Intervention de Pierre Lellouche, Ancien secrétaire d’État chargé des Affaires européennes, ancien président de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN, ancien député, auteur de Engrenages (Odile Jacob, 2024), lors du colloque "Quelle architecture de sécurité en Europe ?" du mercredi 26 mars 2025.

Je vous remercie de votre accueil et vous félicite du sens du « timing » que vous avez manifesté en choisissant cette journée pour ce colloque. En ce moment-même le président Zelensky est à l’Élysée, préparant le sommet prévu demain pour venir en aide à l’Ukraine. Nous sommes donc vraiment dans le cœur de l’action.
Je ne suis pas sûr que ce que je vais dire ce soir corresponde à la ligne qui est vendue par le président Macron et le président Zelensky aux opinions publiques. C’est même assez différent.
I. ÉTAT DES LIEUX
1- Après plus de trois années d’un conflit de très haute intensité, la guerre d’Ukraine semble s’acheminer lentement vers une fin négociée. Cela, dans le cadre de tractations exclusives américano-russes, dont l’issue éventuelle, comme on pouvait le craindre, ne sera pas plus favorable à l’Ukraine… qu’aux Européens. Cette négociation ne se fera pas « en 24 heures « comme l’avait proclamé Donald Trump pendant sa campagne, mais s’étirera au contraire au fil des conditions successives imposées par un Poutine en position de force sur le champ de bataille.
2- Si accord il y a, il consacrera la ligne de contact sur le champ de bataille. À savoir la défaite – partielle – de l’Ukraine, la partition du pays et la reconnaissance de fait, sinon en droit, du fait accompli russe en Crimée et dans l’essentiel des quatre oblasts du Donbass.
Une telle issue était malheureusement prévisible, comme je l’avais écrit dès le début 2023 dans Le Monde, puis dans mon livre Engrenages.
Comme l’avaient courageusement prévu aussi, dès novembre 2022, le chef d’État-Major américain de l’époque, le général Mark Milley et la cheffe du renseignement américain, Avril Haynes. Milley était arrivé à la conclusion que « la victoire de l’Ukraine n’est probablement pas possible par les moyens militaires ». Son opinion fut ignorée : au même moment, l’Alliance réunie à Ramstein décidait d’armer puissamment l’armée ukrainienne en vue de lancer sa « grande offensive de printemps » supposée percer la ligne de front russe et ouvrir la voie vers la reconquête de la Crimée. Comme on le sait, l’offensive échoua en juin 2023. Quelques mois plus tard, en novembre 2023, le collègue ukrainien de Milley, le général Valerii Zhalujny, constatait dans la revue The Economist que : « la guerre est entrée dans une nouvelle phase que nous appelons dans notre jargon militaire, une guerre statique ou d’attrition. Et comme lors de la Première Guerre mondiale, la poursuite des combats jouera en faveur de la Russie, lui permettant de reconstruire sa puissance militaire et de menacer l’État ukrainien lui-même ». En clair, la guerre d’Ukraine étant devenue une guerre d’attrition, l’Ukraine dont la population a chuté à 30 millions d’habitants (contre 52 millions lors de son indépendance en 1991), ne pouvait tout simplement pas l’emporter face à un adversaire cinq fois plus nombreux (145 millions d’habitants). Pas assez d’hommes, pas assez d’armes… Pour avoir exposé la réalité du terrain, Zhalujni fut limogé par Zelensky et envoyé à Londres comme ambassadeur.
De fait, Biden, comme Zelensky, choisirent d’ignorer délibérément ces avertissements. Au final 300 000 Ukrainiens ont été tués ou gravement blessés depuis ces avertissements, 2 millions de logements ont été détruits, le tiers voire la moitié des installations énergétiques ont été détruites en Ukraine. Mais apparemment cela ne suffit toujours pas aux bons esprits qui, imperturbablement, continuent à prôner la poursuite de la guerre depuis leur canapé !
3- L’ouverture de la négociation n’est venue ni des Ukrainiens, ni des Russes, ni des Européens, mais de l’élection présidentielle américaine, remportée par Donald Trump en novembre 2024. Au cours de sa campagne électorale, Trump s’était engagé à stopper cette guerre « en 24 heures » et, avec son vice-président J.D Vance, à revoir en profondeur l’engagement des États-Unis en Europe. Nous y sommes.
