Débat final, lors du colloque "Occident collectif, Sud global : qu'est-ce à dire ?" du mardi 20 février 2024.

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment d’avoir dignement continué ces débats extrêmement riches.

Je ferai néanmoins remarquer qu’il y a quelque chose qui est peut-être un peu absent de nos échanges. Ce quelque chose, qui nous intéresse particulièrement en France, c’est le rôle des États-nations.

Vous parliez du fait que l’état de droit n’est pas en lui-même contesté dans de nombreuses constitutions. Cela me rappelle la petite controverse qui avait eu lieu entre Madeleine Albright et Hubert Védrine. Au détour des années 2000 M. Albright était pour l’union des démocraties, la démocratie d’abord ! L’état de droit c’est bien mais il faudrait déjà avoir un État avait répondu Hubert Védrine dans un article assez retentissant du Monde. C’était avant l’invasion de l’Irak, les désastreuses expéditions en Libye, et le fait qu’un certain nombre d’États, notamment au Moyen-Orient, ont sauté comme des bouchons sous la pression de ce que certains ont appelé assez justement l’impérialisme. Ce que l’on reproche à l’Occident collectif c’est peut-être aussi sa responsabilité dans tout cela. Là où les zones faibles avaient des États, on leur a retiré ces États, si je puis ainsi m’exprimer. Ce point me paraît quand même à mentionner.

Bertrand Badie

Vous avez tout à fait raison, c’est un point important du débat.

L’État-nation est une notion occidentale et on se trouve immédiatement replacé dans cette perspective subjectiviste qui nous conduit à nous demander quel est le degré d’allégeance, de reconnaissance de légitimité que les populations du Sud accordent à l’État-nation tel qu’il a été importé chez eux. C’est un énorme débat. On peut faire tout un colloque là-dessus.

Cela me permet de dire quelque chose qui a été laissé de côté dans les trois interventions et d’abord de la mienne, j’en suis le premier coupable : la notion de Sud est également très fortement portée par les sociétés du Sud. Il ne faut pas se limiter à une lecture politique – je ne dirai jamais « géopolitique » – et surtout ne pas se laisser piéger par cet enfermement politique de la notion de Sud.

Quelques exemples : durant la coupe du monde de football, les drapeaux palestiniens brandis par les supporters du Sud … sont quelque chose de tout à fait extraordinaire. Voyant passer un petit cortège de gilets jaunes sur le boulevard de Grenelle j’aperçus une dame, manifestement modeste de sa condition, qui portait un drapeau palestinien. « De ce que j’en ai compris, ces gens-là souffrent aussi, comme nous » répondit-elle alors que je l’interrogeais. Cette réponse me semble très évocatrice de ce qu’est le monde aujourd’hui. Cette communauté de souffrance est quelque chose qui se réveille, qui grimpe, qui fédère, qui crée une coalescence d’identification. À tel point que je suis persuadé qu’en relations internationales l’identification devient un concept clé, décrivant la manière dont l’autre s’identifie à une cause qui lui est extérieure. C’est un mystérieux mécanisme, très long et complexe à définir, mais qui décide en bonne partie du sort des grands conflits. Ainsi, la grande inconnue dans le conflit israélo-palestinien tient au degré d’identification à ce conflit qui sera partagé par les Palestiniens eux-mêmes, l’opinion publique arabe, l’opinion publique musulmane et l’opinion publique mondiale. C’est un des facteurs essentiels configurant l’avenir de ce conflit. L’État-nation est ici réactif, là où les sociétés sont de plus en plus proactives. Et je pense que la florescence du concept de Sud et la critique portée à la notion d’Occident ont des racines beaucoup plus sociales que politiques.

Marie-Françoise Bechtel

Vous avez raison, bien sûr, de réintroduire la notion de société porteuse de l’État. Sous la forme dont nous en parlons, l’État-nation est occidental. Mais que faites-vous du grand État chinois et de l’État égyptien millénaire !

Bertrand Badie

Il s’agissait alors d’un empire, non pas d’un État.

