Note de lecture de l’ouvrage de Marcel Gauchet, Le nœud démocratique : Aux origines de la crise néolibérale (Gallimard, 2024), par Marie-Françoise Bechtel, présidente de la Fondation Res Publica.
Apport essentiel sur la crise démocratique, sur celle du modèle néolibéral et sur leur lien, cet ouvrage est une poursuite du long défrichage de la réalité historique contemporaine que constitue pour une grande part l’œuvre de Marcel Gauchet. Son contenu est trop riche, la densité de la réflexion philosophique et historique telle, qu’il n’est pas possible de rendre compte en quelques paragraphes de cet ouvrage si caractéristique de son auteur et en même temps si original. Nous dirons donc ici quelques mots du projet avant de retenir quelques sujets majeurs : le retour sur la synthèse historique post révolutionnaire à l’origine des systèmes démocratiques, la transformation de la société après 1945, le dévergondage axiologique de la démocratie contemporaine et le pari sur la crise du modèle néolibéral.
Le projet : avec Le nœud démocratique, Marcel Gauchet poursuit une entreprise de défrichage méthodique qui ressemble fort à un défi qu’il se serait jeté à lui-même. La vieille autocritique socratique de n’avoir pas été encore assez au fond de choses entre en résonance avec le sentiment d’urgence qui saisit aujourd’hui celui qui fut un questionneur patient de la modernité historique : si les systèmes démocratiques contemporains dérivent au point d’avoir perdu leurs bases, n’est-ce pas qu’il faut gratter et gratter encore leur terreau alors que l’auteur aurait pu penser qu’il en avait atteint le fond ? Jusqu’ici, nous dit-il, j’ai au fond analysé l’« avènement de la démocratie » et ses effets historiques.[i] J’ai pu constater depuis lors que ce qui s’est aujourd’hui dénoué dans la démocratie ne relève pas de l’épiphénomène. Des conditions mêmes d’avènement de la démocratie à leurs dérives actuelles, ne faut-il pas dès lors extraire des éléments plus significatifs encore du « processus générateur de la modernité démocratique » que ceux jusqu’ici mis au jour ? Ce nouveau défrichage est ainsi voué à la recherche du noyau même de cet « immense renouvellement du monde en cours depuis un demi-siècle ». Au double prix, assumé par l’auteur, de la mise en retrait des spécificités nationales – on y reviendra – et d’« une certaine abstraction du propos qui ne manquera pas de m’être reprochée ».
Pas par l’auteur de ces lignes en tout cas. Car, à travers la très grande culture historique qui marque la démarche, surgit avec netteté la question centrale que Marcel Gauchet définit comme le passage « de l’hétéronome à l’autonome ». On le sait, sa réflexion avait dégagé dès ses premiers labours combien le système démocratique était dans ses fondements structuré par la religion d’où il tenait (dans sa forme, non dans son contenu) le legs fondateur de la transcendance. C’était là le facteur « hétéronome » par lequel tenait le système démocratique dans son ensemble. Depuis que ce système a cédé la place au phénomène nouveau qu’est l’autonomisation de la société civile par rapport à la transcendance qui la fondait, c’est-à-dire depuis le tournant des années 80, quelles sont les conséquences de « cet aboutissement silencieux de la sortie de la religion » ? La coupure du lien fondateur avec la structuration religieuse de la société induit-elle un changement radical qui a dénoué le lien démocratique ? Telle est la question centrale posée dans cet ouvrage. « Nouée » autour d’un consensus fondé sur l’implicite de la transcendance qui la fonde, la démocratie s’est-elle aujourd’hui dénouée -et pour de bon ? Faut-il en arriver à penser que ne subsiste plus que « le trompe-l’œil de la structuration collective » ? Et quelles conséquences en tirer quant à la crise que vit aujourd’hui cette structuration autonome du système démocratique ?