L’irruption de Trump dans le conflit ukrainien a été à la fois extrêmement rapide et d’une brutalité inouïe :
Lors de l’entretien téléphonique du 12 février (trois semaines après l’investiture de Trump) Trump et Poutine se mettent d’accord pour la restauration rapide de leurs pleines relations diplomatiques, mais également sur l’idée que l’Ukraine n’adhérera pas à l’OTAN et que la Russie conservera les territoires ukrainiens qu’elle occupe militairement ; les négociations à venir, sur cette base, seront de surcroît exclusivement bilatérales, sans l’Ukraine et sans les Européens.
Les premiers contacts eurent lieu entre délégations russe et américaine en Arabie Saoudite dans les jours qui suivirent, tandis qu’à Munich, le vice-président JD Vance donnait une humiliante leçon de démocratie aux participants européens lors de la Conférence annuelle de la sécurité.
Survint peu après, le 28 février, l’exécution publique, en mondovision, de Zelensky dans le bureau Ovale avec cette sentence de Trump : « vous n’avez pas les cartes, vous êtes en train de perdre »… Peu avant, Trump avait reçu le président français (25 février), puis le premier ministre britannique qui cherchaient à obtenir une garantie américaine pour l’après-guerre dans la perspective de l’engagement de forces franco-britanniques en Ukraine. Tous deux essuyèrent un refus poli de la part du président américain. Au même moment, au Conseil de Sécurité des Nations Unies, l’administration Trump faisait voter une résolution en faveur de la paix en Ukraine, sans mentionner l’agression russe : les cinq pays européens décidèrent de s’abstenir… Rupture consommée avec Washington et isolement face au Sud global…
À l’issue de cette séquence, les États-Unis se sont donc imposés en médiateur autoproclamé de la fin du conflit ukrainien, une position acceptée par tous, et fondée sur la reconnaissance du rapport des forces militaires sur le terrain, ce qui aboutit à satisfaire pleinement les deux principales demandes de la partie Russe :
– neutralité de l’Ukraine et non appartenance à l’OTAN ;
– reconnaissance de fait, sinon de droit, de la partition de l’Ukraine.
De surcroît, la négociation étant présentée comme exclusivement
russo-américaine, l’Ukraine et les Européens sont formellement exclus de la table des négociations, et – phénomène à ma connaissance sans précédent – les
États-Unis négocient seuls au nom de l’Ukraine, laquelle accepte donc de voir son avenir déterminé par un État tiers…qu’elle devra rémunérer par un accord cadre parfaitement léonin, négocié parallèlement, sur l’exploitation par des firmes américaines de ses réserves de terres rares et autres minerais et installations stratégiques. Si capitulation de l’Ukraine il y a, celle-ci lui est infligée d’abord par son protecteur américain…
Pour l’heure (avril 2025), la négociation a produit :
– la trêve de 30 jours proposée par Trump et acceptée par Zelinsky n’a pas recueilli l’accord de Poutine. Elle s’est trouvée réduite à un simple moratoire sur les frappes contre les installations énergétiques des deux belligérants ;
– une autre trêve, cette fois en Mer Noire, qui suspend les frappes contre les navires, et autorise par conséquent la reprise des exportations de grains ukrainiens et Russes.
Dans les deux cas, il s’agit de progrès relativement mineurs autant que fragiles. Le moratoire sur les bombardements n’est pas vraiment respecté, notamment par les Russes qui poursuivent leurs frappes, y compris contre des objectifs civils en Ukraine. Quant à l’arrêt des combats en Mer Noire, sa mise en œuvre reste soumise à des conditions imposées après coup par Poutine : levée des sanctions américaines et occidentales contre les banques agricoles russes et surtout retour des institutions financières russes dans le système de transactions Swift.
L’étape suivante qui était initialement envisagée, à savoir un cessez-le-feu général le long de la totalité de la ligne de front (mille kilomètres) suivi par l’ouverture de négociations sur un éventuel armistice, voire un traité de paix, paraît retardée, sinon compromise. Les Russes ont assorti un tel cessez-le feu à l’arrêt des livraisons militaires et de renseignement à l’Ukraine, tant par les
États-Unis, que par leurs alliés européens…Ils exigent aussi – dernière condition mise en avant par Poutine – une administration provisoire de l’Ukraine par les Nations Unies, donc l’élimination de Zelinsky… Autant de conditions synonymes d’une capitulation préemptive de l’Ukraine qui « énervent » selon ses propres dires, le Président américain.
