ? Non, ils sont devenus traders. Ainsi, la nation finance des études gratuites pour des jeunes gens qui pourraient se permettre de payer leurs études, mais qui ne travaillent pas pour la nation. Aujourd’hui, ils ne servent pas la nation parce que nos élites sont extrêmement individualistes et cherchent avant tout à gagner de l’argent. Ce modèle est devenu tabou pour cette raison. Par ailleurs, on ne sélectionne plus de manière adéquate : regardez partout, que ce soit au Conseil d’État, à la Cour des Comptes ou à Polytechnique, vous ne constatez pas de réelle représentativité de la nation. Je veux bien qu’on sélectionne, mais il n’y a pas de véritable représentativité. Comment voulez-vous qu’il y ait une adhésion de la nation lorsqu’il s’agit d’un modèle oligarchique ? Il faut passer par un certain nombre d’écoles pour arriver à des postes élevés, mais l’école ne permet plus aux jeunes issus de milieux modestes ou des classes moyennes d’atteindre ces places. Si cela fonctionnait comme dans les années 60-70, on pourrait dire que c’est très bien. Mais de nos jours, les élites ne travaillent plus pour le pays, et les Français diront qu’elles ont échoué. L’école ne parvient pas à accompagner ceux dont les familles ne sont pas présentes, donc le modèle ne fonctionne plus. 

Il est nécessaire, dans ce cas, de réorienter notre modèle pour qu’il produise des cadres, car nous manquons de médecins, de professeurs et d’ingénieurs. En médecine, il existe un numerus clausus qui pourrait être augmenté, mais il y a une forte résistance de la part du corps médical et nous revenons ainsi à l’ancien modèle. On tend à penser que c’est la sélection qui garantit la qualité. Cependant, nous n’avons plus les moyens de nous permettre ce luxe, car l’assiette est insuffisante. En médecine, nous devons faire appel à des professionnels étrangers. Il faut réorienter notre modèle de manière qu’il profite réellement à la nation. Cela est lié à l’évolution du système économique. 

Marie-Françoise Bechtel

Tout de même, pour la haute fonction publique, c’est une minorité qui va dans le privé, cela on ne le dit pas. Cela permet de maintenir une ossature d’Etat convenable.  

Christophe Kerrero 

Le modèle actuel de l’Inspection générale des finances repose sur le passage par le secteur privé. C’est un modèle qui se voit clairement. Cette transition vers le privé est également très visible au sein de nos élites dirigeantes. 

Marie-Françoise Bechtel 

Cela a toujours été le cas, depuis au moins sous Pompidou, pour l’Inspection générale des finances (IGF) mais cela est conforme à son origine : elle a été créée sous la Restauration pour accompagner le développement de l’économie. Son intégration par l’Ena est plutôt un accident de l’histoire. Quant au Conseil d’État, seule une petite minorité est partie dans le privé et n’est pas revenue. Il y a trente ans, le passage vers le privé n’était pas aussi lucratif qu’aujourd’hui ; l’orientation économique vers la financiarisation pervertit l’ensemble des rouages. Je ne sais pas si nous résisterons à la prochaine crise financière, sauf si une crise géopolitique de grande ampleur, voire nature guerrière, prend le dessus. Nous avons vécu une véritable révolution économique et sociale qui a emporté avec elle les phénomènes sociétaux, dont l’école, qui est faite par des enseignants eux-mêmes pris dans ces mouvements et soumis assez largement peut-être aux passions communautaristes. 

Christophe Kerrero 

Les professeurs sont le reflet de la société. Il y a des querelles en salle des professeurs autour de la société, mais moins sur la pédagogie. En Seine-Saint-Denis, il y a une présence importante de professeurs LFI. Cependant, de près, ce n’est pas la question principale ; c’est plutôt un sentiment de désespérance lié à la condition enseignante, qui a perdu son sens. Un instituteur sous la IIIe République était un fonctionnaire de catégorie B. Il ne roulait pas sur l’or, mais il y avait la société derrière lui, et le sourire de l’enfant était sa récompense ultime. 

Aujourd’hui, cette satisfaction est moins présente, et la massification de l’enseignement fait qu’il est difficile d’avoir des professeurs de vocation. D’où le besoin de professionnaliser. Le professeur est abandonné ; on lui met tout sur le dos, comme le Tiers Etat sous l’Ancien Régime. 

Cela est dangereux, car cela isole le professeur, qui risque de se tourner vers des sirènes d’extrémisme et de radicalisation, n’étant pas protégé par la nation. La tentation politique serait de vendre l’école à la découpe, avec une éducation publique pour les pauvres et une éducation privée pour les riches, accentuant ainsi la séparation. D’ailleurs, il n’y a pas d’uniformité au sein du corps professoral. Certains sont mariés à des cadres, d’autres sont proches de LFI, et certains, par leur isolement, votent RN. Ils reflètent le corps social français. Il y a peut-être un biais à gauche, mais plus proche de la social-démocratie que de la gauche LFI, mis à part quelques bastions à Créteil, à Toulouse… Il suffit de quelques individus hyper syndiqués dans l’opposition pour contaminer un organisme, mais ce n’est pas la majorité de la population professorale. Les professeurs à Paris sont les plus syndiqués de France, et nous avons réussi à les former aux méthodes d’apprentissage de la lecture, d’abord en REP, puis en REP+ et en CP. Il y a eu une adhésion extraordinaire. Aucun professeur ne souhaite l’échec de ses élèves ; il a besoin d’être bien équipé. C’est une des rares professions dans lesquelles on exerce un métier sans véritable formation, car il ne reçoit que sa formation disciplinaire. 

