Sommes-nous condamnés à la coupure « The West versus the Rest » ?
Intervention de Pascal Boniface, docteur en droit public, fondateur et directeur de l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), directeur de La Revue internationale et stratégique et de L’Année stratégique, auteur, notamment, de Guerre en Ukraine, l'onde de choc géopolitique (Eyrolles, 2023), lors du colloque "Occident collectif, Sud global : qu'est-ce à dire ?" du mardi 20 février 2024.
Merci de cette invitation.
Vous abordez aujourd’hui l’un des sujets géopolitiques les plus importants qui peut prendre une tournure encore plus grave car il est au cœur des trois clivages qui scindent l’ordre géopolitique.
J’ajouterai que la France aurait un rôle important à jouer pour tenter de réduire ce fossé. Son ADN stratégique lui enjoint de jouer son rôle de pont entre le Sud global et l’Occident. Malheureusement elle n’en prend pas tout à fait le chemin alors qu’elle aurait tout avantage à répondre à l’attente qu’elle suscite. Hélas, nous nous détournons un peu de cette mission par recherche de cohésion européenne et de cohérence occidentale.
On observe trois coupures majeures dans l’ordre géopolitique :
La première entre la Russie et le monde occidental que certains d’ailleurs confondent avec une coupure entre la Russie et le reste du monde. Si la Russie est coupée durablement du monde occidental – et le restera tant que Poutine sera au pouvoir – elle n’est en rien coupée du reste du monde. En effet, il ne faut pas confondre communauté internationale et communauté occidentale. Depuis déjà assez longtemps le monde occidental est une partie du monde, il n’est plus le tout. La grande erreur des Occidentaux, collectivement, a été de penser que l’implosion de l’URSS allait déboucher sur un monde unipolaire. Ébaudis par la disparition du rival, voire d’un adversaire à l’Est, ils n’ont pas vu l’ascension du « Sud Global » permise par la globalisation, souvent d’ailleurs en adoptant les mêmes méthodes que le monde occidental. Les Occidentaux n’ont pas vu monter ces nouvelles puissances qui n’entendaient pas leur obéir. Concentrés sur la disparition de la menace Est, nous n’avons pas vu l’émergence du Sud. La victoire contre l’Irak (la quatrième armée du monde, prétendait-on) en 1990 a paru facile et on n’a pas réalisé qu’au moment même où il triomphait du monde de l’Est, l’Occident perdait le monopole de la puissance dont il avait bénéficié pendant cinq siècles. 1492-1992 : cinq siècles de domination occidentale du monde, brièvement contestée dans les années 1970 par une URSS qui va très vite connaître l’échec et le déclin. Aveuglé par son triomphe sur l’URSS le monde occidental a préféré apparaître collectivement comme le vainqueur de la guerre froide plutôt que comme le bâtisseur d’un « nouvel ordre mondial » que l’on célébrait par ailleurs. D’où une grande partie des problèmes qui nous agitent aujourd’hui.
Si la Russie est coupée du monde occidental, elle n’est donc pas coupée du reste du monde. Et le Sud global, ne cédant pas aux objurgations du monde occidental, n’entend pas couper les ponts avec la Russie.
La seconde coupure, plus importante encore, et qui va nous occuper au moins pour les deux prochaines décennies, est le clivage Chine/États-Unis, ce fameux « piège de Thucydide » dont il faudrait être naïf de croire que ce qui les oppose est la question des droits de l’homme. Certes les États-Unis sont une démocratie et la Chine est un régime autoritaire mais elle l’a toujours été. Et je dois dire qu’il est quand même plus agréable d’être chinois aujourd’hui que dans les années 1960 ou, par exemple, qu’en 1972 lorsque Nixon et Kissinger passaient une alliance de fait avec Pékin contre l’Union soviétique. À l’époque, la Chine était vraiment un régime totalitaire dans lequel on ne critiquait pas le pouvoir au sein de la cellule familiale pour ne pas être dénoncé par un parent. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La Chine n’est pas davantage une démocratie quand, dans les années 1990, Clinton parle d’un partenariat stratégique constructif entre Pékin et Washington (on sort de Tian’anmen). Pas plus que la Chine n’est une démocratie quand George W. Bush incite les entreprises américaines à investir en Chine où l’on trouve une main d’œuvre abondante, bon marché, qui ne fait jamais grève et obéit au doigt et à l’œil. C’est justement parce que la Chine n’est pas une démocratie qu’on veut y investir.
