Note de Baptiste Detombe, auditeur du 5e cycle de l'Institut républicain du service public.
Le discours d’Emmanuel Macron à la Sorbonne en avril 2024 était clair : l’avenir de la France appartient à l’avenir européen. Nous serions désormais irrémédiablement liés au projet continental, il en irait de notre capacité à surmonter les crises et à éviter la mort de l’Europe. La « souveraineté européenne » est alors portée en étendard par le président de la République française, rêvant pour ses homologues d’une union toujours plus étroite. C’est pourtant bien ici que le bât blesse, la France se rêve en meneuse d’un projet qui est loin de faire l’unanimité. Les dirigeants dits « populistes » de la Hongrie en passant par l’Italie, freinent des quatre fers les potentielles avancées fédérales, Viktor Orban qualifiant l’Union européenne de « mauvaise parodie » de l’Union soviétique. Les « bons élèves » de l’Allemagne, en passant par les Pays-Bas ou les pays scandinaves manient plus subtilement l’art de plaider pour le projet européen tout en refusant, voire sabotant, toute initiative pouvant compromettre leurs intérêts. L’euro-pragmatisme de ces pays détonne avec l’idéalisme béat des dirigeants français. Il semblerait que la France soit prisonnière d’un rêve européen duquel elle n’arrive pas à se dépêtrer. Il se pourrait ainsi qu’à force de vouloir faire de l’Union européenne l’outil de sa puissance, la France devienne elle-même l’outil de la puissance européenne. Tel est pris qui croyait prendre.
Un projet européen historiquement rêvé par la France en tandem, vécu en cavalier seul
Le « couple franco-allemand » a longtemps été sur toutes les lèvres. Et pour cause, le projet européen a – pour partie – été pensé comme un projet de réconciliation entre deux puissances rivales. Cette union nouvelle n’a pourtant pas empêché l’un des deux partenaires de rester plus proche de ses intérêts et jaloux de son indépendance. Déjà en 1963, Charles De Gaulle essuyait un premier revers lors de la signature du traité de l’Elysée par lequel l’alliance européenne souhaitée, loin du bloc américain, comme du bloc soviétique, avait été compromise par l’ajout de la mention de l’OTAN par l’Allemagne à l’insu des représentants français.
Les plus grandes étapes de la construction européenne vont alors régulièrement être promues par la France, en manque de nouvelles inspirations. Faisant le constat d’un affaissement relatif mal adapté à un idéal de grandeur hérité des temps napoléoniens, le président de la République François Mitterrand a déjà en tête un nouvel idéal mobilisateur. Il va alors instrumentaliser les conséquences nullement alarmantes pour l’économie française des chocs pétroliers afin d’enterrer définitivement l’idéal socialiste. Ce vide idéologique étant insoutenable, il est alors rempli par l’alibi européen. Appuyé par des hauts fonctionnaires, de Jacques Delors à Pascal Lamy, Mitterrand pourra ainsi affirmer que si « la France est notre patrie, l’Europe est notre avenir. » La première concrétisation en est l’acte unique européen en 1986, où quatre libertés fondamentales de circulation (pour les capitaux, les travailleurs, les marchandises et les services) sont proclamées.
Le rapport Delors de 1989 prévoit ensuite les conditions de réussite d’une monnaie unique continentale. S’ensuivent des pourparlers avec Helmut Kohl qui exprime quelques réticences jusqu’à ce que François Mitterrand accepte que l’euro soit finalement un nouveau Deutsche Mark, soit une monnaie forte, permettant de lutter contre l’inflation, mais structurellement inadaptée à l’économie française. En parallèle, des programmes de « convergence » drastiques sont adoptés et les budgets nationaux étroitement contrôlés et surveillés. L’Europe allemande souhaitée par la France était née.
La grande solitude française : des « partenaires » européens aux intérêts bien compris
Cet engouement pour le projet européen devait être capable de dépasser les intérêts nationaux des Etats-membres. Du moins, c’est ce qu’espérait la France. La réalité lui a pourtant donné tort, son enthousiasme ayant finalement été fort peu communicatif.
L’Allemagne, à ce titre, a toujours su maintenir son cap sans se laisser convaincre par l’idéalisme français. Elle est ainsi restée à l’écart du projet français d’Union pour la Méditerranée qui aurait pu réorienter la priorité européenne sur le flanc sud alors que l’Allemagne convoitait les pays de l’Est en vue d’en faire son Hinterland. Le grand élargissement de l’UE à l’Europe centrale en 2004 permet ainsi à l’Allemagne de disposer d’une base arrière de travailleurs bon marché pour son industrie. De la même manière, toute indulgence pour la situation grecque a été mise de côté de sorte à préserver un ordo-libéralisme forcené s’assurant d’une rigueur budgétaire mettant en péril des actifs stratégiques européens, à l’exemple du port du Pirée racheté par un fonds d’investissement chinois.
