Intervention de Jean-Michel Naulot, ancien membre du collège de l’Autorité des Marchés financiers, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, auteur de Éviter l'effondrement (Seuil, 2017), devant les auditeurs de l’IRSP, le 22 mai 2024.
Marie-Françoise Bechtel : Nous avons aujourd’hui l’immense plaisir, l’honneur de recevoir et d’entendre Jean-Michel Naulot, ami de longue date de la Fondation. J’ai pensé qu’il était plus original, en cette année d’élection, d’aborder l’Europe à travers les questions monétaire et financière. Cher Jean-Michel, je vous laisse sans plus tarder la parole.
Jean-Michel Naulot : J’aimerais également profiter de cet exposé pour partager avec vous mon expérience dans la finance. J’ai été banquier pendant près de quarante ans, trente-sept ans exactement. Du milieu des années soixante-dix jusqu’à 2013. En 2003, j’ai parallèlement été nommé au Collège de l’Autorité des marchés financiers (AMF) où j’ai présidé la Commission des marchés financiers. Un travail passionnant ! Par ailleurs, j’ai écrit deux livres. Mon premier livre portait sur la crise de 2008 – je l’ai écrit au moment où je quittais l’AMF. Le deuxième porte sur la crise qui est devant nous. Je m’intéresse notamment aux questions relatives à la création monétaire, nous aurons l’occasion d’y revenir.
Aujourd’hui, je vous propose d’aborder quatre points. J’aimerais d’abord revenir sur la vague libérale, plus exactement néo-libérale, qui nous est venue des États-Unis et qui s’est répandue très promptement en Europe. Deuxièmement, j’aimerais revenir sur la mise en place de la monnaie unique pour en faire, au bout du compte, le bilan. Dans un troisième temps, je tenterai de répondre à trois questions : la création monétaire peut-elle s’éloigner durablement de l’évolution de l’économie réelle comme cela est le cas depuis la crise de 2008 ? L’euro peut-il survivre ? Y-a-t-il une dérive de la gouvernance européenne en matière monétaire et financière ? Dans un dernier temps, j’avancerai quelques pistes de redressement. Soyez rassurés, je ne vais pas refaire aujourd’hui l’histoire entière de la crise financière ! J’y reviendrai seulement en quelques mots. Je souhaite aussi profiter de cette intervention pour vous parler de mon expérience de banquier et de régulateur sur le terrain. Bref, voici le cadre général !
Pour commencer, revenons-en au déclenchement de la vague néo-libérale en Occident. La première date à retenir est le 15 août 1971 avec la fin de la convertibilité du dollar en or. Derrière cette décision, il y a l’influence de Milton Friedman qui plaidait depuis les années 1950 pour la flexibilité des changes : cela devait, disait-il, contribuer à doper la croissance et à développer les échanges commerciaux à travers le monde. Une grande période de volatilité et d’instabilité des marchés s’est alors ouverte. Dès les années 1980/1990, les crises financières se sont succédé : la crise de la dette en Amérique latine, le krach boursier de 1987, le krach immobilier des années 1990, le krach obligataire de février 1994, la crise asiatique à partir de l’été 1997 et sa propagation en Russie en 1998, la faillite du fonds spéculatif LTCM en 1998, avec des effets systémiques, la bulle Internet au début du siècle puis la crise des subprimes.
Il y a également, au cours de cette période, une évolution en profondeur de l’entreprise. A ce sujet, je vous recommande l’ouvrage de John Kenneth Galbraith intitulé Le Nouvel État industriel, paru à la fin des années 1960. Il y montrait très clairement comment le management travaillait pour l’enrichissement collectif au sein de l’entreprise. Nous avons en fait glissé petit à petit d’un capitalisme industriel à un capitalisme financier, les actionnaires s’emparant de la gestion de l’entreprise et faisant montre d’un indépassable court-termisme. Ils n’ont à aucun instant hésité à délocaliser, et ce afin de maximiser le profit et faire monter le cours de bourse.