Ce qui a changé entre-temps, c’est que lorsque la Chine adhère à l’OMC en 2001 elle fait 10 % du PIB américain et qu’aujourd’hui elle en fait 75 %. Là est la vraie raison de l’hostilité envers la Chine qui est un des rares points d’accord entre Biden et Trump, entre républicains et démocrates.
Face à cette double coupure, Chine/États-Unis et Russie/monde occidental, on nous demande de choisir.
Les Européens ont choisi d’être hostiles à la Russie. Ils l’étaient avant la guerre d’Ukraine, ils le sont encore plus, et de façon définitive, depuis la guerre d’Ukraine. « Ils sont sans excuse mais ils ne sont pas sans causes » disait Jean-Louis Bourlanges à propos des événements du 7 octobre 2023. De même, s’il n’y a pas d’excuse au recours à la guerre par Poutine en février 2022 il y a beaucoup de causes à cette guerre. Guerre que l’on aurait pu éviter si l’on n’avait pas transformé la Russie en adversaire, la traitant comme un pays vaincu de la guerre froide, un pays qu’il fallait mettre au pas et avec lequel on ne pourrait avoir de bonnes relations que s’il s’occidentalisait. Mais les Russes sont restés russes, ils ne se sont pas occidentalisés.
La coupure The West versus the Rest, le monde occidental contre le Sud global, vient à la jonction. L’Europe a choisi de rallier les États-Unis par rapport à la Russie. Rappelons-nous quand même qu’au moment où, du fait de l’opposition de la Pologne et des Pays baltes, on empêchait un sommet Union
européenne–Russie, présenté comme un cadeau à Poutine, Biden participait à un sommet avec Poutine[1] ! Or quand on n’est pas à table on est au menu. L’Europe a été au menu.
En revanche, malgré une forte pression, les pays européens n’ont pas encore choisi les États-Unis contre la Chine. Il y a encore des réticences européennes à ce que l’OTAN (organisation de l’Atlantique Nord) qui par définition ne concerne pas la Chine, ajoute des paragraphes entiers sur la Chine. Mais pour combien de temps ?
C’est dans ce paysage qu’apparaît le clivage The West versus the Rest qui, bien qu’il n’y ait pas d’équivalence, comme l’a dit Marie-Françoise Bechtel, a existé. Ceux qui prétendent que le Sud global n’existe pas sont en général des néoconservateurs qui refusent d’être désignés comme tels.
Si le Sud global n’existe pas comme une alliance, il existe comme une entité géopolitique. L’Ouest est assez uni surtout depuis la guerre en Ukraine qui a eu comme conséquence funeste de renforcer le leadership américain sur les pays d’Europe occidentale. L’OTAN n’a jamais paru aussi puissante, aussi élargie qu’aujourd’hui. En effet, des pays neutres depuis la fin de la seconde guerre mondiale (Finlande) ou depuis 200 ans (Suède) l’ont rejointe alors qu’ils n’en avaient pas éprouvé le besoin quand Staline était au pouvoir. Jamais le leadership américain en Europe n’a été aussi fort, cela au moment où il est de moins en moins fort dans le reste du monde. La doctrine héritée du « pacte du Quincy » (1945) faisait que les Saoudiens, dans la main des Américains, fixaient le prix du pétrole en fonction des desiderata de Washington. On a augmenté la production de pétrole dans les années 1980 pour faire tomber l’Union soviétique dont c’était déjà la principale source d’exploitation, d’exportations et de recettes. Si le baril avait été à 30 dollars peut-être Gorbatchev aurait-il réussi la perestroïka … il était à 15 dollars. Mais aujourd’hui c’est avec la Russie que les Saoudiens fixent le prix du pétrole. « Je ferai de l’Arabie saoudite un pays paria », avait dit Biden. Le même Biden qui, en juillet 2022, va, de façon assez peu glorieuse, demander à MBS d’augmenter la production pour faire baisser les prix. « Je vais voir », lui répond MBS qui annonce trois semaines après leur réduction, en accord avec la Russie pour faire monter les prix. Et c’est sous l’égide de la Chine, cette fois-ci, qu’il y a eu un rapprochement entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Donc on voit que le « pacte du Quincy » qui a été l’un des fondements de la politique américaine dans le Golfe n’existe plus.
