De Gaulle, une vie : L’homme de personne, 1890-1944

Note de lecture de l’ouvrage de Jean-Luc Barré, De Gaulle, une vie : L’homme de personne, 1890-1944 (Grasset, 2023), par Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica.

À travers ce premier tome d’une biographie en trois parties qui s’annonce d’ores et déjà monumentale, Jean-Luc Barré s’emploie à saisir le général de Gaulle dans toute sa complexité. Avec l’érudition, le style et la précision caractéristiques de son œuvre, l’historien et éditeur prolonge le travail entamé avec son Devenir de Gaulle (Perrin, 2003) et la co-édition, aux côtés de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, des Mémoires (Gallimard, La Pléiade, 2000) et des Lettres, notes et carnets (Bouquins, 2010) de l’homme du 18 juin. Il peut compter, pour ce faire, sur l’accès à des milliers d’archives et d’écrits inédits (rapports de missions, entretiens, témoignages privés, télégrammes, correspondances croisées, etc.) qui permettent de mieux comprendre comment de Gaulle s’est construit intellectuellement, a développé ses premières ambitions avant de conquérir sa légitimité et d’inventer le mythe que l’on connaît.

Au fil de cette biographie foisonnante, on est frappé de voir à quel point Charles de Gaulle s’identifie, dès son plus jeune âge, à une nation française qu’il aime de manière charnelle, se réclamant par exemple « chrétien et catholique par l’histoire et la géographie ». Ce patriotisme spontané, allant toujours de pair avec une constante préoccupation des classes populaires, plonge ses racines dans le milieu dans lequel il grandit, un « cercle familial pétri de monarchisme et de dévotion » aux idéaux convergents mais aux ascendances bien distinctes, comme le souligne Jean-Luc Barré : « D’un côté, un assemblage de bourgeois ingénieux et libéraux, de gardiennes du culte à la dévotion forcenée et aux convictions politiques sans compromis. De l’autre, une succession plus hétéroclite d’aristocrates finissants, de magistrats et d’intellectuels, de poètes et de savants aux situations indécises, tous imprégnés de culture classique et de tradition légitimiste, rebelles aux lubies de leur époque, mais impropres au dogmatisme et à l’idéologie ». Son père Henri de Gaulle joue un rôle essentiel dans la formation du jeune Charles, pourtant élève difficile, rêveur et distrait. À ses côtés, de Gaulle découvre le goût de la discipline, le culte des héros et développe une vision mystique de la France, cette nation vouée selon lui à occuper le premier rang.

Son père lui transmet également l’amour de la lecture et du théâtre qui, comme le montre l’auteur, joue un rôle majeur dans la construction du personnage et permet à de Gaulle, très tôt féru des pièces de Corneille, de Victor Hugo et d’Edmond Rostand, d’écrire ses premiers textes et d’apprendre à se mettre en scène. Alors qu’il n’est que collégien, il compose par exemple un récit prémonitoire intitulé Campagne de France où il s’imagine en chef de guerre triomphant de l’ennemi allemand : « De Gaulle savait qu’il jouait la partie décisive, car c’est sous les murs de Metz que l’Europe entière attachait ses regards. » Ce texte ne doit rien au hasard. On sait en effet à quel point de Gaulle grandit sous le spectre du traumatisme de la défaite lors de la guerre franco-prusse, si bien qu’il est très vite mû par « l’orgueilleuse certitude d’être seul capable, son heure venue, de dominer » cet ennemi héréditaire, comme le rapporte le biographe. Naturellement désireux de mieux comprendre ce qui se passe de l’autre côté du Rhin, le futur soldat s’immerge dès que possible dans la langue mais aussi dans l’histoire et la philosophie allemande. Il passe même ces vacances d’été 1908 en Forêt-Noire. Cette conviction que le sort de la France se jouera sur le terrain le plus proche, mêlée à l’idée éminemment épique et sacrificielle qu’il se fait de la vocation de militaire et au peu d’intérêt qu’il porte pour l’entreprise coloniale, explique le choix des armes et l’entrée à Saint-Cyr. Comme le général l’écrit dans l’un de ses premiers carnets : « Il n’y a pas de grand homme d’État sans la guerre pour le consacrer ». Le biographe ne manque d’ailleurs pas d’insister, à travers plusieurs chapitres fournis, sur la place prépondérante de la guerre dans la vision de l’histoire et l’imaginaire gaulliens.

Dans les chapitres sur l’adolescence de de Gaulle, on découvre en outre un homme déjà animé par des principes qui, plus tard, justifieront une politique cohérente. Cette partie de l’ouvrage est sans nul doute l’une des plus riches, tant Jean-Luc Barré relate avec précision les lectures et les auteurs qui participent de la construction de la pensée du général. Tout solitaire qu’il soit, de Gaulle ne s’est en effet pas inventé seul et on le découvre instruit par les pensées grecque et latine ainsi que par les moralistes du Grand Siècle auxquels il ne cesse de se référer. Beaucoup plus proche de Barrès que de Maurras, de Gaulle se nourrit du climat intellectuel des premières décennies du XXe siècle qui renouvellent la spiritualité française : Boutroux, Bergson («Bergson a montré que l’action provient de l’application combinée de l’intelligence et de l’instinct. C’est Bergson (…) qui m’a conduit jusqu’ici durant toute ma vie. ») et, surtout, Péguy dont il partage l’hostilité au positivisme, et révère la pensée, le style et la culture : « Il sentait les choses exactement comme je les sentais, et j’avais l’impression, la conviction qu’il ne se trompait pas. »