La synthèse historique post révolutionnaire, à l’origine de notre système démocratique, doit-elle tout d’abord être revisitée voire redéfrichée ? Pas vraiment semble-t-il. L’auteur réaffirme plutôt ici une de ses idées force selon laquelle l’émancipation du sujet reste fondée sur le fait que les grandes ruptures qui ont marqué le passage à la société démocratique à commencer par la Révolution française ont recelé plus de continuité qu’on ne l’a souvent cru. De la pensée réactionnaire au socialisme, incluant la négation marxiste – ou marxienne – du politique en passant par le libéralisme, le XIXème siècle aura essentiellement procédé à « l’achèvement de la modernité ». Car au fond qu’il s’agisse de la société libérale ou de son interpellation par l’idéal socialiste, aucun des visages politiques qu’a revêtu la démocratie n’a été en rupture avec son fondement hétéronome, celui qui est fourni par le schème religieux de la transcendance, une structuration mentale qui n’a rien à voir avec les croyances. Et c’est pourquoi « à l’arrivée », c’est-à-dire aujourd’hui, Marcel Gauchet renvoie dos à dos une extrême-gauche qui prétend réaliser la société autonome mais « se révèle happée par l’hétéronome » et une extrême-droite qui prétend à la résurrection de la domination hétéronome « dont elle ne comprend même plus l’essence religieuse » en détournant « sans vergogne les moyens de l’autonomie ».
La synthèse historique d’après 1945 jusqu’aux années 80 restait et reste toujours selon Marcel Gauchet dans le même système de représentation « hétéronome ». Son apport est d‘avoir noué « un commencement de concrétisation à la juste conjonction des libertés individuelles et la maîtrise du destin collectif ». La contestation portant sur la réalisation des droits individuels comme l’interrogation portant sur celle des droits sociaux avaient dégagé historiquement un chemin nouveau. Il faut toutefois bien comprendre que « cette solution victorieuse répondant tant aux fausses réponses totalitaires qu’aux insuffisances libérales exploite les ressources de la même matrice structurelle » c’est-à-dire qu’elle reste dans le schème hétéronome. Cette analyse nous semble avoir beaucoup de force dès lors du moins qu’on la replace dans la démarche d’ensemble: alors même que vient à l’esprit le constat historique (et non théorique) que la synthèse de l’après-guerre n’a été rendue possible que par la présence de l’Union soviétique, la crainte qu’elle inspirait aux forces politiques et économiques de l’Ouest et la réalité de la guerre froide comme garantie de l’existence du «capitalisme social », il faut ici se souvenir du parti méthodologique pris par l’auteur qui est non pas d’envisager les conditions historiques des formes qu’a revêtu le modèle démocratique mais d’en désosser les structures sous-jacentes, de soupeser la rémanence du schéma « hétéronome » et d’en évaluer le devenir. On admettra alors que la voie démocratique suivie par de nombreux pays européens[ii], quelles qu’aient été les raisons historiques qui l’ont fondée et soutenue, reste justiciable du schéma de pensée de l’auteur.
Le triomphe de l’Etat de droit à l’origine des dévergondages devenus systématiques du cadre démocratique apparait quant à lui comme l’élément essentiel dans rupture du schéma historique au profit d’une « autonomie » du modèle par la disparition du schème hétéronome. Pour arriver à ce résultat, il a fallu une « décantation » dans laquelle la prééminence de « l’Etat de droit » aura joué un rôle majeur que Marcel Gauchet, on s’en souvient, est un des tout premiers, dès les années 1980, à avoir perçu. Ce « pas décisif » a été accompli « sans mobilisation de masses ni violence accoucheuse de l’histoire » : une révolution silencieuse en somme par laquelle « politique, droit et histoire » ont pris une place centrale « comme rouages médiateurs de la médiation sacrale et de son ombre portée ». Le renversement de l’axe de la vie collective qui en est résulté a fait que d’un monde ordonné verticalement on est passé à un monde « se déployant à l’horizontale ». « L’empreinte du surplomb écrasant du politique » est ainsi aujourd’hui arrivée au bout de l’affaissement. La conséquence n’en est d’ailleurs pas la disparition du politique, fondement même de la « mondialisation, des tentations impériales et de l’interpellation interne aux sociétés », mais « il retrouve sur un plan horizontal la fonction médiatrice qu’il tenait sur un plan vertical au sein de l’organisation religieuse ».