Marie-Françoise Bechtel

C’est un État. Le mandarinat chinois est un État vertical, comme dirait notre ami Stéphane Rozès ici présent. Pour ce qui est de l’Égypte, c’est pratiquement le plus vieil État du monde. Donc vous ne pouvez pas dire qu’un ensemble de populations dans le monde entier ne savent pas ce qu’est l’État, ne savent pas ce qu’est la verticalité et ne s’identifient pas à ça.

Bertrand Badie

Je n’ai pas dit ça du tout. J’ai dit qu’avec la décolonisation on a construit, importé un État (certains de mes collègues professeurs de fac se sont fait des fortunes à écrire les constitutions des pays du Sud !) et ainsi la boucle de la reproduction était bouclée… Ce fut la première équivoque.

Jean de Gliniasty

À cet égard je fais remarquer qu’écrire « État de droit » avec un é majuscule révèle une vision française où la sécurité juridique est associée à l’État. Mais ce n’est pas le cas partout, le mot anglais, Rule of law, évoque un respect du droit indépendant de l’État. Il nous faut veiller à ne pas avoir une lecture strictement hexagonale de l’État-nation. Si pour nous l’État est très important ce qui importe pour beaucoup de pays c’est que la loi soit appliquée et respectée partout indépendamment des structures politiques et quelle que soit la collectivité dans laquelle ce respect du droit s’exerce.

Marie-Françoise Bechtel

Je vois que votre remarque suscite le chaud assentiment d’Anne-Marie Le Pourhiet qui nous a expliqué cela elle-même à l’occasion d’un séminaire sur l’Europe et l’État de droit [1] que nous avions organisé l’an dernier.

Dans la salle

Vos interventions ont porté davantage sur l’Occident que sur les États de l’Occident global en tant qu’États.

Je voudrais revenir sur les sociétés. J’ai l’impression que la rupture – ou l’éloignement – qui, avec la crise ukrainienne et le conflit israélo-palestinien, est en train de se creuser crée une fracture au sein des sociétés beaucoup plus qu’au niveau des États. Cette tendance est renforcée par les réseaux sociaux. Cela s’observe même dans des sociétés où des États très forts, autoritaires, non-démocratiques, empêchent les manifestations. On voit par exemple des manifestations dans les pays qui ont normalisé leur relation avec Israël. 

Les sociétés rejettent la collaboration, au nom d’intérêts communs, entre États qui ne partagent pas les mêmes valeurs.

Cette fracture s’est faite dans toutes les sociétés du Sud global, non seulement dans le monde arabe mais aussi en Amérique latine. Cela rejoint ce que vous disiez de cette incompréhension des sociétés qui se retrouvent entre elles. Cela se passe à Harvard, cela se passe partout parce qu’il y a ce lien entre les gens. Cette fracture est de plus en plus grande.

Marie-Françoise Bechtel

Il est possible aussi que les sociétés réagissent à proportion du fait que leurs États agissent moins.

Jean-Pierre Chevènement

Quelques réflexions en désordre.

Nous sommes à un moment de bascule, je dirai même de recomposition des relations internationales. Trente ans après la chute de l’Union soviétique nous devons faire l’effort de comprendre ce qui se passe et ce qui s’est passé, notamment la guerre d’Ukraine qui doit être vue comme un moment de la décomposition, de la désagrégation, non pas de l’empire soviétique mais de l’empire russe. C’est beaucoup plus profond que l’empire soviétique, ça vient de plus loin. Dans cette affaire, l’Europe – je parle en général mais il faudrait étudier pays par pays – est la grande perdante. L’Europe avait une énergie bon marché, une défense qui ne lui coûtait pas cher, des marchés chinois qui lui étaient ouverts… Tout cela appartient au passé et les Européens ne s’en sont pas encore complètement rendu compte. Nous sommes au début de ce processus et il n’y a pas de débat politique sur cette question fondamentale.

