Pour le retour du réalisme en politique étrangère

Intervention de Renaud Girard, grand reporter, chroniqueur international au Figaro, auteur, notamment, de Quelle diplomatie pour la France ? (Le Cerf, 2017), lors du colloque "Quelle politique étrangère pour la France?" du jeudi 21 mars 2024.

D’abord je voudrais remercier Jean-Pierre Chevènement pour son invitation.

Je suis très honoré d’être ici.

La politique étrangère de notre pays est selon moi régie par quatre notions importantes : l’indépendance du pays, les intérêts du pays, les interventions militaires du pays et le rayonnement du pays.

Une politique étrangère indépendante suppose l’indépendance vis-à-vis des autres puissances telle que nous la fixons selon notre propre jugement et l’indépendance des considérations de politique étrangère car il faut évidemment de la stabilité pour qu’une politique étrangère soit comprise à la fois par le peuple français mais aussi par nos voisins, nos alliés, nos adversaires, éventuellement même nos ennemis.

Nous n’avions pas exercé cette indépendance du pays en 1936, sous les gouvernements Sarraut puis Chautemps. Nous avions considéré que les canons allemands ne devaient pas menacer la cathédrale de Strasbourg mais, au lieu d’intervenir face à cette violation patente du traité de Versailles nous étions allés demander l’accord des Anglais. De fait, de Waterloo jusqu’au retour aux affaires du Général de Gaulle, la politique française a été une politique de suivisme de la Grande-Bretagne. Nous avons même fait des guerres (telle la guerre de Crimée) où notre intérêt national n’était nullement engagé pour suivre la Grande-Bretagne. Et quand les Anglais, en mars 1936, nous ont dit : « Vous y allez tout seuls », nous avons renoncé à y aller. Grand mal nous en a pris, vous connaissez la suite de l’histoire.

Récemment nous avons eu aussi une affaire de ce type bien que moins importante. En septembre 2013, au temps du président Hollande, nous avons considéré qu’il était de la première importance d’intervenir militairement en Syrie. On aurait pu avoir d’autres considérations. Personnellement je pense qu’il faut faire la guerre à ce que j’appellerai notre ennemi principal. Or, cet ennemi principal, on l’oublie un peu, ce sont les gens qui tuent nos enfants dans nos rues (comme au Bataclan). Monsieur Bachar el-Assad n’est pas notre ennemi principal, ce n’est pas lui qui a envoyé des gens tuer nos enfants dans nos rues. Mais on a considéré qu’il fallait le faire et M. Hollande a donné l’ordre aux chasseurs bombardiers de faire chauffer leurs réacteurs pour aller punir la Syrie de Bachar el-Assad d’avoir utilisé des armes chimiques dans la répression de la rébellion en Syrie. Puis, subitement, sans que nous ayons été associés à aucune discussion, nous apprenons qu’à Genève M. Lavrov et M. Kerry s’étaient entendus sur un accord de désarmement chimique de la Syrie … et M. Hollande a abandonné (si les Américains n’y vont plus, nous n’irons plus non plus). En réalité, aucun réel intérêt ne justifiait qu’on fît la guerre. Lorsque la Chambre des Communes et M. Obama ont changé de politique, nous avons abandonné. C’est l’exemple parfait d’une politique qui n’était pas indépendante.

L’indépendance du pays suppose aussi que sur des questions centrales nous fassions la diplomatie qui nous convient. Par exemple, à l’été 2021, nous avons pensé qu’il fallait parler au président Poutine. Comme les Américains l’avaient fait à Genève – il y avait eu une rencontre assez longue entre les présidents Biden et Poutine – nous avons voulu qu’il y ait aussi une discussion entre le président Poutine et les Européens. Nos amis allemands étaient sur la même ligne. Mais nous y avons renoncé parce qu’une première ministre estonienne fraîchement élue a mis son veto ! Nous aurions pu prier de se taire celle qui venait d’arriver aux affaires d’un pays de 1 200 000 habitants, et affirmer notre volonté de discuter avec M. Poutine, considérant que c’était important.

J’insiste donc sur l’importance d’une politique étrangère indépendante. La France doit être indépendante d’influences extérieures, et garder quoiqu’il arrive sa liberté de jugement, d’expression et de manœuvre en matière de politique étrangère, par exemple soutenir les Américains en 1962 contre les missiles russes à Cuba mais ne pas les soutenir quatre ans plus tard dans leur expansion militariste en Indochine.