La « doctrine Monroe » (1823) n’existe plus. Il n’y a plus que l’Argentine de Milei qui revendique un alignement sur Washington. Il est isolé dans le reste de l’Amérique latine. On voit bien que l’influence nord-américaine sur l’Amérique latine n’a plus rien à voir avec ce qu’elle a été. Elle est en fait devenue relativement faible.
On voit bien que l’Occident se définit comme un tout. On y ajoute des pays qui ne sont pas culturellement occidentaux mais le sont stratégiquement, comme la Corée du Sud, le Japon, Singapour. Tous ces pays – peut-être pas la Hongrie – ont pris des sanctions contre la Russie. Aucun des autres pays n’en a pris. Certains ont pu condamner l’agression de la Russie lors d’un vote à l’Assemblée générale des Nations unies, par deux fois même, mais aucun pays latino-américain, aucun pays africain, aucun pays asiatique hormis les alliés proches, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, n’ont pris de sanctions contre la Russie.
C’est un vrai clivage.
Si l’Ouest est une véritable alliance, autour du G7, autour de l’OTAN, avec une multiplication des liens militaires bilatéraux que les États-Unis entretiennent avec la Corée du Sud, avec le Japon, on observe une poussée pour élargir toujours plus l’OTAN. On l’a élargie en Europe. Comme le disait Delors à propos de l’Europe « comme une bicyclette, si l’OTAN s’arrête elle tombe ». Il y a donc une sorte de pulsion de croissance de l’OTAN qui veut toujours avoir plus d’États membres mais elle va atteindre une limite physique.
Si la cohérence de l’OTAN est de s’élargir, le Sud n’a pas de projet commun. Mais il a un rejet commun : un monde dominé par l’Occident. Sur ce point je me séparerai peut-être de Bertrand Badie. Les BRICS ça compte. Bien sûr ce n’est pas une alliance. Mais les attaques contre le dollar, la Nouvelle Banque de Développement (NBD), l’agenda de Dilma Rousseff à la tête de cette banque donnent une sorte de cohérence à des pays complètement disparates depuis le départ, à cette notion inventée par un analyste de la Goldman Sachs pour rassurer les marchés après le 11 septembre.
À l’époque Brésil, Russie, Inde, Chine n’ont rien de commun (statut nucléaire, modèle de sécurité, régime politique). Ils ne coopèrent pas non plus. Puis ce qui était une invention est devenu une réalité avec des sommets, s’est élargie et, en juillet 2014, lorsque tous les pays occidentaux prennent des sanctions contre la Russie du fait de l’annexion de la Crimée, Poutine est reçu avec tous les honneurs au sixième sommet des BRICS à Fortaleza, au Brésil, avec les autres pays. Alors, bien sûr, au sein des BRICS, dès le club originel se côtoient des démocraties, des régimes autoritaires, des pays nucléaires, d’autres qui ne le sont pas ou qui y ont renoncé, des pays qui sont membres permanents, d’autres qui aspirent à l’être … mais ils sont d’accord pour dire : il faut que l’on respire ! Cet ensemble, disparate dès l’origine, s’est élargi à des pays très divers (on prend l’Éthiopie parce que l’Afrique du Sud ne voulait pas du Nigéria, on pressent à un moment l’Argentine parce que le Brésil ne voulait pas du Mexique) dont trois pays autrefois parfaitement hostiles les uns envers les autres : Émirats arabes unis, Iran, Arabie saoudite. Ce qu’ont en commun ces dix pays c’est qu’ils ne veulent plus que l’agenda soit fixé à Washington ou dans les pays occidentaux.