II. LA NÉGOCIATION
Comment se présentent les positions de négociation des principales parties en cause ?
1-Les États-Unis sont les principaux gagnants, à ce stade.
Si Biden n’a pas gagné sa guerre par procuration contre la Russie, du moins par son engagement massif aux côtés de l’Ukraine, il a contribué à saigner l’armée russe sans perdre un seul GI, « la note du boucher étant laissée aux Ukrainiens », comme le dit élégamment David Ignatius du Washington Post. Donald Trump critique Biden mais, sur ce point, il bénéficie à plein de son héritage…
Les États-Unis ont également gagné plusieurs dizaines, voire centaines de milliards d’euros, non seulement par les transferts d’armes à l’Ukraine (des armes produites et achetées aux États-Unis), mais également par les ventes d’armes réalisées auprès des Européens, sans parler des exportations de gaz naturel américain vers l’Europe, un GNL qui est venu se substituer aux importations européennes de gaz russe d’avant-guerre… La guerre aura donc aggravé la dépendance des Européens à l’égard des armements américains, tout en faisant des États-Unis un fournisseur d’énergie essentiel pour l’Europe (quatre fois plus onéreux que le russe)… cela, au moment même où les Européens sont confrontés à l’explosion des tarifs douaniers américains sur leurs exportations outre-Atlantique. Quant à l’Ukraine, dont la reconstruction (700 à 1000 milliards de dollars) incombera aux seuls Européens, elle s’est engagée à « rembourser » l’aide versée par Washington via un accord humiliant tant il est déséquilibré, sur l’exploitation de ses minéraux stratégiques. À noter que ces mêmes minerais avaient été promis à l’Europe aux termes d’une convention signée le
13 juillet 2021 avec l’UE…
En troisième lieu, la guerre a permis la restauration d’un leadership américain absolu sur l’Alliance Atlantique. Tous les Européens ont suivi Biden comme un seul homme après avril 2022, dans l’aide financière et militaire à l’égard de l’Ukraine (au total 130 milliards d’euros). Quant à Trump, il instaure désormais une sorte de « leadership négatif » plus visible encore, de par la terreur qu’il inspire littéralement à ses alliés. Là encore, les Alliés n’ont d’autre choix que de se résigner : l’administration Trump multiplie les signes de retrait : de bases situées en Pologne, de la présidence du groupe de Ramstein chargé de la coordination de l’aide militaire à l’Ukraine, voire de l’abandon envisagé du poste crucial de Commandant Suprême des forces de l’OTAN (SACEUR) que les Américains céderaient à un Européen…
Il reste cependant pour Trump à obtenir la « Beautiful peace » qu’il a évoquée à de nombreuses reprises. Il a donc besoin d’un succès, et ce besoin porte en germe une certaine vulnérabilité.
Jusqu’ici en effet Trump est parvenu facilement à soumettre littéralement Zelensky, après la séquence du Bureau Ovale, suivie par la suspension de quelques jours, des armes et des renseignements américains.
Mais si soumettre l’Ukraine a été relativement simple, en faire de même avec Poutine s’annonce beaucoup plus difficile. L’Amérique n’a pas vraiment de prises sur la Russie, les sanctions ayant montré leurs limites. Agacé par le jeu de Poutine qui ne cesse de gagner du temps tout en multipliant les conditions supplémentaires, Trump menace de sanctions secondaires les acheteurs d’hydrocarbures russes (principalement la Chine et l’Inde), mais de telles sanctions seront très difficiles à mettre en œuvre. La seule menace efficace serait de ré-escalader la guerre par des livraisons massives d’armes américaines et l’intensification des combats. Mais ceci est une option que Trump a décidé de ne pas suivre. Dès lors Trump s’est mis lui-même dans un piège face à Poutine, chacun comprenant que le président américain a besoin d’un « deal » rapide et que par conséquent, il dépendra de la bonne volonté, de Poutine.
2- La Russie, justement.
Si Trump a besoin d’un cessez-le-feu rapide, tel n’est pas le cas de Poutine qui recherche, en plus de la consolidation de ses gains en Ukraine, un accord bien plus large avec les Américains, y compris sur la future architecture de sécurité en Europe.