Dans la salle 

Il y a un angle mort dans les discussions sur l’école, celui de l’intérêt des élèves. On se focalise sur l’insuffisance de l’offre, mais il est difficile de faire cours à une classe qui ne veut pas être là. Un de mes amis, professeur en REP en Seine-Saint-Denis, me raconte le contraste entre ses cours avec une classe de 6e, où les enfants veulent participer, et ceux de 4e et 3e, qui sont indisciplinés. Lors de ses cours de 55 minutes, il passe 40 minutes à gérer la discipline. Il y a un problème culturel, où les enfants ne croient plus en l’école, où l’apprentissage n’est pas valorisé, et où ceux qui veulent apprendre sont moqués. 

Christophe Kerrero 

Il faut également se demander pourquoi cela fonctionne en 6e mais pas en 4e et 3e. Ce n’est pas seulement l’adolescence qui est responsable de cette situation. Je ne pense pas que l’apprentissage soit naturel pour 95 % de la population. C’est une violence faite à chacun, c’est difficile pour le jeune enfant ; l’éducation implique une certaine contrainte. Il faut se méfier de l’idée que l’intérêt naturel des enfants est suffisant. Dans une famille sans écrans et avec du mimétisme, l’apprentissage est plus facile. Ayant enseigné dans des milieux favorisés et défavorisés, même les familles CSP ++ rencontrent ces problèmes avec leurs enfants. La sollicitation numérique est omniprésente. Même dans une assemblée d’adultes et de cadres, il est difficile de retirer un appareil. C’est encore plus difficile dans des milieux où l’encadrement familial est moins présent. 

Dans des milieux comme les REP+, un professeur de français ou de mathématiques seul ne peut pas enseigner efficacement. Cela doit être l’affaire de l’ensemble des enseignants. On gagnerait à avoir des professeurs des écoles un peu plus longtemps, afin que le lien soit renforcé d’une discipline à l’autre. L’enseignement intégré des sciences est plus adapté. C’étaient les méthodes de Buisson, par exemple, partir du concret pour aller vers l’abstrait. Aujourd’hui, même dans une classe silencieuse, il y a un ennui absolu. Les études du Conseil National du Livre sont effrayantes : quel que soit le milieu, il n’y a plus d’appétence pour la lecture. Si l’on ne réinvente pas le modèle humaniste de la transmission, nous n’aurons d’autre choix que de le déplorer, comme l’a fait Gauchet. Soit nous déplorons, soit nous réagissons, mais nous sommes trop souvent dans la déploration. On ne peut pas enseigner de la même manière partout. Un enfant qui ne comprend pas, c’est le chahut assuré. 

Marie-Françoise Bechtel

Est-ce que le combat entre lecture/ écriture et excès de numérique est perdu ? Est-ce que les journées lecture ou écriture sont absurdes ? 

Christophe Kerrero

Il existe des initiatives telles que « Silence, on lit », où tout le monde se met à ouvrir un livre. Cependant, il ne faut pas s’attendre à ce que les familles, qui elles-mêmes détestent lire et l’école, soutiennent ce genre d’opération. Il est crucial de remettre le livre partout, un combat que seuls les professeurs peuvent mener. Je n’ai jamais transigé sur les exigences, mais chaque étape a ses propres exigences. Il faut d’abord maîtriser les savoirs fondamentaux, puis enseigner une histoire générale de la nation, et enfin un corpus littéraire. 

Nous ne nous servons pas de notre principal atout, qui est l’esprit critique, et que les Américains nous envient. Car cet esprit critique repose sur une remise en question cartésienne et non complotiste. C’est le fruit d’un humanisme, des Lumières, que nous ne cultivons plus, comme si cela allait de soi. 

Les professeurs ne sont pas mobilisés autour de ce qu’ils représentent, à savoir une profession intellectuelle. J’avais l’habitude de mettre en relation les professeurs de maternelle avec des professeurs d’université, car dans ce cadre, ils sont valorisés et considérés comme ayant un rôle essentiel dans l’accompagnement du futur citoyen. Ils bénéficient du regard du chercheur, qui, lui, a le terrain pour mener ses études. Ce sont des logiques vertueuses, et nous devrions les retrouver à tous les niveaux de réflexion dans notre école. Il y a un état de la connaissance, un processus de transmission, et aussi de la prospective pour l’avenir. Le modèle japonais, alliant tradition et modernité, pourrait être un bon exemple. 

Marie-Françoise Bechtel 

Nous n’avons pas encore abordé la question de l’implication dans l’école des familles dont la présence, à mon sens, est excessive. 

Christophe Kerrero

L’école s’est historiquement construite contre les familles, qui étaient perçues comme l’ennemi sous la IIIe République. Par endroit, on ne voit pas suffisamment les familles, en d’autres lieux on se plaint de trop les voir…. Les enquêtes sur les directeurs d’école révèlent qu’ils subissent un incident impliquant des familles au moins une fois par an. Il suffit de se promener dans Paris pour constater que la civilité n’est pas toujours répandue. Cependant, nous avons tout intérêt à travailler avec les familles et à collaborer avec elles. Les professeurs et les parents ne sont pas assez responsabilisés. Avec un service public qui coûte 60 milliards par an, on est en droit d’attendre un service public de qualité (par exemple, au niveau des résultats, des remplacements).  Nous avons tout intérêt à rendre des comptes de manière transparente, tout comme nous le faisons avec les élèves.

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