J’en arrive à l’Europe pour vous dire à quel point cette dernière adopte parfois de manière caricaturale ce que font les Américains ! Premier exemple : le sommet de Kyoto de 1997. Bill Clinton y arrive en plaidant en faveur d’un grand marché financier permettant de limiter les émissions de carbone. Ce marché a finalement vu le jour en 2005, mais en Europe… Les Américains se sont finalement tenus à l’écart… Confier le climat à un marché financier, c’est tout de même une drôle d’idée ! Ledit marché va dysfonctionner en Europe pendant près de quinze ans. Le prix de la tonne de carbone s’est stabilisé autour de 5€. Il a fallu attendre 2018 pour mettre en place une réforme que tous les spécialistes de bon sens réclamaient : la création d’une réserve de quotas pour peser sur les cours. On est aujourd’hui, à titre comparatif, aux alentours de 70/75€ la tonne. Deuxième exemple : l’agenda de Lisbonne. En 2000, on décrète à Bruxelles qu’en 2010 l’Europe sera, grâce à la libéralisation, à la déréglementation, à la mise en concurrence, l’économie la plus compétitive et la plus dynamique dans le monde. Cette expérience se termine avec le krach financier de 2008… Troisième exemple, je parle cette fois-ci en tant qu’ancien de l’AMF, la Commission européenne nous transmet à partir de 2003 des directives appelant à déréguler massivement les marchés financiers. Cette expérience de dérégulation prend fin en novembre 2007 alors que nous sommes en pleine crise systémique depuis l’été… Il faudra faire le chemin en sens inverse après le G20 de Londres en 2009. Quatrième exemple : les accords bancaires signés à Bâle en juin 2004. Ces accords autorisent les banques à calculer elles-mêmes leurs ratios prudentiels et à pondérer leurs ratios en fonction de leur propre évaluation du risque grâce à des “modèles internes” ! En bref, on crée de petites boîtes noires qui plongent dans l’opacité les ratios prudentiels… En 2024, les régulateurs n’ont toujours pas réussi à corriger les effets négatifs de cette réforme !
Quels enseignements peut-on donc tirer de cette période ? J’en vois trois. D’abord, on a sous-estimé pendant bien trop longtemps le rôle des marchés financiers. Les présidents de la Fed sont largement à l’origine de cette situation : Alan Greenspan dénonce “ l’exubérance irrationnelle des marchés financiers en 1996”… et n’augmente pas les taux d’intérêt pendant quatre ans ; Ben Bernanke considère qu’il y a moins de risque à laisser se développer une bulle financière qu’à mettre un terme à ladite bulle car son éclatement menacerait la croissance… Je pense et j’espère qu’il a changé d’avis en 2008, car il a affronté la tempête de 2008 ! Ensuite, on voit à quel point l’Europe s’est fourvoyée, au nom d’un ultralibéralisme, tout au long de cette période. Enfin, je voudrais ajouter une observation de terrain : la technique va jouer un rôle de plus en plus important dans l’analyse des risques économiques et financiers au cours de cette période. Le rôle du banquier évolue considérablement. Quand je suis entré dans la banque, le métier de banquier consistait à développer une relation de confiance avec les clients sur le long terme afin de répondre à ses attentes, tout en parvenant à déceler les risques. En quelques années, il a vécu une vraie révolution : il devait désormais connaître dans le moindre détail tous les produits que la banque était susceptible de vendre. Sans une parfaite connaissance de la technique, le banquier perdait toute crédibilité. Un bon banquier est un bon relationnel et un excellent technicien. Je pense qu’aujourd’hui certains politiques feraient bien de plonger eux aussi dans la technique avant de commencer une négociation à Bruxelles ou d’élaborer un programme ! Le monde a changé.
J’aimerais à présent évoquer la mise en place de la monnaie unique et le bilan que l’on peut en faire vingt-cinq ans après. Je reviens d’abord sur les origines de celle-ci. L’économiste canadien Robert Mundell s’est installé dans les couloirs de la Commission à partir des années 1970, souhaitant faire de l’Europe un terrain d’expérience. Il avait deux convictions. La première, c’était que la monnaie unique exigeait le fédéralisme et qu’au fond l’Europe basculerait très vite vers le fédéralisme avec la création d’une banque centrale ayant une mission fédérale. Là-dessus, il s’est quelque peu trompé… Sa deuxième conviction, c’était qu’il fallait à tout prix instaurer la flexibilité des facteurs de production, du travail comme du capital. En d’autres termes, il proposait d’aller vers le modèle de l’ordolibéralisme allemand. Tout cela était présent dans le rapport Delors rédigé par les banquiers centraux en 1988.
