La paix en Europe, l’échec de la voie diplomatique
Intervention de Jean de Gliniasty, ancien ambassadeur de France à Moscou (2009-2013), directeur de recherche à l’Iris, auteur, notamment, de La Russie, un nouvel échiquier (Eyrolles, 2022) et de France, une diplomatie déboussolée (L'inventaire, 2024), lors du colloque "Quelle architecture de sécurité en Europe ?" du mercredi 26 mars 2025.

Merci.
Les termes du problème sont parfaitement bien posés.
Je commencerai par un peu d’histoire récente.
Une architecture de sécurité c’est à la fois de la diplomatie et du militaire.
Au moment de la chute de l’URSS, cette architecture de sécurité européenne existait du fait d’un certain nombre d’accords :
Sur le plan diplomatique, les accords d’Helsinki, sorte de règle de conduite à laquelle les pays d’Europe, y compris la Russie, avaient souscrit et qui a d’ailleurs joué un rôle dans l’évolution de la Russie.
Et des structures militaires qui, par tranches successives, se sont accumulées pour créer en quelque sorte une « atmosphère de sécurité » en Europe : en 1987, l’accord sur les forces nucléaires intermédiaires, mettait l’Europe à l’abri d’un type de panoplie nucléaire. L’accord de 1990 limitait le niveau des forces conventionnelles à la fois du côté russe et du côté occidental.
Un certain nombre de documents ont été signés au moment où l’on sentait que la Russie allait s’effondrer : les documents de Vienne, les mesures de confiance, un accord « Ciel ouvert » qui, en 2002, ouvrait à l’observation aérienne les territoires des États parties, bien sûr les accords SALT qui limitaient le déploiement de missiles antibalistiques pour la crédibilité de la dissuasion d’autrui… Cet ensemble créait un filet très serré de garanties et de règles de conduite qui faisaient que l’architecture de sécurité européenne existait au moment de la chute de la Russie.
Que s’est-il passé ?
Marie-Françoise Bechtel a parfaitement décrit la situation actuelle. Pour l’instant il n’y a plus rien. Tous ces accords ont été récusés les uns après les autres : les forces nucléaires intermédiaires par les Américains, les forces conventionnelles par les Russes… (cela pour des raisons explicables de part et d’autre : les Russes considérant par exemple que la situation était différente depuis que la moitié de « leurs » pays étaient entrés dans l’OTAN), les documents de Vienne sont gelés, de facto, et le traité Ciel ouvert a été dénoncé par les Américains. Quant aux accords d’Helsinki, les Russes disent très clairement que ceux-ci avaient été signés au moment où la Russie dominait la moitié de l’Europe et que, maintenant qu’il ne subsiste que la Russie et éventuellement la Biélorussie, ils ne sont plus valides.
Comment en est-on arrivé là ?
Je vois une cause fondamentale : c’est l’échec initial de la diplomatie française d’intégrer la Russie dans une structure de paix européenne. Paradoxalement cet échec s’est manifesté par quelque chose qui a été célébré comme un succès à l’époque : la conférence de Paris de novembre 1990 qui engagea la CSCE (Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe) sur une nouvelle voie. La CSCE devenant partie prenante dans la gestion du changement historique survenant en Europe, commence à se doter d’institutions permanentes. Cette conférence, pleine de bons sentiments et de bonnes résolutions, a abouti à ce qu’on appelait la « Charte de Paris pour la nouvelle Europe ». En fait c’était un lot de consolation par rapport à deux projets simultanés : le projet de « maison commune » de Gorbatchev et le projet de Mitterrand de créer une « confédération européenne » avec la Russie. Les projets, de Gorbatchev bien sûr, mais aussi de Mitterrand ont été contrebattus par les États-Unis et une partie des nouveaux États venant d’accéder à l’indépendance, tels que la Tchécoslovaquie, pour des raisons parfaitement explicables. Mais la confédération européenne a été refusée avec une motivation principale, c’est qu’elle intégrait la Russie.
Avec la Conférence de Paris en 1990, il est apparu que la seule structure de paix et de sécurité souhaitée par la moitié du continent était l’OTAN.