D’ici là, Poutine devra arbitrer entre le souci de ménager son nouvel ami américain (en évitant tout ce qui pourrait entraîner une réaction imprévisible de Trump) et la réussite de ses objectifs. En position de force sur le champ de bataille, Poutine peut encore espérer enfoncer la défense ukrainienne et récupérer la totalité du Donbass… D’ici là, le chef du Kremlin empoche la normalisation des relations diplomatiques avec Washington, qui font l’objet de négociations distinctes à Istambul. Poutine sait aussi que Trump ne débloquera sans doute pas un nouveau paquet d’aide militaire en faveur de l’Ukraine, comme celui de 61 milliards de dollars voté, non sans difficultés en 2024, à l’instigation de Biden. L’enlisement est donc une option tentante pour le Kremlin, en attendant que Trump finisse par se lasser du dossier ukrainien pour se tourner vers d’autres sujets comme l’Iran ou les droits de douane…
Reste que pour Poutine, le tableau de cette fin de guerre est moins favorable qu’il n’y paraît :
Il n’est pas parvenu à conquérir l’Ukraine entièrement et doit se contenter d’un plan B, à savoir conserver en plus de la Crimée, l’essentiel des quatre oblasts du Donbass, qu’à ce stade, il ne contrôle toujours pas entièrement.
En second lieu, Poutine, qui avait déclenché cette guerre pour bloquer définitivement l’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine, a en fait provoqué le contraire, à savoir l’élargissement de l’Alliance à la Suède à la Finlande et l’OTANisation totale de la Mer Baltique – un piètre résultat pour le Kremlin, qui affaiblit de surcroît ses ambitions dans l’Arctique…
En troisième lieu, la guerre a consacré la naissance d’une authentique nation ukrainienne, unie mais férocement anti-russe, ce qui obère à long terme l’objectif russe de soumission de la totalité de l’Ukraine à une zone d’influence russe, à l’instar de la Biélorussie ;
Poutine, en quatrième lieu, a également largement compromis l’ancrage européen de la Russie, tout en aggravant sa dépendance et sa vassalisation à l’égard de la Chine.
Ceci, enfin, sans parler des conséquences humaines et économiques de la guerre avec au moins 150 000 morts et 300 000 blessés.
Sur cette base – qui est celle, au mieux, d’un bilan mitigé après plus de trois ans de guerre – quels sont les objectifs de la Russie dans une éventuelle future négociation de paix ?
À partir des déclarations émanant du Kremlin et de ce que nous savons des négociations de paix avortées entre l’Ukraine et la Russie en mars-avril 2022, j’en distinguerais pour ma part huit :
– D’abord, bien sûr, la non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ;
– La reconnaissance, de jure, de l’annexion par la Russie de la Crimée et du Donbass ;
– Le plafonnement des forces militaires ukrainiennes ;
– L’exclusion des Européens de toute garantie de sécurité à l’égard de l’Ukraine ;
– Le maintien de l’influence russe sur l’Ukraine, en éliminant Zelensky via de nouvelles élections présidentielles, et en comptant sur la fragilité et la corruption de la classe politique ukrainienne ;
– La levée des sanctions occidentales contre la Russie ;
– L’ouverture d’une négociation plus large, avec les États-Unis et peut-être les Européens, en vue d’une nouvelle architecture de sécurité en Europe ;
– Au-delà, un « deal » global avec les États-Unis : la Russie, retrouvant ainsi son rôle de superpuissance à l’échelle mondiale, en vue du règlement de conflits au Moyen-Orient, en Afrique ou en Asie ou de répartition de zones d’influence en Arctique.
Dans l’immédiat Poutine cherchera à gagner du temps. La situation militaire sur le terrain lui est favorable et il est probable qu’il n’a pas renoncé à recouvrer la totalité du Donbas. Compte tenu du raidissement récent de Trump, nous verrons rapidement dans quelle direction se fera l’arbitrage du Kremlin entre la possibilité de porter un coup décisif à la défense ukrainienne et le risque d’une rupture avec Trump qu’il ne souhaite pas.
3- Zelensky et les Européens
Désormais, Zelensky et les Européenssemblent avoir partie liée, ce qui mène à les considérer ensemble.
Pour sa part, Zelensky n’a plus guère de cartes en mains, pour reprendre l’expression de Trump. Il a confié, contraint et forcé, le sort de son pays aux négociateurs américains. Restent les Européens vers qui il se tourne pour maintenir le flux d’aide financière et militaire et, éventuellement, pour construire un nouvel avenir pour l’Ukraine au sein de l’Union européenne.