Quel bilan peut-on faire aujourd’hui ? On attendait un supplément de croissance et force est de constater qu’il n’est pas au rendez-vous. Tous les rapports, y compris le rapport Noyer qui vient de sortir, constatent que la croissance européenne est, depuis 2008, à peu près équivalente à la moitié de la croissance américaine. Ces rapports évoquent un décrochage de la zone euro. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’autres facteurs que l’instauration de l’euro qui interviennent dans cette contre-performance (démographie, durée du travail, productivité). Autre point important, les divergences au sein de la zone euro se sont accrues au lieu de s’atténuer. C’est le FMI qui l’écrit. En outre, il y a la surévaluation de l’euro pour certains pays. En 2023, le FMI affirmait que l’euro est une monnaie surévaluée de 15 % pour la France par rapport à l’Allemagne. La circulation des capitaux est aussi un sujet de préoccupation majeur : on pensait au début qu’ils iraient s’investir dans les pays du Sud, or c’est tout l’inverse qui se produit. Il y a enfin, et c’est peut-être l’élément le plus important, le principal inconvénient de l’euro, ce que j’appelle “l’effet édredon” de l’euro. Autrefois, la parité franc-deutsche mark était une obsession, à coups d’ajustements monétaires plus ou moins importants. Ces petites crises monétaires étaient un signal d’alarme. Elles permettaient l’adoption de mesures de redressement. Aujourd’hui ces mesures sont beaucoup plus difficiles à prendre car peu de gens se soucient aujourd’hui de la dette publique, de l’état des finances publiques. On se rassure du fait même de l’existence de l’euro et d’une parité euro-dollar qui bouge peu. Le gros avantage de l’ancien système d’ajustement monétaire, et je n’ai commencé à le mesurer qu’il y a peu de temps, c’est qu’avec ce système le redressement reposait sur deux éléments : grâce à la dévaluation, un coup de pouce sur le commerce extérieur ; grâce à l’inquiétude, un effort demandé aux citoyens… et l’affaire se réglait ainsi.
J’arrive à mon troisième point après avoir analysé la grande vague néolibérale qui a traversé l’Europe et décrit les effets de la mise en place de la monnaie unique. Je voudrais tenter de répondre à trois grandes questions qui se posent aujourd’hui à l’Europe lorsque l’on analyse les enjeux monétaires et financiers : la création monétaire, inédite depuis une quinzaine d’années en Europe, peut-elle s’éloigner durablement de l’évolution de l’économie réelle ? L’euro peut-il survivre ? Y-a-t-il une dérive de la gouvernance européenne ?
Je rappelle en préambule que la création monétaire se fait de deux manières. Traditionnellement, ce sont les banques commerciales qui créent la monnaie. Lorsqu’elles prêtent de l’argent après avoir étudié un dossier, elles créent de la monnaie. Quand le crédit est remboursé, la monnaie est détruite. Mais entre-temps, des investissements ont été réalisés. La Banque centrale pilote cette création monétaire avec les taux d’intérêt. Or, depuis 2008, les banques centrales créent directement de la monnaie en prêtant des montants parfois considérables aux banques et en achetant de la dette sur les marchés, ce que l’on appelle le quantitative easing. Le bilan des banques centrales occidentales qui était resté très stable de 1945 à 2008, aux environs de 5% du PIB, a atteint un sommet en 2022 : 41 % du PIB aux États-Unis et 70 % en Europe ! Depuis 2008, ce sont donc les banques centrales qui ont créé principalement de la monnaie. Les banques centrales ont très bien joué leur rôle de “banquier de dernier ressort” au moment de la crise de 2008 en rachetant les actifs dont les investisseurs ne voulaient plus, cela afin de redonner confiance, mais elles ont continué à jouer ce rôle bien au-delà de la crise. C’est inédit. L’expérience passée montre qu’une création monétaire excessive conduit aux bulles financières, aux crises financières et à l’inflation. Jacques de Larosière, ancien président du FMI, ancien gouverneur de la Banque de France, a mis en garde à plusieurs reprises à ce sujet depuis une dizaine d’années. Comme tant d’autres grands économistes dans le passé ! Je suis personnellement convaincu des dangers d’une création monétaire excessive.