Plus inquiétant encore pour l’autonomie stratégique européenne, l’adhésion absolue de l’Allemagne au libre-échange. Les récents accords avec le Kenya, la Nouvelle-Zélande et le Chili ont ainsi largement été dictés par la volonté exportatrice de Berlin, de même que le futur accord avec le MERCOSUR. La balance commerciale très excédentaire du pays – plus de 200 milliards d’euros par an sur la dernière décennie – impose aux homologues européens une forte passivité, toute mesure de rétorsion pouvant pénaliser les carnets de commande de l’industrie allemande. C’est notamment cette intransigeance allemande qui explique l’échec de la mise en œuvre d’une taxe sur les GAFAM au niveau européen (mise en place seulement en France, elle a été remplacée par la taxe internationale à 15% de l’OCDE cette année, ndlr), ou des mesures ambitieuses de protection face aux pratiques anti-concurrentielles chinoises. Et la France dans tout cela ? Elle en pâtit. Son modèle social est mis en cause par ce libre-échangisme forcené, tandis que l’euro crée un différentiel de compétitivité nuisant à ses exportations. Aucun sacrifice ne semble suffisamment grand pour l’idéal européen.
Certains « partenaires » cherchent même à nuire à leurs voisins, voire au projet européen, en vue de préserver leurs intérêts bien compris. L’Allemagne déploie ainsi des fondations (Rosa Luxembourg, Heinrich Böll) afin de faire pression sur les politiques français de sorte à éviter une relance du nucléaire. Ce dernier pourrait alors menacer l’avantage compétitif outre-Rhin, mis à mal par un gaz de plus en plus onéreux. Ces fondations financent également des associations (Greenpeace France, Les Amis de la Terre…), des lobbys et organisent des formations pour les élites. Le rapport de l’Ecole de guerre économique de juin 2023 est ainsi formel : la volonté de neutraliser le concurrent industriel français est la principale raison à ce sabotage de la filière nucléaire. Le budget consacré à ces fondations s’est ainsi élevé à 690 millions d’euros en 2023 et est en augmentation constante. Une autre illustration de cette ambivalence allemande dans le projet européen réside dans ce lobbying exercé par le constructeur de satellites allemands OHB pour que les lanceurs proviennent de l’entreprise américaine SpaceX plutôt que de l’entreprise européenne Arianespace après l’impossibilité d’utiliser les lanceurs russes.
Les pays dits « frugaux » à l’exemple des Pays-Bas ou de l’Autriche manifestent des réticences à l’approfondissement européen pour des considérations essentiellement économiques. Il n’est pas possible pour ces pays d’envisager une mutualisation des dettes ou des mécanismes de sauvetage trop ambitieux, l’orthodoxie budgétaire étant au cœur de leur identité. Dans le cadre de la pandémie, les Pays-Bas proposaient ainsi un « don » à destination de l’Espagne ou de l’Italie. Seul l’assentiment de l’Allemagne les a fait changer d’avis, avec la promesse d’une solvabilité de l’endettement européen par les ressources propres de l’UE.
A leur tour, les PECO (pays d’Europe centrale et orientale) font montre d’une grande ambivalence. Rejetant les acquis de l’Etat de droit mais dépendants des subventions européennes, ils n’hésitent pas à paralyser les institutions supranationales quand leurs intérêts sont menacés. Viktor Orban a ainsi empêché le début des négociations pour l’adhésion de l’Ukraine, jusqu’à ce qu’en décembre 2023, la Commission débloque 10,2 milliards d’euros pour la Hongrie. En parallèle, le président hongrois bloque les projets de sanctions pouvant porter préjudice au secteur nucléaire russe au grand dam de ses partenaires européens.
Le projet fédéral est alors loin de faire l’unanimité. La France, prise dans une vision messianique de son destin, se sent alors comme contrainte d’endosser un rôle trop large pour ses épaules. Il se pourrait pourtant bien qu’une telle fonction d’impulsion soit très coûteuse, tant pour les intérêts stratégiques nationaux, qu’au vu du risque d’envenimement des relations avec nos homologues européens.
Un universalisme mal compris : la France victime de sa propre illusion
Prise dans un universalisme issu de l’héritage chrétien de la France et de la culture révolutionnaire des Lumières, la France se rêve encore en pionnière d’une nouvelle ère. Il semblerait pourtant que l’Union européenne ne soit pas la meilleure incarnation à ce projet de puissance renouvelé. Les grands appels tonitruants d’Emmanuel Macron pour de nouvelles impulsions fédérales sont loin de rencontrer l’écho recherché. De 2017 à 2020, l’Allemagne a ainsi, par la voix de la Cour de Karlsruhe, contesté le programme de rachat massif de titres de dette par la Banque centrale européenne au prétexte que celui-ci outrepasserait son mandat. Ces joutes juridiques ne font que témoigner encore des réticences face à un projet fédéral européen ambitieux.