Du côté des Européens, la ligne impulsée par le Président francais et le Premier Ministre britannique, à l’issue de plusieurs sommets tenus en mars à Londres et à Paris, consiste à maintenir coûte que coûte l’aide financière et militaire à l’égard de l’Ukraine, en remplacement de celle venue des États-Unis. Un nouveau paquet de 21 milliards d’euros, exclusivement européen, vient d’être annoncé à l’issue de la réunion du groupe de Ramstein, début avril, réunion co-présidée pour la première fois par les ministres de la défense allemand et britannique. La logique européenne s’écarte donc délibérément de celle, voulue par Trump d’une réconciliation avec Moscou, en s’inscrivant dans la poursuite de la confrontation avec Poutine. Ceci est particulièrement sensible du côté français.
Emmanuel Macron a en effet explicitement fait sienne la doxa de Zelinsky : la Russie représente une « menace existentielle », non seulement contre l’Ukraine, mais contre la France également, et contre l’Europe entière. « L’armée ukrainienne est aujourd’hui, de fait, la plus grande d’Europe… Elle est
l’avant-garde de notre sécurité européenne » (Emmanuel Macron). L’objectif est donc de continuer à renforcer l’Ukraine afin de lui permettre de poursuivre le combat, avec une question toujours sans réponse : continuer certes, mais pourquoi faire, et avec quels objectifs, hormis bien sûr, le refus logique de la capitulation ?
Une telle divergence comporte évidemment un risque majeur pour l’Europe : en s’associant totalement à la cause de l’Ukraine désormais amputée, le risque pour les Européens est de partager cette défaite, aux yeux des États-Unis, de la Russie et du Sud global qui n’a jamais souscrit au narratif occidental sur la guerre.
Un tel risque se trouve par ailleurs aggravé par l’insistance de la part de Paris et Londres, de contribuer à la sécurité de l’Ukraine dans la durée, par le déploiement de troupes européennes à l’intérieur de l’Ukraine, dans le cadre des garanties de sécurité qui devront être mises en place dans l’après-guerre.
Ce point mérite qu’on s’y arrête un instant.
L’idée d’engager des troupes européennes au sol avait déjà été avancée par le Président Macron dès février 2024, à l’époque pour rompre la stratégie russe d’enlisement du conflit en une guerre d’attrition potentiellement fatale pour l’Ukraine. Elle s’était rapidement heurtée à l’hostilité totale de l’administration Biden, qui ne souhaitait en aucun cas se voir entraînée dans une « Troisième guerre mondiale », comme au refus politique de la plupart des Européens, Allemagne en tête. L’idée macronienne ressurgit à nouveau un an plus tard, cette fois dans la perspective d’un éventuel futur accord de paix. Si elle ne rencontre guère d’adhésion de la part des autres Européens, à l’exception des Britanniques, l’idée reste aussi remarquablement floue dans ses objectifs comme dans ses modalités.
Lors du sommet « des pays volontaires » tenu à Paris le 28 mars, Macron a lui-même contribué à ce flou artistique en indiquant qu’il y aurait bien « des forces de réassurance » mais elles ne seraient fournies que par « quelques États membres, parce qu’il n’y a pas d’unanimité sur ce point ». Ces forces seraient « présentes dans certains endroits stratégiques déterminés avec les Ukrainiens ». Elles auraient « un caractère de dissuasion » pour éviter toute nouvelle agression russe, mais elles « n’ont pas vocation à être des forces de maintien de la paix », ni à être « présentes sur la ligne de contact. ».
Reste donc à savoir ce à quoi ces forces serviraient au juste et comment cette « dissuasion » fonctionnerait, et si elle était testée par les Russes. En cas de frappe russe sur le contingent français ou britannique, quelle serait alors la riposte française ou britannique, sachant que les deux pays manquent cruellement de réserves en hommes et matériels ? Ce « trip wire » à 30 000 soldats tout au plus (dans un théâtre d’opérations où sont engagés 1 million d’hommes !) évoqué par Macron et Starmer ne risquerait-il pas de conduire à une escalade, y compris nucléaire ?