Deuxième question : l’euro peut-il survivre ? Quand on observe l’histoire économique, la monnaie se confond systématiquement avec la souveraineté. Une monnaie sans Etat ne peut que dysfonctionner. Ma conviction profonde est que nous sommes, aujourd’hui encore, en face d’une crise de l’euro ! La crise était une crise ouverte jusqu’en 2012. Dorénavant, il s’agit d’une « crise souterraine ». La crise de l’euro est en effet masquée par ce que j’appelle des « respirateurs artificiels ». Il y en a quatre : les achats par les banques centrales et la BCE de dettes souveraines sur les marchés, le système de paiement européen Target2 qui tolère des déficits de plusieurs centaines de milliards pour les Etats du Sud, les dévaluations internes qui peuvent conduire à l’appauvrissement d’un Etat (la Grèce a perdu 400 000 jeunes lors de la mise en place de cette politique), enfin l’existence de clauses d’action collective (CAC) dans les contrats obligataires ce qui qui permet des abandons de créances des épargnants en cas de difficultés. Aussi, concernant l’euro, le tort qui a été le nôtre est de ne pas avoir prévu de clause de sortie de l’euro, une clause pour de sortie “amicale” comme l’avait dit Valéry Giscard d’Estaing. Je suis somme toute convaincu que le sort de l’euro est loin d’être réglé.
Enfin, troisième et dernière question, ne sommes-nous pas en présence d’une vraie dérive de la gouvernance européenne en matière monétaire et financière ? Au niveau institutionnel et politique, le traité de Lisbonne a considérablement modifié l’équilibre bruxellois en confiant “l’intérêt général européen” à la Commission. En outre, la crise sanitaire et maintenant la crise ukrainienne ont très largement servi l’agenda poursuivi par Ursula von der Leyen. Pour en revenir aux questions strictement monétaires et financières, ayant suivi de près les délibérations de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), j’observe que la jurisprudence européenne a fortement évolué en une dizaine d’années. La jurisprudence de la CJUE s’adapte aux souhaits de la BCE. En 2012-2015, la CJUE disait que la BCE peut acheter des dettes souveraines à condition que ces titres soient à court terme. En 2018, la Cour a élargi le périmètre des achats autorisés en déclarant que l’essentiel est que les interventions ne détournent pas les États d’une politique financière “saine”. Autre entorse aux Traités, l’emprunt européen de 800 milliards d’euros. Cet emprunt a violé l’article 310 du TFUE qui interdit tout emprunt de l’UE. La Commission elle-même l’avait écrit dans la présentation de son budget à l’automne 2020 ! La mise en place de cet emprunt a permis une intrusion de la Commission dans les plans de relance des Etats. Il est urgent que les gouvernements veillent au respect des Traités qui affirment que toute compétence non attribuée appartient aux Etats membres et qui reposent sur deux principes : subsidiarité et proportionnalité.
Mon quatrième et dernier point concerne les pistes de réflexion qu’il serait judicieux de suivre face aux enjeux monétaires et financiers que nous venons d’évoquer.
Premier sujet, le problème français. La France n’aura aucune capacité d’influence en Europe si les choses continuent à évoluer comme cela, avec une dette et des déficits qui continuent à augmenter. Nous sommes désormais sur une ligne de crête. D’un côté, nous sommes obligés d’investir, cela va de soi : transition énergétique et transition numérique sont deux préoccupations majeures qui ne manqueront pas de nous occuper à l’avenir. De plus, si nous n’investissons pas, nos recettes budgétaires risquent de fondre comme neige au soleil ! De l’autre côté de la ligne de crête, nous avons des investisseurs qui risquent de perdre confiance sur les marchés financiers… Nos marges de manœuvre sont donc limitées. Une crise financière n’est pas à écarter.