Comme le disait De Gaulle dans une conférence de presse en 1959, la France doit défendre ses intérêts. La politique étrangère de la France n’a pas pour objet de défendre des « valeurs ». Nous avons tous des valeurs mais celles-ci ne sont pas l’enjeu d’une politique internationale. Aller faire la guerre à la Chine parce qu’on considère qu’elle n’applique pas de bonnes valeurs d’administration sur son territoire n’aurait strictement aucun sens. Cela relèverait de ce qu’on appelle le néo-conservatisme qui s’est révélé extrêmement dangereux.

En revanche, s’agissant de la guerre en Ukraine on peut dire que nous avons intérêt à défendre l’ordre international, considérant que notre sécurité est en jeu et qu’on ne peut pas accepter qu’un pays qui a signé le mémorandum de Budapest (à l’invitation de l’Amérique l’Ukraine s’était débarrassée de ses armes nucléaires en échange de quoi la Russie garantissait son intégrité territoriale) envahisse un voisin considéré comme nazi, sans déclaration de guerre, par une simple « opération spéciale », d’autant plus, faut-il le rappeler, que la Russie avait reconnu librement l’indépendance de l’Ukraine par un arrangement entre deux présidents élus au suffrage universel, Kravtchouk et Eltsine. Donc nous devons défendre l’ordre international parce que nous considérons que ce sont nos intérêts, de même que nous avons décidé de défendre l’ordre international lors de l’affaire de l’Irak. Nous n’avons pas été entendus mais nous avons donné un bon avertissement aux Américains de ne pas y aller. D’ailleurs, deux ans plus tard, après le début de l’invasion anglo-saxonne de l’Irak, le leader démocrate du Sénat a dit publiquement que leur invasion – dont nous avions essayé de les dissuader – était la plus grave erreur de politique étrangère depuis la fondation des États-Unis d’Amérique.

Nous ne devons donc pas nous laisser entraîner dans une politique de défense des valeurs. Le manichéisme qui consiste à voir les relations internationales comme une lutte du Bien – que nous incarnerions – contre le Mal – qu’incarneraient un jour les Serbes, un autre jour les Russes, etc. – est extrêmement dangereux. Mais il est vrai que ce mouvement est accéléré par ce que j’ai appelé « l’hollywoodisation des médias » : aujourd’hui les médias importants ce ne sont pas les articles de journaux, ce ne sont pas les pages entières qu’écrit Renaud Girard pour expliquer la situation, c’est la télévision. Or, à la télévision les sujets durent une minute et demie. Difficile d’expliquer l’affaire de Bosnie-Herzégovine en une minute et demie : les Serbes et les Croates, qui ne s’aiment pas, se sont battus… mais les Serbes se battent aussi contre les musulmans… mais les Croates – qui devraient donc être du côté les musulmans attaqués par les Serbes – attaquent aussi les musulmans à Mostar, mais pas partout… Ce qui se passe sur le terrain demande du temps, des pages de journal, on ne peut en rendre compte à la télé. Une courageuse reporter américaine, Christiane Amanpour, a joué le jeu de « l’hollywoodisation » : « Je suis à Sarajevo avec les faibles, les méchants Serbes sont autour de la colline et bombardent mes pauvres amis démunis… et mon Président est tellement lâche qu’il ne fait rien ! » Voilà qui fait un bon papier télé. Mais cela manque un peu de nuances pour traiter des affaires balkaniques.

Les intérêts de notre pays consistent évidemment à mettre un arrêt à l’aventurisme militaire de Poutine. « Il ne faut pas donner un avantage à un ennemi, ça risque de le surexciter », disait De Gaulle au moment de la crise de Berlin en 1961.

On peut aussi comprendre que dans l’actuelle période difficile que traverse l’Ukraine on la soutienne moralement en en l’assurant que nous sommes avec elle en attendant que l’aide américaine arrive.