Le Sud global. On ne peut en parler que par rapport à la Chine, non par rapport aux seuls « dominés ». Je suis d’accord avec ce qu’a dit Bertrand Badie mais il n’y a pas qu’un phénomène d’anciens dominés. La Chine n’a d’ailleurs été dominée qu’un petit siècle (même si cela a marqué les Chinois). Mais la montée de la Chine est quelque chose de beaucoup plus éclairant par rapport à ce concept de Sud global parce qu’on ne peut comprendre cette recomposition (les BRICS et tout ce qui va avec) qu’à la lumière de cette inversion du rapport de force mondial qui fait que la Chine qui était loin derrière apparaît aujourd’hui non pas encore loin devant mais devant, pas tout à fait à égalité avec les États-Unis mais ça dépend des critères utilisés.

J’observe que nous sommes à un moment de recomposition dans lequel l’Europe est perdante. Et comment allons-nous faire pour nous en sortir en bon état ? C’est quand même une question qui nous intéresse. Est-ce possible, d’abord ? Peut-on réenclencher une mécanique qui vient de loin ? La Russie a en effet évolué sur trente ans. À un moment, je le crois, elle pensait qu’elle pourrait s’entendre peut-être avec l’Occident, en tout cas avec l’Europe. Les Russes étaient dans cet état d’esprit il y a quinze ou vingt ans. Ils ont changé, c’est clair. Mais ils n’ont pas changé par hasard, il y a une histoire, il y a une genèse de ce conflit, il y a une manière de gérer cette histoire et de la comprendre. J’observe que, là non plus, il n’y a pas de débat et peut-être ne peut-il pas y en avoir pour des raisons qui tiennent au système médiatique dans lequel nous sommes.

Si je vous inflige ces réflexions en ordre dispersé c’est qu’il y a quand même un élément de cohérence : La France peut-elle retrouver le Nord à travers son identité républicaine ?

Un mot pour dire combien j’ai apprécié le livre de Jean de Gliniasty : France, une diplomatie déboussolée[2] car il y donne des éléments très utiles et très instructifs.

François Gouyette

Les propos tenus par la précédente intervenante m’ont fait penser au titre d’un livre écrit par un ancien ambassadeur qui a occupé des postes prestigieux : Les autres ne pensent pas comme nous.[3]

S’agissant du conflit en cours à Gaza je serais tenté d’ajouter qu’ils ne voient pas non plus les mêmes images que nous. Parce qu’il y a je crois une très grande différence entre la perception que nous pouvons avoir, via les médias français, des événements en cours, de ce qui se passe sur le terrain et la perception qu’en ont ceux qui ont accès aux médias audiovisuels, notamment dans le monde arabe. Cela vaut sans doute aussi pour d’autres régions du Sud global mais ceux qui sont le plus directement intéressés ou sensibilisés sont les habitants de cette région. Par exemple, la chaîne Al Jazeera, qui a été à l’époque de la guerre du Golfe pionnière en termes d’information – ou de « contre-information » comme on le disait à l’époque – a été contestée pour ses liens avec l’État du Qatar ou pour la complaisance dont elle aurait pu faire montre à certains moments vis-à-vis des courants islamistes, voire de courants extrémistes. Il se trouve qu’elle a aujourd’hui des correspondants sur place, qui sont, je crois, les derniers à pouvoir couvrir les événements. Mais c’est aussi peut-être le cas d’autres chaînes comme Al-Arabiya, d’obédience saoudienne. Nous ne voyons pas sur les chaînes françaises les images que montrent ces chaînes. Ce sont des images terribles, souvent insoutenables. Donc la perception, de ce point de vue, va être forcément très différente, tout comme seront différentes les conséquences sur ces opinions.

J’ajouterai – c’est presque un lieu commun – que dans nos pays, en France par exemple, on constate un clivage générationnel entre ceux qui – majoritaires dans cette salle, je crois – ont plutôt tendance à continuer à regarder les chaînes d’informations, et nos enfants, voire nos petits-enfants qui, eux, ont totalement cessé de regarder les chaînes télévisées, que ce soient les chaînes publiques voire les chaînes d’info. Ils s’informent uniquement sur internet, pour le meilleur et pour le pire d’ailleurs.

Il y a là des éléments de réflexion qui, je crois, doivent être pris en considération.