Dans ce club des BRICS, sorte d’avant-garde léniniste du Sud global, certains pays sont en confrontation directe avec l’Occident : la Russie, l’Iran, la Corée du Nord (qui n’est pas dans les BRICS mais dans le Sud global).
La Chine est à part en tant que telle parce que son ombre portée est un peu étouffante pour les BRICS. L’élargissement a d’ailleurs été un succès pour la Chine. L’influence de la Chine sur les BRICS est moins importante que l’influence américaine sur le G7 ou sur l’OTAN mais le poids économique de la Chine sur les BRICS est plus important que celui des États-Unis sur le reste des pays du G7 ou des pays de l’OTAN. En tout cas, la Chine, qui veut à la fois entretenir des relations avec le monde occidental, avec la Russie, et avec les autres, a l’ambition de prendre la première place sur l’échiquier mondial.
Les autres pays veulent élargir leurs marges de manœuvre. Selon une démarche un peu gaullo-mitterrandienne, ils s’interrogent : comment faire ? On parle de multi-alignement mais ce qu’ils veulent c’est justement ne pas être alignés. On n’emploie plus le terme d’alignement parce que, Bertrand Badie a raison, c’est un échec. Chaque pays s’est aligné sur un allié mais le non-alignement des pays du Sud est beaucoup plus conséquent, alors qu’il n’est pas revendiqué en tant que tel, que le non-alignement historique des pays après Bandung, etc. En effet, à part la Yougoslavie, les uns et les autres avaient quand même un patron qui leur fournissait les armes.
Ces pays ne veulent plus dépendre de la volonté du monde occidental. Ils veulent élargir leurs marges de manœuvre et faire de la transaction en permanence. Ils ne veulent pas d’alliance. Les BRICS sont plus un club qu’un système d’alliances.
Le Sud global est un système plus large où les membres se réunissent, échangent les informations, voient comment ils peuvent se débrouiller pour obtenir un avantage (j’achète du pétrole moins cher à la Russie, j’ai un souvenir historique des services qu’ils m’ont rendu par le passé, etc.).
Dans tous les cas le mot d’ordre est : on desserre l’étau que les Occidentaux nous ont imposé pendant très longtemps.
On voit en effet qu’au moment même où les Occidentaux essaient d’imposer de nouveau leur agenda, ce Sud global leur échappe. De plus, le double choc de la guerre en Ukraine et de la guerre de Gaza est venu faire perdre l’avantage moral autoproclamé du monde occidental. Nous avons tenté de convaincre les pays du Sud de condamner l’agression de l’Ukraine par la Russie et les bombardements de civils. Quand la Russie annexe la Crimée on prend immédiatement des sanctions… quand Israël a annexé Jérusalem-Est on n’a rien fait. On voit beaucoup moins d’images de Gaza bombardée, où les civils n’ont aucun moyen de fuir, qu’on n’a vu d’images de Kiev ou des villes ukrainiennes sous les bombes. Les journaux ont consacré leurs Unes aux otages israéliens – dont on ne peut bien sûr que souhaiter la libération – et aux villes ukrainiennes bombardées, mais je n’ai pas vu beaucoup de Unes dans les grands hebdomadaires, les quotidiens, sur Gaza bombardée et sur le sort des civils palestiniens que l’on ne découvre que par les réseaux sociaux.