Et il n’est pas dans notre intérêt que demain la Russie perce, prenne Odessa et fasse de l’Ukraine un État croupion. On peut donc comprendre le « triangle de Weimar » qui a réuni le 15 mars dernier les dirigeants français, polonais et allemands. Les Russes ont construit leur « ligne Maginot », la ligne Sourovikine. On a eu la preuve que les Ukrainiens n’étaient pas capables de la traverser. On veut leur laisser le temps de construire leur propre « ligne Maginot » et ensuite il y aura le gel de la situation militaire. Trump, s’il est élu, réglera-t-il ça en vingt-quatre heures ?

Mais il ne faut pas, tout en défendant l’ordre international, perdre de vue nos intérêts : éviter l’escalade et rappeler qu’il s’agit d’un conflit régional (je me suis fait insulter pour l’avoir dit l’autre jour à la télévision).

Nous ne sommes pas en 1938 à Munich, nous sommes en 1914, quand le paysan français, l’ouvrier français, ont été entraînés dans une guerre pour une cause dont ils ignoraient tout (ils ignoraient que l’Autriche-Hongrie avait fait de la Bosnie une colonie en 1908 et que certains Serbes, mais pas tous, étaient contre, etc.). Nous avons été entraînés dans une guerre mondiale qui a considérablement affaibli la France – puisque nous avons gagné la guerre mais perdu la paix – alors que ce n’était absolument pas notre intérêt, nous ne nous intéressions absolument pas à cette région.

En 2022 Poutine a fait une erreur flagrante en attaquant. Mais il faut rappeler que le conflit russo-ukrainien est un conflit régional, une guerre de sécession des orthodoxes ukrainiens slaves du monde russe auquel ils appartenaient depuis trois siècles.

Autre erreur qui ne respecte pas les intérêts de notre pays, c’est évidemment de jeter la Russie dans les bras de la Chine, cela a été dit, avec cet axe Russie-Perse-Chine.

Sur les interventions militaires de notre pays je crois qu’il faut se concentrer sur l’ennemi principal. Nous avons fait une grave erreur en ne respectant pas l’ordre international et en attaquant un pays qui n’était pas notre ennemi principal au Kossovo où nous avons fait la guerre à un pays en faveur de sécessionnistes albanophones ! Cela vous rappelle-t-il quelque chose, un pays qui, sans demander l’autorisation de l’ONU et contrairement d’ailleurs à la charte de l’OTAN, fait une guerre pour des sécessionnistes ? Nous l’avons fait. Je ne crois pas que c’était dans l’intérêt de la France.    

On me dira qu’il y aura toujours des expéditions « humanitaires » dans notre pays (on parlait d’« expéditions d’humanité » avant la Guerre de 14). Nous voudrons toujours intervenir pour aller tuer un dictateur, par exemple un dictateur arabe que l’on n’aime pas, qu’il s’appelle Bachar el-Assad, Saddam Hussein, Kadhafi …

À propos de ces expéditions il faut ajouter trois critères à notre politique étrangère, en plus évidemment du respect du droit international qui nous enjoint de passer par le Conseil de sécurité :

Avons-nous une équipe de rechange ? C’est la première condition. Si on n’a pas quelqu’un pour remplacer Kadhafi, on ne le détruit pas. Les Américains, pour remplacer Saddam Hussein, avaient nommé Paul Bremer, un charmant banquier qui, le 6 mai 2003, devint « directeur de la reconstruction et de l’assistance humanitaire » en Irak. Malheureusement ne parlant pas arabe, il ne pouvait pas aller à la télé pour expliquer aux gens ce que les Américains allaient faire avec le pays.

À l’hôtel Raphaël, Bernard-Henri Lévy m’avait présenté trois Libyens, que le président Sarkozy venait de reconnaître comme les nouveaux dirigeants légitimes de leur pays. Ces gens-là se sont révélés totalement incapables d’administrer leur pays ; ils ont fini par le fuir dans les avions Falcon du gouvernement.