Marie-Françoise Bechtel

Puisque par deux fois le thème de la société, y compris dans la dernière intervention, est venu devant la scène, je dirai que nous pouvons aussi nous poser la question de la projection de ces mêmes sociétés dans le futur.

Que penseront les générations futures dont parlait François Gouyette de ce que nous avons laissé faire à Gaza sans lever le petit doigt ?

La question de la société ne se pense pas seulement dans l’horizontal, elle se pose aussi dans la verticale du temps. Nous le voyons bien puisqu’aujourd’hui la domination occidentale est extrêmement contestée par des pays qui ont le ressenti, pour ne pas dire le ressentiment, de plusieurs générations passées. Comment ce que nous sommes en train de faire, de laisser faire, aujourd’hui va-t-il se projeter dans l’avenir ? Je crois que cette réflexion ajoute encore à l’instabilité considérable du monde.

On n’en a pas parlé mais c’est quand même sur fond d’abord de la guerre d’Ukraine et maintenant de la résurgence de l’extrême violence au Moyen-Orient, que se situent les crises à partir desquelles la mise en ordre – ou en désordre – de l’Occident collectif et du Sud global tente une sorte de réponse. Réponse qui est celle de politiques de plus en plus décriés et pas forcément la réponse que les sociétés attendraient.

Pascal Boniface

Par rapport à ce que vient de dire Marie-Françoise Bechtel, chacun se souvient de la plaidoirie de Fidel Castro. L’histoire l’absoudra mais l’histoire ne va pas nous absoudre de ce que nous laissons faire à Gaza aujourd’hui, avec des protestations purement verbales et platoniques. Il ne faut pas qu’il y ait de massacre disait le même Joe Biden qui oppose son veto à une mesure appelant à un cessez-le-feu permanent. Pendant qu’Antony Blinken se fait prendre en photo devant des colis d’aide humanitaire qui viennent juste compenser les blessures infligées par les bombes fournies par les États-Unis.

Pour reprendre ce qu’a dit François Gouyette, effectivement les autres ne pensent pas comme nous parce que les autres ne voient pas ce que nous voyons. Les bombardements sur des civils ont été nombreux dans l’histoire mais sur des populations soumises à un blocus, c’est inédit. Le jugement moral du reste du monde est terrible et nous allons en payer un prix assez lourd.

Marie-Françoise Bechtel

C’est morale contre morale. Dans le sens où l’Occident tend à promouvoir un certain nombre de valeurs morales à travers notamment l’État de droit mais où la véritable morale, du double traitement infligé à certaines zones du monde est absolument absente de ses réflexions. Cette contradiction a quelque chose d’extraordinaire.

Bertrand Badie

Il faudrait un jour réfléchir sur la signification de la diplomatie de l’indifférence, c’est-à-dire comment l’indifférence est construite comme une stratégie réactive.

L’inégalité de traitement entre la question ukrainienne et la question palestinienne est flagrante. Le jour où les États-Unis ont opposé un veto au Conseil de sécurité à la résolution demandant un cessez-le-feu permanent cet événement diplomatique extrêmement important n’a pas été évoqué au JT du 20h de France 2 … qui a diffusé un reportage de six minutes sur la taille des gâteaux secs qui diminuait pour maintenir le prix initial en temps d’inflation. 

Cette stratégie de l’indifférence n’est pas seulement un phénomène épidermique, c’est quelque chose de pensé, de construit qui est reçu comme tel, et là je rejoins tout ce qui a été dit. Il ne faut jamais oublier qu’en relations internationales il faut toujours se demander ce que l’autre pense mais aussi ce que l’autre pense de ce que je pense, et se demander aussi la manière dont il s’imagine que l’autre le perçoit. Ce sont les trois dimensions de cette subjectivité qui devient extraordinairement importante et déterminante dans le flux des relations internationales aujourd’hui.