C’est précisément en raison de ce risque d’escalade, que les Américains ont exclu d’emblée d’apporter le moindre soutien à une telle force expéditionnaire, le nouveau Secrétaire à la Défense de Trump, Pete Hegseth, ayant même mis les points sur les i en indiquant que « si les Européens décidaient d’intervenir en Ukraine, ils le feraient hors article 5 de l’OTAN ».
Sans surprise, l’option Macron est également rejetée totalement par les Russes, qui y voient fort logiquement un moyen détourné, au moment où Moscou est sur le point d’obtenir la garantie de la non-adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, de faire entrer l’OTAN à l’intérieur de l’Ukraine, par la fenêtre pour ainsi dire, la France et le Royaume Uni étant tous deux membres de l’Alliance.
Si l’objectif de Macron et de son collègue britannique était de s’imposer dans la négociation par ce biais, et peut-être de monnayer ainsi l’obtention à terme d’un siège à la table des négociations, le moins que l’on puisse dire c’est que la méthode, malhabile, est condamnée d’avance. Ne serait-ce que parce que les garanties de sécurité devront être validées par un accord de paix où Américains et Russes devront donner leur agrément.
Un « non starter » donc, diraient les Anglo-saxons, qui sera probablement abandonné assez rapidement, faute de moyens militaires suffisants, de définition claire de la mission et de sa durée et faute de soutiens, y compris en Europe même…
Cette fausse piste entretenue par Paris et Londres s’ajoute à l’image de panique et de division qu’offrent les Européens sur la question du réarmement et plus généralement sur la sécurité future du continent à un moment clé de l’histoire : celui du retrait des États-Unis de leur rôle de protecteur de l’Europe alors même que la Russie s’impose à nouveau comme la puissance militairement dominante sur le Continent.
D’ores et déjà, des pays du Sud comme l’Espagne et l’Italie ont annoncé qu’ils ne participeront pas à un effort conjoint de réarmement, ajoutant leur voix à celles, plus proches de Moscou, de la Hongrie et de la Slovaquie.
À l’autre extrémité, la Hollande et l’Allemagne n’ont pas l’intention de laisser Bruxelles lancer un grand emprunt pour la Défense, sur le modèle du fonds Covid. Un tel emprunt de l’ordre de 700 ou 800 milliards d’euros aurait pourtant soulagé fortement des pays désargentés comme la France…
Au final, deux pays et deux pays seulement sont en train de se réarmer puissamment : la Pologne, grâce aux 300 milliards d’euros versés par Bruxelles ces derniers mois (qui lui ont permis de financer une frénésie d’achats d’armes non européennes, américaines et sud coréennes essentiellement), et l’Allemagne, qui vient de décider d’un « bazooka » de 1000 milliards d’euros, dont la moitié sera consacrée au rééquipement militaire de la Bundeswehr.
Tout cela laisse la France dans une situation particulièrement difficile et vulnérable, à l’opposé de l’image que Macron tente d’imposer : celle du leader d’une Europe politique et militaire autonome, capable de survivre sans l’Amérique.
C’est que le fossé est devenu vertigineux entre l’ambition affichée et les moyens : si la France semble enfin convaincue de réarmer puissamment, elle n’en a aujourd’hui nullement les moyens, affichant près de 6 % de déficit budgétaire et une dette de 3300 milliards (113 % de son PNB). Où trouver les 100 milliards annuels sur dix ans nécessaires à la remise à niveau des armées françaises face au risque d’un conflit de très haute intensité sur le Continent ? Emprunter ? Taxer davantage ? Ou couper dans les 900 milliards (30 %de notre PIB) consacrés à nos dépenses sociales ? Et comment de tels choix pourraient-ils être adoptés dans un paysage politique profondément fracturé, incapable de générer la moindre majorité, y compris sur un sujet aussi existentiel que la Défense du pays… Cela du fait d’un Président qui a ajouté aux 1000 milliards de dette supplémentaire sous son règne le chaos politique général provoqué par sa dissolution lunaire… Et c’est ce même Président qui évoque à présent l’imminence de la menace russe…
À tout cela s’ajoute une interrogation plus fondamentale encore quant à la survie même de l’Union Européenne, telle que nous la connaissons depuis 1957.
Le point fondamental est que cette Communauté, puis cette Union, n’ont pu être bâties que sur un socle de sécurité apporté par les États-Unis. Depuis 70 ans, la sécurité physique des Européens, condition de leur réconciliation, d’abord, puis de leur prospérité et leur stabilité, était assurée de l’extérieur par « l’Oncle d’Amérique ». À cet égard, le fameux slogan « l’Europe, c’est la paix », cher aux européistes convaincus, est factuellement et historiquement faux. En Europe, la paix, c’est, ou plutôt c’était, l’OTAN !