À travers ces récits d’influence, on découvre un de Gaulle adepte d’un pouvoir fort face à « la broussaille féodale », méfiant à l’endroit du culte bourgeois de l’argent et, enfin, pourfendeur de l’esprit de classe : « Les possédants sont possédés par ce qu’ils possèdent ». S’il est résolument un « monarchiste de regret », de Gaulle n’en est pas moins un « républicain de raison ». Réaliste, il a parfaitement conscience de la « translation de légitimité » qui, dans la dernière partie du XIXe siècle, s’est opérée en France en faveur de l’idée républicaine. Le général accepte celle-ci car son « sentiment de la dignité de la France » prime sa vision des institutions. Il n’en demeure pas moins mélancolique, attristé par l’écart entre l’idée vertigineuse qu’il se fait de la France et sa lucidité quant à sa trajectoire historique de déclin.

Au-delà des considérations idéologiques et intellectuelles, les dégagements de Jean-Luc Barré sur la personnalité de de Gaulle s’avèrent particulièrement intéressants. À l’image de l’homme l’action idéal qu’il décrit dans Le Fil de l’épée, le général possède « une forte dose d’égoïsme, d’orgueil, de dureté et de ruse ». Son insoumission, sa solitude et son intransigeance sont sans commune mesure, d’où le sous-titre de l’ouvrage – « l’homme de personne » – que l’auteur tire d’un manifeste rédigé deux mois après l’appel du 18 juin. Parmi les facteurs explicatifs de la raideur et du sens de la rébellion de De Gaulle, le biographe s’intéresse à sa fascination pour Louis-Nathaniel Rossel, ce « polytechnicien devenu chef d’état-major des Communards par refus de pactiser avec l’ennemi ». Plus tard, Jean-Pierre Chevènement partagera la même admiration pour ce patriote indéfectible, « le seul qui ait tenu ».

Sans jamais glorifier ou absoudre de Gaulle de ses faiblesses, Jean-Luc Barré nous offre ainsi une idée précise de l’homme qu’il était, que ce soit dans les épisodes successifs de sa carrière militaire, dans sa passion des femmes et son mariage avec Yvonne de Gaulle (le couple demeurera soudé en dépit des malheurs et du handicap de leur fille Anne) ou encore dans sa relation avec le maréchal Pétain. De leur collaboration d’avant-guerre à la rupture, en passant par la brouille éditoriale sur la primauté à accorder ou non à l’offensive, celle-ci nous est racontée de manière rigoureuse et détaillée, souvent avant humour mais jamais avec manichéisme. Si le tempérament des deux hommes diffère fondamentalement (« ardeur contre empirisme, fougue et élan contre prudence et attentisme »), l’auteur n’oublie pas de rappeler que Pétain demeurera longtemps un modèle pour le général qui voyait en lui « l’homme qui lui aura le plus appris en matière d’anticonformisme et d’insoumission ».

On ne saurait ici être exhaustif sur les apports de cet ouvrage, long de près de mille pages, tant ceux-ci sont nombreux. Reconnaissons néanmoins que les épisodes les plus décisifs de notre histoire nationale, de la Grande Guerre à l’année 1944, y sont remarquablement traités : l’effondrement de l’État, la tentative de création d’une Union franco-anglaise, le processus par lequel de Gaulle, devenu l’incarnation de la France libre, neutralise ses rivaux potentiels (Muselier, Darlan et Giraud) et manœuvre avec les Anglo-Saxons, les Russes, la Résistance intérieure et la presse. À chacune de ces étapes, on mesure les qualités visionnaires exceptionnelles de l’homme du 18 juin. Celui-ci pressent les demandes d’émancipation des colonies dès les années 1930 et imagine les institutions de la Ve République dès 1941, selon une note inédite dévoilée par Jean-Luc Barré. De même, de Gaulle prophétise l’Anschluss dès 1928, soit cinq ans avant l’arrivée au pouvoir d’Hitler : « Cela me paraît écrit dans le ciel. »

On prend également conscience, en revivant ces pages tragiques de notre histoire, du rôle essentiel joué par l’espérance dans le parcours du général. Tout au long de sa vie, celle-ci lui donne la force de dire « non », le courage de refuser la fatalité et de résister au cours des choses. « Entre possible et impossible, deux lettres et un état d’esprit », disait d’ailleurs celui « qui n’a jamais désespéré ». Leçon que notre classe dirigeante, souvent encline, par son court-termisme, à subir les évènements et à sacrifier l’intérêt national sur l’autel du prétendu réalisme, de l’orthodoxie budgétaire et des modes intellectuelles, gagnerait à méditer.

En définitive, et même si l’on a parfois le sentiment que tout a déjà été écrit sur l’homme « qui fut la France », cette biographie mérite plus que nulle autre d’être lue tant l’approche de Jean-Luc Barré brille par sa singularité. Il est toujours sain d’en revenir aux fondements de la pensée du général et de voir comment celle-ci s’est matérialisée en une action politique, à la faveur d’une psychologie, d’un élan et d’un sens de l’intuition incomparables. Et il est toujours utile de nous remémorer ce que nous lui devons, de méditer ses enseignements d’une modernité brûlante, que ce soit pour rendre plus intelligibles les défis de notre temps ou pour démasquer certaines impostures contemporaines. « Tout le monde est, a été, ou sera gaulliste », disait Malraux. N’est pourtant pas de Gaulle qui veut, comme nous le rappelle ce formidable récit.

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