Lot de consolation, en 1995 : création de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe). Mais l’OSCE est un organisme sans dents qui ne traitait pas de questions de sécurité mais seulement d’opérations de maintien de la paix, de promotion de la démocratie… Avec 57 États membres qui votent à l’unanimité, l’OSCE était dès le départ vouée à l’impuissance.
La Conférence de Paris est donc la malédiction initiale de l’architecture de la sécurité en Europe en marquant la volonté d’exclure la Russie d’une organisation de la sécurité en Europe… qui fut confiée à l’OTAN.
Bien entendu les chancelleries se sont rendu compte qu’il y avait quand même un problème et que la Russie qui – très faible à l’époque – ne pouvait pas dire son mot, risquait de se faire entendre. On a donc essayé de trouver des solutions de compensation ou de remplacement. Par exemple l’Europe a signé en 1994 un accord, assez substantiel, de partenariat et de coopération avec la Russie. Il a d’ailleurs fallu trois ans pour le mettre en œuvre parce que déjà les nouveaux États membres de l’Union européenne ne le voulaient pas.
Il est assez amusant de voir qu’à chaque élargissement de l’Union européenne ou de l’OTAN à d’anciens membres du Pacte de Varsovie, dissous en 1991, on donnait un os à ronger aux Russes ! Il y eut d’abord l’Acte fondateur sur les relations, la coopération et la sécurité mutuelles entre l’OTAN et la Fédération de Russie (Paris, 27 mai 1997).Ensuite, le 28 mai 2002, lors du sommet de l’OTAN à Rome, fut créé le Conseil OTAN-Russie où, théoriquement, on se réunissait autour d’une table pour gérer les questions de sécurité européennes. C’était en tout cas ce que la Russie demandait mais cela n’a eu aucune conséquence concrète sauf sur le terrorisme et la lutte contre la criminalité internationale.
Il y a eu une dernière tentative qui avait un peu de signification lors du sommet de Saint-Pétersbourg en 2003, quand l’Union européenne et la Russie ont créé quatre « espaces communs » : un espace économique, un espace de liberté, de sécurité et de justice, un espace de recherche, d’éducation et de culture et un espace de sécurité extérieure. Ce dernier prévoyait la participation d’un officier russe à l’état-major de l’Union européenne (état-major qui, à l’époque, n’était pas grand-chose !). C’est le moment où la Russie a participé à des opérations européennes de maintien de la paix, notamment au Tchad où elle avait fourni quatre hélicoptères. Les Russes avaient même demandé à participer à la lutte contre la piraterie. Ceci n’a pas eu de suite parce qu’entre-temps la situation s’était aggravée et surtout les Russes se plaignaient de ne pas participer au processus de décision : ils mettaient du matériel et éventuellement des troupes à la disposition de l’Union européenne mais ne participaient pas aux discussions.
Les Russes eux-mêmes ont proposé à plusieurs reprises de participer à un système de sécurité européen, d’abord en négatif puis en tentant d’apporter des éléments plus positifs :
En négatif, je prendrai l’exemple de la Conférence de Bucarest de l’OTAN, en 2008, précédée d’un entretien au cours duquel le président russe, Dmitri Medvedev, avait demandé à ce que ni l’Ukraine, ni la Géorgie ne rentrent dans l’OTAN. L’honnêteté m’oblige à dire que Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se sont battus toute la nuit pour essayer d’éviter cet écart et au petit matin ils ont perdu. Le communiqué final de Bucarest, utilisant la pire des formules – l’Ukraine et la Géorgie ne bénéficiant pas des garanties de l’article 5 – « confirmait que l’Ukraine et la Géorgie seront membres de l’OTAN ».
En 2009 Medvedev a transmis à l’ensemble des pays de l’OTAN, aux États-Unis notamment, un projet de traité très court (14 articles) visant à établir une sorte de comité politique qui coifferait tous les organes de sécurité européens (OTAN, etc.), constituant une espèce d’instance de concertation supérieure aux structures existantes. C’était une façon de neutraliser l’OTAN qui était perçue par les Russes, mais aussi par une partie de l’Europe, comme un traité au minimum « sans les Russes » mais, pour beaucoup, « contre les Russes ». Ce traité a été enterré dans un comité dit de Corfou de l’OSCE, le condamnant à l’inefficacité dès le départ et, très vite, on n’en a plus parlé.