La deuxième condition est que ces « expéditions d’humanité » soient faites dans l’intérêt des populations concernées : on intervient pour aider et protéger les Irakiens, les Libyens, pas pour les voler. C’est notre « devoir » de protection des populations en danger. La moindre des choses est donc de garantir à ces populations que leur condition sera meilleure après notre intervention qu’avant. Il se trouve que je suis allé plusieurs fois en Libye et plusieurs fois en Irak après les interventions occidentales. Je n’ai pas trouvé une seule famille qui ne regrettât pas le monde ancien ! En Occident nous détectons la dictature politique et nous voulons souvent la détruire mais nous avons oublié qu’il y a pire que la dictature politique, il y a l’anarchie, et que, pire que l’anarchie, il y a la guerre civile. Nous l’avons oublié en Irak et nous l’avons oublié en Libye. C’est pourquoi j’ai qualifié l’intervention de Sarkozy en Libye de pire erreur de politique étrangère de toute la Cinquième République puisque nous avons mis un désordre inouï non seulement en Libye mais dans tout le Sahel. Et nous avons dû faire une deuxième guerre, qui a commencé avec Barkhane, la guerre de Hollande de 2013, pour essayer de réparer les conséquences de la première. Nous n’avons d’ailleurs pas réussi à gagner cette deuxième guerre. Le chaos subsiste et les Africains qui nous avaient vus venir de manière plutôt chaleureuse au début sont devenus ensuite méfiants et aujourd’hui quasiment hostiles.

Mon dernier point est le rayonnement du pays. La France a une tradition d’« Honest broker » (les accords sur le Vietnam, notamment, se sont faits à Paris). C’est ce qu’a tenté le président Macron dans plusieurs crises, notamment la crise iranienne. Il a eu raison de le faire, même s’il n’a pas réussi.

Je pense qu’en réintégrant l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, nous avons fait une erreur qui a donné au monde entier une sorte de message de sujétion française à l’Amérique. La vocation de la France est de pouvoir être un « Honest broker » indépendant dans les graves crises internationales.

Mais notre grave travers est de nous comporter en donneurs de leçons. Le président Macron est tombé dans ce travers après le discours de la Sorbonne. Nous avons donné des leçons à l’Italie, à la Pologne, à la Hongrie… Mais ces pays n’attendent pas nos leçons. Le rayonnement ne se fait pas par des leçons. Le général de Gaulle a eu des désaccords avec la politique américaine, il n’a pas voulu de sujétion dans l’OTAN, etc. mais il ne s’est jamais permis d’intervenir dans la politique intérieure des pays qu’il visitait en donnant des leçons. Pourtant, quand il est allé à Washington en 1960 un Noir ne pouvait pas être servi dans un café. C’était interdit. C’était révoltant mais le général de Gaulle ne s’est pas permis de donner des leçons. Je pense que cette politique de donneur de leçons est contre-productive. C’est à cause de cela qu’Emmanuel Macron a perdu le leadership qu’il avait au moment du discours de la Sorbonne : il était jeune, il n’y avait pas vraiment d’autres grands leaders, l’Europe avait été traumatisée par le Brexit… et son discours avait été bien reçu.

À propos de l’Afrique, il faut avoir une constance en politique étrangère. Nous avons décidé librement, avec le général de Gaulle, de rendre les pays africains indépendants. Indépendants c’est-à-dire qu’on ne s’occupe pas de leurs affaires. Or cet été nous avons entendu sur RFI notre ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna menacer le Niger d’une expédition de la CDAO (qui n’est pas une organisation militaire) avec le soutien logistique de l’armée française sur place au Niger. Nous nous sommes ridiculisés. Le chef d’état-major de l’armée nigérienne avait demandé – par lettre – à la France d’intervenir. Nous aurions donc pu arrêter les putschistes en mettant en avant le chef d’état-major de l’armée nigérienne. Nous n’avons pas voulu le faire. Mais alors il fallait laisser l’ambassadeur et, après avoir évidemment soutenu moralement au début le président Bazoum, se taire et défendre les intérêts français au Niger, comme l’ambassadrice américaine a de son côté essayé de le faire.

Donc le rayonnement du pays passe par l’indépendance, par l’exemplarité et non par des leçons que nous donnerions ici et là. C’est ce qu’a fait le général de Gaulle. Avant de commencer sa grande politique étrangère il a rétabli l’ordre et les finances de la France (plan Armand-Rueff). Aujourd’hui nous avons un désordre terrible dans nos finances, dans notre éducation, dans notre politique migratoire… Et effectivement, même si vous avez les meilleures idées du monde, si vous avez le désordre chez vous, vous ne pourrez jamais avoir une politique étrangère crédible auprès de vos voisins et dans le monde. Je vous remercie.

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Le cahier imprimé du colloque « Quelle politique étrangère pour la France ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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