Deuxième sujet : il faut alléger la tutelle de la Commission. Les procédures budgétaires européennes sont telles que la Commission est en permanence dans les couloirs de Bercy ! Après la suspension des critères budgétaires pendant la crise COVID, il a été décidé de rétablir le corset européen : critères traditionnels de 3% et 60%, règle d’or encore plus stricte pour les Etats ayant plus de 90% de dette. Seul allégement, la possibilité pour un État de faire valoir sa trajectoire d’investissement à long terme pour éviter les sanctions … Cette pression technocratique risque de discréditer un peu plus nos hommes et femmes politiques car nos concitoyens observent que les décisions se prennent de plus en plus ailleurs qu’à Paris…
Troisième sujet : la fuite en avant financière de l’Union. Des ressources propres nouvelles nous avaient été promises en 2021 pour rembourser l’emprunt européen. Alors qu’il faut collecter près d’une quarantaine de milliards par an pour faire face aux annuités, la seule ressource identifiée à ce jour est la taxe carbone aux frontières de l’UE : un milliard… Pour le moment, l’emprunt européen c’est par conséquent de la dette nationale ! Il n’y a pas d’argent magique, même à Bruxelles… Les gouvernements doivent être vigilants sur la gestion financière de l’Union au lieu de céder parfois à la tentation de mettre en place de nouveaux emprunts. De plus, le recours à un emprunt européen n’est en rien un gage d’efficacité : si la France avait emprunté directement sur les marchés financiers, elle aurait bénéficié des taux zéro de l’époque au lieu de taux compris entre 3 et 4% puisque la Commission a mis un temps infini pour valider les plans de relance.
Quatrième piste de réflexion : la réforme des statuts de la Banque centrale européenne. Cette idée ne sort pas de nulle part. Jacques de Larosière lui-même disait il y a peu combien les objectifs statutaires de la BCE sont dangereux : lorsqu’il n’y a pas d’inflation, par exemple en raison de la concurrence internationale, vouloir atteindre à tout prix respecter l’objectif de hausse des prix de 2% n’a aucun sens. C’est un encouragement à la création monétaire. et aux bulles financières. Il faudrait par conséquent ajouter l’objectif de stabilité financière (éviter une création monétaire excessive) à celui de stabilité des prix.
Cinquième piste de réflexion : la régulation des banques. Il faut être très ferme, tenir bon sur les ratios prudentiels imposés aux banques. Les régulateurs exigent à juste titre que les banques continuent à rapprocher leurs ratios calculés à partir de modèles internes des modèles standard calculés par les régulateurs.
Autre piste de réflexion, l’Union bancaire. La supervision unique des banques fonctionne plutôt bien depuis 2014. En revanche, la résolution bancaire, c’est-à-dire le sauvetage d’une banque en difficulté grâce à des procédures communautaires complexes (dans le but d’éviter le renflouement par l’Etat) est une illusion lorsqu’il s’agit d’une grande banque. Dans ce cas, les pouvoirs publics sont en effet immédiatement saisis comme nous l’avons observé aux Etats-Unis en 2023… Une augmentation de la garantie des dépôts, actuellement de 100 000 euros, est souhaitable. Ceci me semble plus important que la mutualisation de la garantie des dépôts dont les Allemands ne veulent pas. Les États-Unis sont passés d’une garantie de 100 000 dollars à 250 000 dollars en 2009.
Quant à l’Union des marchés de capitaux préconisée par le gouvernement français et par le récent rapport Noyer, il faut faire attention de ne pas lâcher la proie pour l’ombre : détourner l’épargne française du placement en dette nationale pour investir en actions sur les marchés financiers, sur le modèle américain, ne serait pas sans risque au moment où notre stabilité financière n’est plus aussi assurée que par le passé. Certes, le montant des investissements à financer dans les années à venir est élevé, la circulation des capitaux est indispensable pour financer les investissements, mais les banques françaises reculent rarement lorsque ces investissements sont pertinents…
J’en termine avec une proposition qui me tient à cœur : la généralisation de la taxe carbone aux frontières. Je vois là un triple avantage : des ressources propres nouvelles pour le budget européen, un effet positif sur le climat et une protection de nos industries.