Les pays du Sud n’acceptent plus nos leçons de morale.
Ceux qui nient la notion de Sud global prétendent que le thème de l’humiliation est un prétexte. Décidant du sentiment national des autres pays, ils nient que la Russie, la Chine aient été humiliées. J’ai eu un débat un jour sur France 24 avec un journaliste du Monde, à la retraite mais toujours actif, qui affirmait que les Africains ne comprennent pas que la guerre d’Ukraine est une guerre impériale, une guerre d’agression. À la 4e fois qu’il répétait que les Africains ne comprenaient pas, je l’ai interrompu : « Si, ils comprennent mais ils ne sont pas d’accord avec vous, ai-je fini par lui dire, comment pouvez-vous dire sur un canal très regardé en Afrique que les Africains ne comprennent pas ? ». Beaucoup d’esprits sont encore coiffés d’un casque colonial, y compris dans nos médias.
Ce qu’on nous reproche dans le Sud, ce ne sont pas nos valeurs mais nos incohérences, c’est le fait que nous avons toujours appliqué ces valeurs de façon sélective. Déjà, pendant la guerre froide, on ne disait rien quand il y avait un coup d’État en Argentine ou au Chili et on condamnait l’état d’urgence en Pologne. Nous nous sommes trop souvent parés des droits de l’homme comme un moyen d’imposer nos objectifs géopolitiques pour que les gens ne s’en rendent pas compte. Ils comprennent que notre application des droits de l’homme est très sélective et dépend du système d’alliances ou de rivalité avec les pays, non de sentiments généraux. Je pense qu’il valait mieux vivre à Cuba sous le régime castriste qu’en Arabie saoudite à la même époque. Mais tandis qu’il y avait beaucoup de critiques de Cuba, de gros budgets étaient consacrés à faire la pub de l’Arabie saoudite.
Que peut faire la France ?
L’ADN de la France devrait nous inciter à construire un partenariat avec le Brésil, un partenariat stratégique avec l’Afrique du Sud, avec l’Inde. Au-delà des pays qui nous achètent des Rafale, nous pourrions lier des partenariats avec des pays qui ont des projets politiques. Nous ne pouvons pas nous limiter à une diplomatie du Rafale.
Aujourd’hui, notre nouveau ministre des Affaires étrangères est allé en Argentine où il a passé un pacte avec Monsieur Milei.
Sur la guerre d’Ukraine, notre position était de condamner l’agression russe tout en rappelant que la Russie ne va pas disparaître de la carte de l’Europe. Cette position nous a été reprochée mais les mêmes qui ont coupé tous les ponts avec la Russie, empêchant un dialogue normal entre l’Europe occidentale et la Russie, se plaignent que la Russie soit rentrée en guerre. Une fois encore il n’y a « pas d’excuse mais des causes ».
Le discours de Bratislava (31 mai 2023) a marqué un tournant en privilégiant la recherche d’une cohésion européenne, d’une cohésion atlantique, au point qu’il est allé jusqu’à critiquer implicitement l’opposition de Jacques Chirac à la guerre en Irak en 2003 au prétexte qu’il stigmatisait les pays d’Europe de l’Est qui l’avaient approuvée.
Nous sommes allés trop loin. Accusés par la Pologne (dont l’alliance avec l’Ukraine montre aujourd’hui des limites) de ne pas avoir été assez solidaires de l’Ukraine, nous voulons nous racheter, prouver que nous sommes toujours plus « occidentaux ». Mais quand nous nous félicitons que Milei veuille organiser un sommet latino-américain sur l’Ukraine pour contrebalancer le discours de Lula, nous loupons une marche ! D’autant que le Président de la République va se rendre au Brésil en mars et que nous avons beaucoup plus à faire avec le Brésil de Lula qu’avec l’Argentine de Milei en termes stratégiques.