Ensuite une tentative très intéressante – dont on parle très peu – naquit d’une rencontre entre Mme Merkel et Medvedev à Meseberg, en juin 2010. Ce qu’on a appelé « l’initiative de Meseberg » créait une sorte de comité censé traiter des questions de sécurité en Europe (là encore par-dessus l’OTAN). Il est très étonnant que Mme Merkel ait accepté ce principe mais elle a dû comprendre que ça commençait à « chauffer » un peu en Ukraine. Elle a simplement demandé que ce comité soit approuvé par l’Union européenne. Mme Ashton (haut fonctionnaire chargé des relations extérieures de l’Union européenne) a répondu quatre ou cinq mois plus tard : d’accord pour le mécanisme de Meseberg mais il faut d’abord que la Russie règle le problème de la Transnistrie ! C’était inverser les termes du problème puisque, à Meseberg, Medvedev et Merkel avaient considéré que le premier point d’application de l’initiative de Meseberg, la création d’une sorte de comité stratégique européen, aurait dû être… la Transnistrie ! Or Mme Ashton en a fait une condition préalable.
Peut-être peut-on ranger dans ces catégories – mais cela peut se discuter – les deux projets de traités soumis par la Russie à l’OTAN et aux États-Unis en décembre 2021, quelques mois avant l’invasion de l’Ukraine. Les deux textes, intitulés « traité entre les États-Unis et la Fédération de Russie sur les garanties de sécurité » et « accord sur les mesures pour assurer la sécurité de la Fédération de Russie et des États membres » de l’OTAN, demandaient que l’OTAN se retire des pays qui n’étaient pas membres de l’OTAN en 1997. Cela a été considéré comme un ultimatum. Il est vrai qu’il y avait des côtés un peu provocants et que ceux qui avaient rédigé ce traité pensaient déjà à l’invasion de l’Ukraine.
Une question se pose : peut-être, si on avait accepté de discuter de la question de savoir si l’OTAN pouvait accepter de nouveaux États membres, comme la Russie le demandait essentiellement, les choses auraient-elles été changées… mais honnêtement je ne me hasarde pas à faire des conjectures là-dessus.
Pour résumer, si ça n’a pas marché c’est parce que ça a été fait sans la Russie. Il n’y a pas d’architecture de sécurité en Europe sans la Russie. C’est très clair. On a voulu repousser la Russie dans les ténèbres de l’extériorité européenne et un des résultats a été une instabilité très grande du continent.
Comment faire pour bâtir une architecture de sécurité ?
Phénomène nouveau et assez incroyable : après avoir saboté systématiquement toutes les initiatives autonomes de l’Union européenne pour créer une architecture de sécurité en Europe, les États-Unis s’en retirent en disant : débrouillez-vous ! Trump offre à l’Europe une occasion d’accéder à un niveau un peu plus grand d’autonomie stratégique.
Mais le terme « stratégique » inclut la diplomatie, c’est très important.
Quelles options peut-on envisager pour créer cette nouvelle architecture de sécurité qui devra nécessairement surplomber l’OTAN, d’une façon ou d’une autre ?
La première qui vient naturellement à l’esprit c’est l’OTAN sans les États-Unis ou avec un rôle réduit des États-Unis. (On se souvient qu’à un moment, justement parce qu’il avait en tête l’architecture de sécurité en Europe, Poutine avait lui-même envisagé de demander son adhésion à l’OTAN, pour les raisons que l’on vient d’exposer, il voulait « être dedans »). C’est une solution qui sera très difficile à mettre en place parce qu’une partie des pays européens considèrent que, même avec des États-Unis affaiblis, dehors ou à moitié dehors, l’OTAN reste leur ultime parapluie de sécurité.