Il faut en effet toujours garder à l’esprit que le traité de Rome n’a été rendu possible qu’après le réarmement de l’Allemagne au sein de l’alliance en 1954 (après l’échec de la CED devant l’Assemblée nationale cette année-là), et le retour de 300 000 soldats américains en Europe au début de la guerre froide. Question : l’Union Européenne pourra-t-elle survivre au désengagement annoncé des
États-Unis ? Qui pour remplacer l’Oncle d’Amérique ?
III. L’APRÈS-GUERRE
Au vu de ce qui précède, force est de constater que les différents éléments du puzzle qui se mettent en place sous nos yeux, convergent malheureusement vers le pire des scénarios pour l’avenir de la sécurité en Europe. Un « remake » du scénario entrevu par Jacques Bainville au lendemain de la Première Guerre mondiale : « les chirurgiens de Riyad », pour paraphraser Bainville, ne s’apprêtent-ils pas « à recoudre la plaie en laissant l’abcès à l’intérieur », comme l’avaient fait leurs collègues de Versailles il y a un siècle ?
L’abcès, c’est d’abord l’absence totale de confiance entre Russes et Ukrainiens. On dit avec raison que les guerres civiles sont toujours les plus cruelles. La guerre de Sécession de l’Ukraine, dont les racines sont multiséculaires, ne fait pas exception à la règle. Dès lors, la partition territoriale à la coréenne qui se profile risque fort de ne rien régler. Les Russes continueront à essayer de contrôler l’Ukraine en s’appuyant sur les faiblesses internes du pays, notamment celles de sa classe politique… Quant aux Ukrainiens qui se sont battus vaillamment et ont payé le prix du sang et de la dévastation chez eux, ils n’accepteront jamais, pour beaucoup d’entre eux, la perte de 20 % de leur territoire national.
La ligne de contact restera donc extrêmement fragile, bien plus qu’à Chypre ou même en Corée.
On touche là à un autre aspect du problème : qui pour sécuriser la ligne de contact ? Et qui ensuite pour garantir l’Ukraine contre une éventuelle nouvelle agression de la part de son voisin russe ?
En Corée, les États-Unis ont maintenu depuis le début des années 50 une présence militaire conséquente, encore aujourd’hui près de 30 000 hommes, chargés de dissuader toute attaque d’envergure venue du Nord. Mais, s’agissant de l’Ukraine, les États-Unis ont déjà fait le choix inverse : « no boots on the ground » et refus d’intégrer l’Ukraine dans l’OTAN.
À supposer même que de grandes puissances comme la Chine ou l’Inde acceptent de sécuriser la ligne de partage au lendemain d’un cessez-le-feu validé à l’ONU, restera alors la seconde question : qui pour sécuriser l’Ukraine elle-même ? Une question clé pour les Ukrainiens qui se souviennent fort bien du Protocole de Budapest de 1994, aux termes duquel l’Ukraine avait dû accepter de « rendre » à Moscou 5000 armes nucléaires héritées de l’ex-URSS, en échange de garanties de sécurité des 5 grands, y compris la Russie. En 2014 comme en 2022, chacun a pu jauger la juste valeur de ces « garanties »…
On mesure ainsi le tableau extrêmement sombre qui nous attend :
- D’un côté, une Ukraine amputée, politiquement instable, économiquement dévastée, traversée de courants nationalistes et revanchistes, tout en étant militairement surarmée : de fait, la première armée d’Europe…
- De l’autre, des États-Unis indifférents et sur le départ.