Pendant ce temps, les acquis français au sein de l’Union européenne sont mis en cause. La politique agricole commune, une des rares politiques européennes pour laquelle la France est bénéficiaire, est menacée de renationalisation. Les Etats se trouveraient alors gestionnaires de ces aides, et le volume financier accordé dépendrait pour partie du bon-vouloir de chaque Etat-membre. La seule politique européenne qui avait pu motiver le général De Gaulle à paralyser les institutions européennes par la politique de la chaise vide dans les années 1960 se trouve alors potentiellement compromise. Ce sont ainsi plus de neuf milliards d’euros par an dont la France bénéficie qui sont mis en péril.
L’Europe de la défense est certainement la thématique pour laquelle le jeu de dupes est le plus manifeste. La guerre en Ukraine et les menaces de Donald Trump d’abandonner la protection apportée aux pays de l’OTAN, auraient pu motiver une action ambitieuse en la matière. Emmanuel Macron a alors tendu la main à cette nouvelle étape pour la construction européenne en proposant en avril 2024 l’ouverture d’un débat sur la mutualisation de l’arme nucléaire française. Le revers de ces grandes déclarations est pourtant tout autre : Berlin est accusé de bloquer l’exportation de l’avion de transport A400M « Atlas » ; met une pression maximale sur les industriels français pour qu’ils cèdent plus de commandes aux industriels allemands dans le cadre du programme SCAF (futur avion de chasse élaboré principalement par la France et l’Allemagne, ndlr)… Dans le même temps, l’Allemagne achète massivement des avions F-35 – pourtant notoirement inefficaces et hors de prix – aux américains pour leur interopérabilité, délaissant les productions françaises de Rafales. La Pologne n’est pas en reste : de 2017 à 2020, le pays a commandé pour au moins dix milliards de dollars à l’industrie de défense américaine. Et la dynamique va en s’accélérant. En 2023 le pays a ainsi fait l’achat – entre autres – de lance-roquettes Himars de production américaine pour un total de 10 milliards d’euros.
Ces achats non coordonnés amènent l’ancien secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale, Louis Gautier, à craindre l’impossibilité pour l’UE de rationaliser des panoplies militaires disparates. Emmanuel Macron aura alors beau appeler à une « préférence européenne dans l’achat de matériel militaire », rares seront les Etats-membres prêts à engager un bras de fer avec les Etats-Unis. Cela s’expliquant par la peur des mesures de rétorsion, tant en matière commerciale que géopolitique, notamment par des menaces de non-intervention en cas de conflit ou de retrait de troupes au sol. Ainsi, depuis le début de la guerre en Ukraine, 68% des achats des pays européens se sont portés hors de l’Europe selon un étude de l’IRIS. Ici aussi le saut fédéral pourrait être trop exigeant pour des Etats encore aussi dépendants commercialement et géopolitiquement du géant américain.
Cette grande attente que place la France dans ses homologues européens peut lui coûter cher et rapidement ternir ses relations bilatérales. Cela a notamment été le cas concernant l’accostage du bateau de migrants Ocean Viking refusé par l’Italie et que la France a fini par accepter sous la pression de Bruxelles. Le ministre Gérald Darmanin avait alors annoncé que la France « [tirerait] aussi les conséquences » de l’attitude italienne. Le rêve fédéral de la France n’en finit plus de percuter les intérêts bien installés d’Etats-membres décidés, amenant l’idéal à sombrer d’illusion en illusion et à se transformer, progressivement, en amertume.
Cet irénisme dépassé, qui sacrifie les intérêts des Français sur l’autel d’un idéal non-partagé, est une impasse. Le saut fédéral ne se fera jamais seul mais bien dans l’unanimité, or cette dernière semble bien difficile à trouver. Dans l’interlude, l’Hexagone ne cesse de brader ses savoir-faire à ses « partenaires » dans l’espoir de poursuivre une intégration européenne à tout prix. La candeur d’une France qui se rêve capitaine d’un vaisseau européen uni derrière elle fait frémir d’allégresse mais ne convainc plus grand monde. L’idéal impose de passer par le réel comme le rappelle Jean Jaurès. Il nous appartient alors d’écouter les coups de semonce de ce dernier et de ne pas nous enfermer dans un fantasme galvaudé. Une Europe des coopérations, fondée sur la libre participation des Etats à des projets communautaires, serait à même d’éviter le déchaînement des frustrations nationales. Pour préserver l’harmonie d’une union dans la diversité, il n’y a d’autres choix que de concilier les divergences sans forcer constamment leur confrontation agressive.
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