Deuxième formule, intéressante, lancée par le président Macron à Chişinău, en Moldavie, le 1er juin 2023 : la « Communauté politique européenne ». Il s’agit de réunir, contre la Russie après l’invasion de l’Ukraine, les États qui ne sont pas membres de l’Union européenne pour ne pas prendre l’engagement de les intégrer à l’Union européenne. La logique de départ est donc totalement différente. Mais c’est un organisme ouvert et si jamais la situation se tasse en Ukraine on pourra faire éventuellement de la Communauté politique européenne un cadre pour une concertation sur la sécurité européenne avec – rêvons un peu – l’établissement d’une sorte de comité de sécurité. L’OSCE a 57 membres qui votent à l’unanimité, c’est d’ailleurs l’explication de son peu d’efficacité (les États-Unis, qui en sont membres, veillent d’ailleurs à ce qu’elle soit inefficiente). Il faudra donc qu’un certain nombre de pays européens assument un rôle directeur. Et pour faire entrer la Russie, l’Allemagne, la France, l’Angleterre (là je crois que ce sera difficile), la Pologne, l’Italie, etc… vous imaginez que le chemin sera long.
Autre formule : l’OSCE est totalement impuissante actuellement parce que, quand on l’a créée en 1995, dans la suite de la Conférence sur la sécurité en Europe, on a pris grand soin de la priver de tout organisme directeur (il n’y a pas de Conseil de sécurité de l’OSCE). L’OSCE s’occupe du droit, éventuellement du maintien de la paix, de beaucoup de choses… mais, paradoxalement, pas vraiment de la sécurité européenne. Il n’y a pas d’organisme directif. Donc peut-être pourrait-on, sur la base de l’OSCE à laquelle personne ne croit actuellement (je rêve tout haut) créer une sorte de comité directorial, un Conseil de sécurité européen. Cela aurait du sens. C’est une possibilité.
Et puis, évidemment, la solution en général préférée par les diplomates est de refaire, ex nihilo, une conférence d’Helsinki 2 : réunir tous les États concernés sur la base de l’abandon de l’Europe par les États-Unis. On aurait une marge de manœuvre un peu plus grande. Et il faudrait alors créer véritablement une sorte de conseil de sécurité de l’Union européenne.
Pour conclure et résumer je dirai que l’échec de l’infrastructure de sécurité en Europe est lié à la volonté manifestée dès le début de l’effondrement de l’Union soviétique d’exclure la Russie de la structure de sécurité sur laquelle comptaient la plupart des États membres. Pour des raisons parfaitement explicables mais le fait est là.
Donc tout nouveau système devra inclure la Russie. Pour inclure la Russie il faut que la crise ukrainienne soit réglée, il faut que les objections de principe d’un certain nombre de pays soient surmontées, il faut que le successeur de Trump continue la même politique de retrait de l’Europe (ce qui n’est pas exclu) et il faut surtout que la France assume ses responsabilités.
Merci.
Marie-Françoise Bechtel
Merci infiniment.
Ce traçage historique nous a appris beaucoup. Nous avons bien vu qu’il y a eu des pistes, des jalons, il y a eu des échecs, des avancées et, en plus vous avez eu l’audace intellectuelle, fondée naturellement sur la connaissance des relations internationales, de définir quels pourraient être les scénarios possibles dans le futur, à court et long terme.
L’OSCE, vous l’avez dit vous-même, est quand même un « machin » un peu étrange. J’y ai siégé comme parlementaire entre 2012 et 2017. On voyait arriver des résolutions qui avaient pour origine un sénateur de Floride, au hasard… on se serait crus revenus au temps de la guerre froide. Et toutes les séances, très longues, portaient généralement la question du Haut-Karabagh qui déclenchait des plaintes… On avait l’impression que c’était le « machin » à l’état pur. Il faudrait donc au minimum une recomposition totale.
Tout cela était absolument passionnant.
En vous entendant on se dit quand même : que d’occasions ratées ! Quel manque de réflexion politique sur ce qu’aurait pu être notre rapport à la Russie après l’effondrement de l’URSS. C’est la question qui parcourt l’ensemble de ce que nous disons.
Je me tourne vers l’observateur attentif qu’est Thierry de Montbrial.
Dans votre dernier ouvrage vous partez à peu près de cette époque, un peu avant l’effondrement de l’URSS. Et vous êtes donc particulièrement bien fondé à nous dire comment les choses se présentent selon vous.
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Le cahier imprimé du colloque « Quelle architecture de sécurité en Europe ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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