Marie-Françoise Bechtel

Le point commun entre ce que vous dites et ce qui a été dit jusqu’ici est l’incapacité d’un Occident puissant à se regarder lui-même mais surtout à regarder la façon dont il est vu par les autres. Je crois que quelle que soit la puissance dominante elle aurait assez probablement le même défaut. Mais il se trouve que la domination est occidentale. C’est donc à cet Occident qu’on peut imputer l’indifférence de son regard.

Anne-Marie Le Pourhiet

Je voudrais poser une question à Bertrand Badie qui a beaucoup parlé de l’État-nation. Effectivement, c’est bien en Europe qu’a été créé et appliqué le concept. Mais c’est cette même Europe, cette fois institutionnalisée, qui s’acharne depuis quelques décennies à éliminer l’État-nation.

Vous parlez de l’ADN de l’État national français mais a-t-on le droit d’avoir un ADN national dans l’Union ? Qu’est-il infligé à l’État-nation qui n’approuve pas les sanctions contre la Russie, ou qui n’est pas d’accord avec le financement de la guerre en Ukraine ? D’abord on l’invite à quitter la salle pour que la décision puisse être prise à l’unanimité et, surtout, il se fait bombarder de sanctions. L’article 4 du TUE dit que l’Union respecte les identités nationales mais la Cour de justice vient encore d’affirmer en juin 2023 que le pouvoir constituant théoriquement souverain des États-membres doit s’incliner devant l’identité européenne et ne bénéficie plus que d’une « marge nationale d’appréciation ». La vérité est que l’on n’a pas le droit d’avoir un ADN national. Là est bien le problème : l’État-nation est considéré en Europe comme responsable de la guerre et n’a donc plus droit de cité, c’est un empire autoritaire qui est en train de se substituer aux États-nations.

La possibilité pour la France d’avoir une politique conforme à son ADN est effectivement empêchée puisque l’État de droit, dans sa version européenne qui se résume au principe de primauté inconditionnelle, neutralise justement cet ADN. La généralisation de la majorité qualifiée, actuellement en préparation, ne fera que confirmer cette réalité.

Bertrand Badie

Je partage totalement ce que vous venez de dire. Mais cela met en évidence une contradiction majeure : à l’aube du système westphalien, de Jean Bodin jusqu’à Hobbes, on a créé des concepts qui se voulaient transhistoriques et transculturels, incarnations de la raison universelle et éternelle. Mais nous sommes piégés par l’histoire parce que l’on ne peut pas définir de la même manière la souveraineté du temps de Jean Bodin et la souveraineté aujourd’hui. L’État-nation ne peut donc pas fonctionner de la même façon. L’invention de l’Union européenne est une tentative de dépassement de quelque chose qu’on avait construit comme universel et s’imposant à tout le monde quelles que soient la culture ou l’époque.

Dans la salle

Merci beaucoup pour cette table ronde très intéressante.

Ma première question, qui s’adresse à M. Bertrand Badie, porte sur ce concept d’autodésignation de l’Occident. Dans quelle mesure est-on encore dans un processus d’autodésignation ? Cette notion, nous échappant un peu, nous a ensuite été attribuée par « les autres ». Cette notion d’Occident vue depuis le Sud a-t-elle les mêmes contours que celle que nous nous sommes attribuée nous-mêmes ?

Ma deuxième question, plus pragmatique peut-être, porte sur le rôle de l’aide au développement. Le Sommet pour un nouveau pacte financier mondial qui s’est tenu à Paris en juin 2023 a traité des organisations internationales, des flux financiers entre Nord et Sud et de leur mise en lien avec la question écologique, en tout cas de la durabilité du modèle de développement. Cette question écologique est-elle selon vous un nouveau véhicule capable d’incarner une nouvelle relation entre le Nord et le Sud ou est-il un peu faible face à tous les enjeux que vous avez mentionnés ?

Bertrand Badie

Merci de poser cette question parce que j’ai été très bref là-dessus.

Effectivement je crois qu’il s’agit là de quelque chose de très fort dans l’histoire du concept d’Occident. Le concept d’Occident partait de l’Occident. Ensuite il a été récupéré, reconstruit ailleurs. Mais il s’agit bien d’une véritable autodésignation, alors que, dans la tradition russe, on n’emploie pas le terme « Orient », et que dans la tradition sudiste la notion est beaucoup plus éclatée et fragmentée.