L’empressement mis à montrer que nous sommes des alliés cohérents, des alliés sur lesquels on peut compter au sein de l’OTAN, au sein de l’Union européenne, nous empêche d’avoir une diplomatie de multi-alignement et d’aller voir tous ces pays du Sud qui demandent un partenariat, comme ce fut la politique de de Gaulle, la politique de Mitterrand.
Nous sommes un peu à la croisée des chemins et nous pourrions choisir de jouer un rôle central pour éviter que ce fossé « The West versus the Rest » s’élargisse. Mais si on se félicite que l’Argentine rejoigne le camp occidental, contrairement à ce qu’a dit le ministre, ça ne vient pas réduire ce fossé. Ce n’est pas en ayant des transfuges qu’on réduit le fossé. On l’élargit un peu plus en venant prendre des alliés dans le camp adverse. J’imagine que ce qui a été dit à Buenos-Aires ne va pas être reçu avec beaucoup de sympathie à Brasilia. Nous allons voir comment se passe demain le sommet des ministres du G20 mais je suis inquiet. Quand les Français s’étaient vantés que Zelinsky arrive au sommet du G7 élargi à quelques pays dans un avion à cocarde française, les Brésiliens étaient furieux, excédés que l’on ne parle toujours que d’Ukraine, un sujet dont ils considéraient qu’il appartenait à notre agenda, pas au leur. Lula avait d’ailleurs mis comme condition pour venir au Sommet pour un nouveau pacte financier mondial en juin dernier que l’Ukraine ne soit pas sur la table. Après la visite – tardive – de Macron au Brésil, on pouvait espérer un redémarrage d’un lien Brasilia-Paris. Mais je crains que le fait de se vanter d’avoir imposé un agenda ukrainien à l’Amérique latine via l’Argentine ne nous aide pas.
Nous donnerons-nous l’intérêt du monde comme mission, conformément à l’ADN de la France qui est forte quand elle poursuit un objectif qui dépasse son propre intérêt ? Nous avions là une très belle carte à jouer. Elle n’est pas complètement perdue mais on s’en éloigne un peu.
Marie-Françoise Bechtel
Merci infiniment.
Non seulement vous avez traité brillamment le sujet mais vous avez ouvert des perspectives politiques qui nous engagent vers le prochain colloque.
En accord total avec tout ce que vous avez dit je ne vais pas vous apporter, à ce stade, la moindre critique.
Je mentionnerai quand même que le rôle de l’ONU là-dedans n’apparaît plus du tout, comme si tout le monde avait acté qu’il ne se passe plus rien à l’ONU. On a tendance à le croire. Mais on ne souligne peut-être pas assez à quel point les institutions multilatérales incluant naturellement les grandes agences de l’ONU sont aussi un point d’entrée important pour les pays du Sud. De ce point de vue-là peut-être y a-t-il quelque chose qui peut se restructurer à la fois en termes de respectabilité internationale et de dialogue possible.
La problématique Nord-Sud a été très vite évacuée historiquement, mais elle a existé sous la forme du dialogue Nord-Sud. Peut-être y a-t-il là aussi un rôle à jouer sur le développement. Le président Macron avait convoqué en juin 2023 un sommet sur ce thème. Je l’ai compris comme la rénovation du dialogue Nord-Sud : que peut-on faire pour les pays pauvres ou insuffisamment développés, non seulement en termes écologiques mais en termes de développement ? Il y avait là peut-être un petit quelque chose. Ce n’est pas une critique, c’est juste un complément qui me vient à l’esprit. Je vais me tourner maintenant vers l’ambassadeur de Gliniasty qui va nous dire ce qu’il faut penser, ce qu’il pense, ce qu’il y a à penser de l’Occident collectif et du Sud global.
[1] Joe Biden et Vladimir Poutine se sont rencontrés le 16 juin 2021 au cours d’un sommet à Genève, en Suisse.
Le cahier imprimé du colloque « Occident collectif, Sud global : qu’est-ce à dire ? » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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