- Enfin, des Européens incapables de s’unir sérieusement pour prendre en charge leur défense, face à une Russie confortée par sa « victoire » en Ukraine, qui sera présentée comme une victoire contre « l’Occident collectif ». Des Européens par ailleurs incapables de prendre rapidement en charge l’Ukraine à l’intérieur de l’UE, compte tenu de l’état du pays et du coût de sa reconstruction…
Dans de telles circonstances, marquées par une très forte instabilité, il faudra s’attendre à voir réapparaître des velléités de prolifération nucléaire, notamment en Pologne, où cette option est déjà évoquée publiquement, en Ukraine même, voire en Allemagne, avec à terme, la recomposition des États les plus petits autour de l’Allemagne, comme cela s’était passé après 1918. La France et l’Angleterre seraient ainsi isolées et repoussées vers l’Ouest…
Un tel scénario, malheureusement le plus probable aujourd’hui, démontre l’urgente nécessité de parvenir, entre les principales nations européennes, à la définition d’une stratégie d’ensemble pour l’après-guerre. Plutôt que de continuer à insister sur une garantie franco-britannique qui ne se fera pas et donc se contenter de la marginalisation des Européens réduits au rôle de commentateurs d’une négociation qui se fait sans eux, il est possible d’imaginer une stratégie alternative que la France pourrait impulser. Celle-ci serait fondée sur deux piliers : réarmement et négociation.
1- Le réarmement européen est à la fois indispensable et urgent : l’Amérique se retire, la Russie a démontré qu’il est désormais admis de conquérir le voisin par la force. Clairement, il faut rompre – et vite ! – avec l’illusion trentenaire des « dividendes de la paix » et du désarmement budgétaire unilatéral. Ce réarmement est possible, mais à la condition de ne pas passer par Bruxelles et d’être coordonné entre cinq pays principaux au maximum : la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la Pologne et l’Italie. Un tel effort visera à rationaliser les besoins, les productions et les commandes, avec pour priorité la préférence européenne en matière d’achat d’armement. Un tel programme, sur dix ans, sera financé par des prêts nationaux, voire communs. Le réarmement des forces conventionnelles serait adossé à la dissuasion nucléaire franco-britannique, dont les moyens devront être augmentés de façon significative. Si une telle « Union pour la Défense de l’Europe » (UDE), parvenait à être mise en place dans les cinq ou dix prochaines années, alors les Européens auraient de quoi dissuader sans problème toute velléité de conquête russe.
2-Parallèlement, il serait judicieux que les Européens prennent l’initiative d’une négociation à l’échelle du continent, donc avec la Russie, sur la future architecture de sécurité européenne. Il s’agirait de revenir sur les occasions ratées du début des années 1990, de s’inspirer de l’idée de « Maison commune », proposée jadis par Gorbatchev, ou de « Confédération Européenne » avancée par François Mitterrand. Il s’agit aussi de relancer des instruments de négociations sur les armements qui ont fortement structuré l’ordre européen au cours des dernières décennies, et dont, malheureusement, il ne reste plus rien aujourd’hui. Pourquoi ne pas reprendre l’initiative en relançant un nouveau processus d’Helsinki ? Pourquoi ne pas relancer une négociation d’ensemble sur les armements conventionnels et nucléaires en Europe, en reprenant le cours des MBFR et de l’accord FNI sur les armes nucléaires de portée intermédiaire (500 à 5000 km de portée) ?
Il s’agit là d’un processus naturellement délicat, qui commencera par des mesures de confiance, pour aboutir au plafonnement et à la vérification des forces conventionnelles, parallèlement à l’élimination des missiles à moyenne portée, conventionnels et nucléaires et au retrait des forces dans la profondeur.
C’est donc un réaménagement d’ensemble de l’ordre de sécurité en Europe qui doit être notre priorité politique aujourd’hui, un réalisme porté par la France et l’Europe, conduit avec la Russie et les États-Unis dans la mesure où ces derniers souhaiteront rester engagés, ne serait-ce que de façon résiduelle, sur le Continent. C’est ce nouvel ordonnancement qui constitue la meilleure des garanties de sécurité pour l’Ukraine. C’est au sein d’un tel système transeuropéen que l’Ukraine qui a vaillamment résisté et qui n’est pas tombée, verrait s’ouvrir devant elle un avenir de reconstruction et de prospérité, semblable au destin de l’Allemagne de l’Ouest, de la Finlande ou de la Corée-du-Sud. Merci de votre attention.
Marie-Françoise Bechtel
Merci infiniment.
Merci à nos trois intervenants d’avoir introduit le politique dans une question qui, comme je le disais en introduction, ne concerne pas simplement la technique et les moyens.
Vous avez notamment, cher Pierre Lellouche, indiqué à la fin de votre exposé comment on peut marcher sur deux pieds, le pied de la négociation politique pour l’avenir et le pied de la défense.
—–
Le cahier imprimé du colloque « Quelle architecture de sécurité en Europe ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.