Historiquement les pays occidentaux, les sociétés occidentales, se sont fait piéger par cette autodésignation et en sont devenus prisonniers. En 1991 George H. W. Bush a décidé de maintenir l’OTAN. « Vous êtes en train de reconstituer la Sainte-Alliance » fut la réaction de François Mitterrand présent au sommet de l’OTAN. C’est Roland Dumas qui raconte cette anecdote extrêmement intéressante. En effet, on ne s’est pas suffisamment demandé pourquoi et comment, alors que le bloc soviétique avait disparu, l’Occident a refusé de s’auto-dissoudre, de se remettre en cause, d’entrer dans la mondialisation. L’Occident a toujours eu une peur faramineuse de la mondialisation dès lors que celle-ci lui échappait. Et on voit bien aujourd’hui comment, à chaque pas, les Occidentaux – j’entends les dirigeants, les intellectuels, les politiques… – se relaient pour donner un visage pérenne à l’idéal occidental avec notamment cette thèse que je trouve extrêmement contestable et ravageuse qui consiste à ramener le conflit ukrainien et le conflit palestinien à des luttes opposant les dictatures aux démocraties. Ce qui est complètement faux. C’est beaucoup plus compliqué que ça, tout le monde le sait. Disant cela, l’Occident se tire une balle dans le pied car il présente aux autres pays du monde le visage d’un entre-soi insupportable. Rien n’est pire que d’assimiler caricaturalement le conflit israélo-palestinien à la lutte d’une démocratie (Israël) contre les barbares, les tyrans, les sauvages … Il n’y a rien de tel pour discréditer l’Occident dans les pays du Sud…

Ce piège de l’autodésignation continue à affaiblir la position des diplomaties occidentales dans le monde. Et l’entrée de la Suède et de la Finlande dans l’OTAN est ravageuse de ce point de vue-là parce qu’elle vient renforcer dans le monde entier cette image pernicieuse d’un monde occidental refermé sur lui-même. Je rappelle quand même que l’actuel ministre finlandais de l’économie, M. Rydman, s’est illustré en désignant les populations du Moyen-Orient comme des « singes dans le désert » (« desert monkeys »). Je n’ai pas entendu une phrase de réprimande ni de condamnation. Et – je rejoins ce que disait François Gouyette – c’est perçu, c’est reçu, cela m’a été raconté de multiples fois. Quand j’ai été faire des cours à Ouagadougou, on m’a rappelé la plaisanterie d’E. Macron ciblant le président du Burkina Faso (« Il est parti réparer la clim… »). « Aurait-il dit ça de Mme Merkel ? », me demandait mon collègue burkinabé.

Pascal Boniface

La question écologique est centrale. C’est un des rares sujets où il peut y avoir encore une coopération, notamment entre Américains et Chinois. Mais les conflits font passer ce sujet à l’arrière-plan parce que la guerre ne respecte pas l’écologie et que les coopérations entre Russes et Occidentaux, entre Israéliens et autres sont désormais impossibles.

Par rapport au lien que vous avez fait avec le développement, tous les pays du Sud considèrent que l’argent que nous envoyons en Ukraine aurait dû leur être destiné, d’autant qu’une grande partie passe pour de l’aide au développement. Pour les pays du Sud cette aide que nous apportons aux Ukrainiens, parce qu’ils nous ressemblent, et que nous faisons passer pour une aide au développement, aurait dû leur revenir. Ils s’estiment deux fois punis : leur développement est ralenti et cette guerre augmente le prix de l’énergie et de l’alimentation. Ce qui permet aux Chinois, dans le cadre de leur duel avec les États-Unis (The West versus the rest), de dire aux pays du Sud global : si les Américains cessent de donner des armes à l’Ukraine la guerre s’arrête (ce que Trump dit lui-même). Ils proposent donc des plans de paix exigeant le cessez-le-feu avant toute négociation (c’est le plan indonésien, c’est le plan brésilien, c’est le plan africain et c’est le plan chinois). Ils imputent la poursuite de la guerre aux États-Unis qui posent des préalables : il faut d’abord rendre tous les territoires, juger Poutine … Qui va aller chercher Poutine à Moscou ? Qui va faire payer à la Russie les dégâts qu’elle a provoqués en Ukraine ?