Auditeur : Merci Monsieur Naulot pour cet exposé extrêmement intéressant ! Ma question porte sur la cotation sur les marchés financiers. La semaine dernière, on a entendu Patrick Pouyanné menacer Emmanuel Macron de coter TotalEnergies à Wall Street et non plus au CAC 40 : quel impact réel pour l’économie française ? Le Président de la République a-t-il les moyens de s’y opposer ?
Jean-Michel Naulot : Certainement pas ! La question que soulève votre remarque est au fond la suivante : une multinationale française comme Total a-t-elle intérêt à s’éloigner de la France, ne serait-ce que parce que les banques françaises jouent un rôle essentiel d’accompagnement de ce groupe en France et partout dans le monde ? Les banques françaises feraient-elles preuve de la même ardeur pour financer la transition écologique de Total si les opérations financières les plus rémunératrices se faisaient exclusivement sur les marchés financiers américains ? Pas sûr… La distribution du crédit n’est pas la partie la plus intéressante du métier de banquier. Le banquier d’affaires passe 10% de son temps à prêter de l’argent et 90% de son temps à préparer les opérations sur les marchés financiers, partie la plus intéressante et la plus rémunératrice. Les banques françaises auraient vite fait d’évaluer leur relation avec leur client. Les banques font un calcul de rentabilité : qu’est-ce que les crédits consentis consomment comme fonds propres dans le bilan de la banque ? Qu’est-ce que le client apporte comme rentabilité en face de ces fonds propres ? Une relation étroite d’accompagnement du groupe industriel doit être équilibrée. Or, pour un groupe industriel, le financement c’est le nerf de la guerre, même lorsque l’on est prospère…
Auditeur : Sur la question européenne et sur l’euro en particulier, beaucoup d’économistes avaient pointé du doigt l’effondrement probable ou du moins possible de l’euro et, partant, la fin de la construction européenne. Je pense ici aux travaux de Joseph Stiglitz ou encore de Jacques Sapir. Jusqu’à présent, on a en tout cas observé une très grande plasticité de l’euro, la Banque centrale européenne s’adaptant finalement en permanence aux circonstances. En quoi peut-on donc dire qu’il y a aujourd’hui un risque plus important que par le passé qui pèserait sur l’euro ?
Jean-Michel Naulot : L’euro, par rapport au dollar, jouit d’une très forte stabilité. Ce qui donne le sentiment que le système est insubmersible, quels que soient les déficits et la situation que traversent les différents pays membres de la zone euro. C’est ce que j’appelle l’effet édredon de l’euro. Ce qu’il faut surveiller, comme le lait sur le feu, ce sont les taux d’intérêt. Ces derniers sont très importants et doivent être observés avec minutie. Les parités monétaires ayant été fixées de manière définitive, toute la pression se reporte sur les taux d’intérêt en cas de crise. Le risque est alors l’asphyxie financière. Pour le moment, les interventions de la BCE sur les dettes publiques ont permis d’éviter de trop fortes divergences. Mais je rappelle que des interventions massives sont interdites par les Traités…
Auditeur : Merci beaucoup, Monsieur, pour votre exposé. Quand on regarde de plus près les indicateurs économiques de la France, ne serait-ce que son taux d’endettement public, on ne peut être que surpris face à la confiance que nous font les investisseurs. Ne risque-t-on pas toutefois, à un moment donné, de perdre cette confiance ? Et d’assister à un retournement de la conjoncture ?
Jean-Michel Naulot : Bien sûr, c’est le risque… Dans le milieu de la finance les choses vont d’ailleurs très vite ! Je voudrais à cet égard rappeler à quel point le niveau d’endettement n’a cessé de croître depuis quinze ans. En 2000-2007, la dette publique était exactement la même en France et en Allemagne (64 % du PIB en 2007). Au sortir de la crise, en 2011, la France est à 88 %, l’Allemagne à 80 %, un écart encore négligeable. La période 2016-2020 est en revanche hautement critiquable : l’Allemagne et les Pays-Bas réduisent fortement leur dette, autour de 50/60%, alors que la nôtre reste parfaitement stable à 98 % ! Que s’est-il passé ? Je ne me l’explique pas…
S'inscire à notre lettre d'informations
Recevez nos invitations aux colloques et nos publications.