Ces nouvelles fonctions du politique dans une société « horizontalisée » se déploient donc selon un axe horizontal et non plus vertical. Faut-il dès lors s’étonner qu’avec un politique sans surplomb ne subsistent plus dans les traces de la volonté collective que l’émiettement des aspirations transformées en droits ? Si depuis la fin des années 70 « l’individualisation par le droit est désormais la clé du statut des acteurs sociaux », la retombée sur le système démocratique est destructrice. La légitimité désormais fragmentée du citoyen dans le système de représentation démocratique n’est plus au service d’une légitimité plus haute dont la « clef de voûte » a disparu. L’affaiblissement des pouvoirs représentatifs, « l’affirmation libertaire des indépendances et des singularités privées » ont mis fin aux appartenances à un ensemble plus vaste comme source de légitimité. Non que l’intérêt collectif ou le bien commun aient disparu, restant même en arrière-plan un « irritant permanent du débat public », mais la mise au premier plan des parties par rapport au tout a rendu impossible la définition légitime de celui-ci. Quant au droit, c’est au « refoulement de la composante politique et de la composante historique » qu’il doit aujourd’hui son omniprésence. Sur ce point l’auteur accède à une couche supplémentaire de son défrichement : l’hégémonie de la composante juridique analysée dans La démocratie contre le droit lui semble aujourd’hui un élément de fait incontestable mais dont il faut chercher l’origine dans la place que « l’élément politique et l’élément histoire » lui ont laissée.
Le modèle néo-libéral touche-t-il à ses limites ? Semer pour l’avenir ?
Si l’auteur nous invite dès le début de l’ouvrage à « traverser l’écran économique » nous mettant en garde sur le fait que « le politique n’est aucunement voué à se dissoudre dans le bain économique global »[iii], il n’en regarde pas moins d’un œil perspicace ses chances de survie. Il combat certes « l’image paresseuse dans laquelle se complait une pensée pseudo-critique « qui ne veut voir dans le néolibéralisme qu’une doctrine hors sol, fabriquée sur mesure pour les besoins de la cause par des officines au service du grand capital et imposée aux masses par un lavage de cerveau propagandiste en bonne et due forme ». Mais ce constat est là pour déblayer le terrain : que serait aujourd’hui une critique fondée du néolibéralisme et une juste appréciation de ses chances de survie ? Le constat d’abord : la force redoutable du modèle aujourd’hui régnant est d’avoir trouvé « un appui décisif du côté des acteurs ordinaires » tout en obtenant le concours d’« épistocrates » de la société de la connaissance séduits par un monde « ouvert ». L’idéologie néolibérale qui « n’a pas l’air d’en être une », « un air du temps plutôt qu’une doctrine en bonne et due forme » fait sa force. Mettant en parallèle La révolte des masses d’Ortega Y Gasset (1929) et La révolte des élites de Christopher Lasch (1995), Marcel Gauchet note combien le temps qui les sépare montre la direction du vent. L’individualisation juridique commet ses ravages aussi bien dans « les formes élémentaires de la civilité », que dans la fonction éducative pour laquelle « l’appropriation contrainte d’un acquis culturel », base de la formation de l’individualité, n’a pas manqué de faire l’accusation démagogique d’arbitraire. Les pistes ensuite : telles sont les contradictions d’une société dans laquelle aucune « main invisible » ne règle l’harmonisation collective, où la multiplicité des parties s’affiche mais pas « l’unité qui les tient ensemble », que le besoin de réponse à l’interrogation « qui sommes-nous ? » fait de la dimension historique « le vecteur tout désigné de la ressaisie du politique ». Mais quelles en seraient les conditions de réalisation ? « L’évidence sommitale du politique ne reviendra pas » mais il est possible de faire passer par la politique le rôle qu’il tenait ». Rompant ici avec l’approche théorique, Marcel Gauchet évoque ainsi pour finir quelques pistes de nature différente. L’utilisation du référendum tout d’abord lui semble un correctif désirable et sans doute désiré « à une représentation fautive » mais qui reste en elle-même une demande. La construction européenne ensuite qui a démultiplié « les conséquences de l’éclipse du politique » en érigeant le juge comme arbitre de légitimités concurrentes n’est pas à son stade ultime si du moins est trouvée la solution permettant la limitation du pouvoir juridictionnel. Enfin l’interpellation écologique sur laquelle se clôt l’ouvrage « qui porte en fait à son paroxysme le dilemme de la société de la connaissance » appellerait « une revitalisation de l’impératif démocratique » pour trancher entre les voies opposées sur lesquelles elle s’engage
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On le voit, on ne saurait reprocher à ce défrichage du quid démocratique – avec les fouilles sans cesse renouvelées qui caractérisent la démarche – son caractère théorique, qui d’une part est assumé par l’auteur comme inséparable de son projet, d’autre part sème un certain nombre de graines pour le futur. Ou alors il faudrait lui objecter que le cadre démocratique théorique, objet de son analyse, ne peut être aussi radicalement séparé de sa réalisation historique dans laquelle les spécificités nationales sont plus ou moins en phase avec l’affaissement de l’« hétéronome » au profit de « l’ autonome »[iv].