L’agenda sur l’aide au développement nous fait aussi perdre de la crédibilité.

Jean-Pierre Duport

Dans la ligne de ce que vient de redire Pascal Boniface et de son intervention initiale je voudrais revenir sur la place de la France.

Je dois reconnaître que je m’interroge quelque peu quand je vois que nous avons une stratégie de départ du Mali, du Niger, du Burkina Faso, que l’influence de la Russie est de plus en plus prégnante, sans parler de celle de la Chine dont on sait que même si elle est discrète elle est extrêmement forte.

Quelle est la fenêtre de tir, sans appeler à la reconstitution d’une Françafrique, pour la France dans une stratégie vis-à-vis du Sud global ?

Marie-Françoise Bechtel

C’est le thème de notre prochain colloque [4].

Pascal Boniface

En Afrique, on ne peut pas parler d’une stratégie de sortie, on nous met à la porte, ce qui est tout à fait différent ! Je ne nie pas que Wagner ait pu faire de la propagande contre nous mais nous Français aurions des choses assez simples à faire pour être mieux appréciés en Afrique : changer la politique de visas, par exemple, qui est une source de discrimination constante contre nous. Le président tchadien est rentré très content de Moscou où Poutine lui a promis le doublement des visas étudiants pour les Tchadiens. Pendant ce temps des flux d’Africains francophones vont étudier ailleurs qu’en France. C’est se tirer une balle dans le pied.

Quand un parlementaire français lance à un autre : « Retourne en Afrique », ça s’entend ! Il en est de même de nos débats télévisés sur l’islam, sur les immigrés, sur les Africains… Il ne faut pas ensuite s’étonner si la France n’est plus le pays occidental le plus populaire dans les pays non-occidentaux qu’elle était au début de ce siècle.

Jean de Gliniasty

Quand vous avez une image positive, tout est facilité. Cette image nous l’avions parce que la France était un pays à part. Nous n’étions pas dans le bloc occidental. Je me souviens d’un moment où même au Quai d’Orsay il était déconseillé d’écrire le mot « Occident ». Pour nous ça n’existait pas, nous étions ailleurs. Et c’est ainsi que nous étions perçus. Nous étions attachés à l’émancipation des peuples, à la décolonisation. Nous étions alliés des États-Unis mais nous savions dire non à un moment donné. Nous n’étions pas non plus les ennemis radicaux et idéologiques de la Russie, même soviétique à l’époque. Donc nous avions une image. Cette image était un effet démultiplicateur de l’influence française. Les opinions considéraient que la France était un pays différent. Même l’homme de la rue était plutôt content d’appartenir à l’aire d’influence ou de civilisation de la France. Tout ceci a disparu du fait d’un alignement, d’une normalisation, d’une banalisation de la position française sur tous les terrains internationaux. Et évidemment le Proche-Orient joue un rôle essentiel, notamment la question palestinienne.

Marie-Françoise Bechtel

C’est sur ce constat, qui fait une excellente transition avec le prochain colloque, que nous allons clore nos débats. Merci à tous.


[1] Europe, État de droit et souveraineté nationale, colloque organisé par la Fondation Res Publica, le 15 mai 2023.

[2] Jean de Gliniasty, France, une diplomatie déboussolée, Paris, éd. de L’inventaire, 2024.

[3] Maurice Gourdault-Montagne, Les autres ne pensent pas comme nous, Paris, Bouquins, 2022.

[4] Quelle politique étrangère pour la France ?, colloque organisé par la Fondation Res Publica, le 21 mars 2024. Avec des interventions de Thierry de Montbrial, Pierre Lellouche et Renaud Girard.

Le cahier imprimé du colloque “Occident collectif, Sud global : qu’est-ce à dire ?” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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