Ainsi la résilience historique de la figure de l’Etat, figure même de la verticalité, semble passée par profits et pertes ou du moins son surplomb considéré comme englouti dans le naufrage de la verticalité « hétéronome ». Ce qui suppose que le story telling de ce qui est arrivé à la nation française ne connaisse pas de singularité substantielle à opposer à l’effondrement du cadre formel du système démocratique. La singularité du modèle démocratique l’emporte manifestement pour l’auteur sur l’ensemble des conditions de sa réalisation historique. Une interrogation peut subsister tout de même sur la totale absorption des secondes dans la première.
Autre facette de la réalisation historique du « système démocratique » : l’auteur rend-il justice à ce qui a été l’effort d’une nation comme la nôtre pour mettre la République au centre de gravité des aspirations collectives et des réalisations effectives de la démocratie en France ? On ne saurait en effet confondre les institutions formellement républicaines et le souffle même de la République, ce souffle qui a balayé les restes monarchiques en 1830, en 1848 et finalement en 1871. La République a proposé aux Français une voie dans laquelle ils pouvaient reconnaître la nécessité d’organiser leur querelle fondatrice et surtout de la dépasser[v]. L’auteur qui avait pourtant traité de l’héritage robespierriste avec une remarquable équité[vi] semble moins sensible à cette question. De la même manière, on peut être étonné que le vieux (mais essentiel) débat entre « démocratie formelle » et « démocratie réelle » soit approché à partir de l’interpellation du léninisme par Bernstein mais ne fasse aucune place ni aux affrontements autour du guesdisme qui ne furent pas de minces débats dans la République renaissante, ni à la « synthèse jaurésienne » laquelle n’était tout de même pas restée sans aucun accomplissement. C’est qu’au fond de deux choses l’une : ou la République est un socle de valeurs totalement original au sein de la démocratie ou, comme le pense Marcel Gauchet, elle est une figure interne de celle-ci et par là soumise aux conditions d’évolution et de survie de cette dernière. Elle ne mériterait donc pas en quelque sorte que l’analyse lui fasse un sort particulier.
Reste, aux yeux de l’auteur de ces lignes, une interrogation : peut-on se fonder jusqu’au bout sur le fait que le soubassement des démocraties étant le même, leur réalisation historique n’appelle pas de différence majeure ? Sans doute le fantôme religieux est-il, comme l’a montré magistralement Marcel Gauchet, au fond de la pensée libre et désenchaînée, mais il s’agit d’une précisément d’une forme. La substance républicaine a-t-elle encore un avenir si ce n’est relevant de la spiritualité du moins faisant écho à la transcendance perdue du cadre démocratique ou n’est-elle qu’un simple élément de l’« autonome » ? Peut-elle encore s’incarner dans une verticalité qui jure tellement avec la mosaïque des passions différentialistes que sa nécessité pourrait après tout s’imposer avec fracas ? Car derrière ce débat se tient la question de l’universel que seule la République peut faire partager.
Qu’elle soit la seule à pouvoir le faire ne démontre pas qu’elle le pourra effectivement. Nul ne le sait. Mais il est permis de penser ou peut être d’espérer au sens kantien du terme que la démocratie, dans notre pays du moins, pourra renouer avec l’étoffe du lien républicain. Vœu pieux, peut-être, mais qu’au fond l’admirable travail de défricheur de Marcel Gauchet nous permet de ne pas révoquer en doute tant il invite pour finir aux interrogations du futur.
[i] Comprendre le malheur français, Le désenchantement du monde, L’Etat de droit contre la démocratie, entre autres ouvrages socles de la pensée ici développée.
[ii] Rappelons que l’auteur indique dès le début de l’ouvrage que son analyse se limite à ceux-ci non sans quelques résonances transatlantiques.
[iii] Comme l’avait, à l’encontre de la vulgate de l’époque, analysé Jean-Pierre Chevènement, dès son ouvrage La France est-elle finie ? (Fayard, 2011)
[iv] Au demeurant les belles pages consacrées aux analyses hégéliennes dans le chapitre III semblaient mettre l’auteur sur cette voie tant il est difficile de séparer la « fin de l’histoire » de son incarnation concrète.
[v] Comme l’a si bien analysé Stéphane Rozès dans Chaos, essai sur l’imaginaire français (note de lecture sur ce site).
[vi] Marcel Gauchet, Robespierre, l’homme qui nous divise le plus, Paris, Gallimard, 2018.
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