Laïcité et tolérance : en finir avec une équivoque

Note de Alain Billecoq, philosophe, ancien inspecteur de philosophie et professeur agrégé en classes terminales et préparatoires, auteur de nombreux ouvrages sur Spinoza.

Il y a des querelles qui empoisonnent la vie et dont on ne parvient pas à se débarrasser. Tel le sparadrap du capitaine Haddock, elles vous collent à la peau, on les croit envolées, elles resurgissent à l’occasion d’un fait apparemment anecdotique ou d’un événement réellement tragique. La question de la laïcité compte sans conteste parmi ces différends récurrents depuis la loi du 9 décembre 1905 instituant la séparation des Églises et de l’État. Or on constate que les tensions entre les laïcards et les calotins que les deux guerres mondiales avaient quelque peu apaisées ont pourtant repris vigueur, malgré les conflits d’Indochine puis d’Algérie, lors de la promulgation de la Loi Debré de 1959 sur l’enseignement privé, avec le projet de Loi Savary toujours sur l’enseignement privé retiré par François Mitterrand en 1984 puis, par un glissement qu’historiens, sociologues, politologues ont toute compétence pour expliquer, elles se sont déplacées dans une direction inattendue le jour où deux jeunes filles musulmanes de Creil ont voulu en 1989 franchir la porte d’une salle de classe de leur collège public les cheveux couverts d’un voile. Schématisons la suite des faits : après les atermoiements du gouvernement de l’époque, il a fallu légiférer sur la tenue vestimentaire des élèves des écoles publiques (Loi du 15 mars 2004 qui prohibe les signes et les tenues ostensibles marquant une religion mais aussi toute autre appartenance idéologique) [1]. Interdiction qui entraîne les protestations d’usage qui provoquent les réponses non moins attendues, etc., jusqu’en 2023 à propos de l’abaya et du qamis dont le port par des jeunes gens a nécessité la publication de la circulaire ministérielle du 31 août 2023 prohibant ces tenues, validée les 7 et 25 septembre par le Conseil d’État. Et chacun a bien conscience que l’on n’en restera pas là et que, sous une forme ou une autre, le fameux sparadrap réapparaîtra.

En France, la plupart des gens savent, à peu près, que la laïcité signifie la neutralité de l’État à l’égard de toute confession, qu’elle garantit la liberté de pensée et de conscience de chacun et, réciproquement, qu’elle écarte les Églises des affaires de l’État et les religions ou d’autres manifestations idéologiques dans les institutions et de la part des agents des services publics. Cependant, désormais, dès que le mot est prononcé il enflamme en des joutes virulentes et interminables qu’on pourrait qualifier de picrocholines si elles n’engageaient en réalité des visions différentes de la vie en société, non plus tellement les pro et anti-laïcs mais les laïcs eux-mêmes. Les conflits internes, en effet, ont pénétré la sphère laïque opposant les partisans d’une laïcité ouverte ou positive ou accommodante ou… et leurs adversaires qui défendent une laïcité pure et simple, sans adjectif pour la nuancer.

Ainsi, plus d’un siècle après 1905, la question de la laïcité échauffe toujours autant les esprits jusque et surtout dans les rangs laïcs puisque pour ses adversaires il n’y a pas lieu d’en débattre sinon de l’abattre. C’est la source de ce dissensus interne, par-delà donc les arguments parfois éculés mais constamment déployés à satiété par les protagonistes, que j’aimerais saisir autant que faire se peut, gardant en mémoire la prière ironique qu’on prête généralement à Voltaire : « Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ». Il me faut donc sonder le cœur ou plutôt la raison de ces amis qui tous assurent être les défenseurs de la laïcité mais pourtant ne s’accordent pas sur ce qu’elle doit être.

Commençons donc par le plus manifeste. Sans nul doute, le point de fixation et le lieu des crispations les plus fortes à propos de la laïcité se situent dans le système scolaire.  Le Dictionnaire de pédagogie et d’instruction primaire (1877) de Ferdinand Buisson au cours duquel apparaît pour la première fois le substantif « laïcité » au sens où nous l’entendons désormais, les lois de Jules Ferry jusque celle de 1882 portant sur l’obligation d’instruction pour tous, sont les prémices pédagogiques et politiques qui se parachèvent dans celle de 1905 qui, quant à elle, élargit par-delà l’École le principe de laïcité en exigeant la neutralité sous toutes ses formes à l’ensemble de la fonction publique.

Un fil conducteur bienvenu est donné opportunément dans un entretien recueilli par Public Sénat [2] d’Alain Policar [3], récemment nommé membre du « Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République », instance qui, placée auprès du ministre chargé de l’éducation nationale, « exerce une mission de conseil, d’expertise et d’étude relative à la mise en œuvre du principe de laïcité et à la promotion des valeurs de la République dans les politiques publiques de l’éducation et de la jeunesse »[4]. L’auteur indique rapidement sa conception de la laïcité qu’il synthétise en trois temps : « La dimension émancipatrice de la laïcité qui consiste à imposer la lumière n’est pas ce que je défends. Je défends la notion de tolérance qui ne relève pas exclusivement de la tradition philosophico-politique anglo-saxonne. Tolérer le port d’un foulard ne veut pas dire l’approuver. »

C’est sur cette courte déclaration que je souhaiterais revenir quelques instants.

Prise isolément, chacune de ces phrases ne peut souffrir aucune objection de la part de quiconque a une certaine idée de la laïcité et de la tolérance. Il serait, en effet, contradictoire que la laïcité qui prend sa source dans la liberté de pensée et a pour fin la libération de toute tutelle quelle qu’elle soit (c’est la définition même de l’émancipation), en particulier religieuse mais pas seulement, exige de cette même pensée qu’elle se soumette à la lumière, d’où qu’elle vienne et quelle qu’elle soit elle aussi, c’est-à-dire à la vérité. Sinon la laïcité ne serait pas la laïcité. Il est vrai, par ailleurs, que le Royaume-Uni n’a pas le monopole de la tolérance. Pour ce qui est uniquement de la France, l’Édit de Nantes promulgué par Henri IV confère, certes pour un court temps car il fut abrogé par Louis XIV, le droit aux protestants de vivre leur religion sous certaines conditions et, sous l’angle philosophique, les écrits de Pierre Bayle et de Voltaire entre autres appellent de leurs vœux l’établissement d’un règne de tolérance religieuse. Mais il est certain aussi que nous n’en sommes pas nourris, à la différence de l’Angleterre, comme l’attestèrent les charges cinglantes attribuées à deux personnalités aux antipodes l’une de l’autre, parfois à Georges Clemenceau, anticlérical notoire, parfois à Paul Claudel, écrivain de profonde foi chrétienne : « La tolérance, il y a des maisons pour ça ». Enfin, la dernière phrase qui, s’appuyant sur le fait apparemment anodin du port du voile qui est devenu un abcès de fixation, rappelle, si besoin était, cette évidence lexicale selon laquelle tolérance n’est pas synonyme d’approbation.

Bref, aucune de ces assertions ne peut souffrir de contestation sérieuse. Mais alors la question se pose de comprendre pourquoi leur avocat – car il s’agit d’une mini-plaidoirie (notons la répétition du « je défends ») – s’emploie-t-il à les souligner fortement puisqu’apparemment il n’a rien à dire d’extraordinaire ? Examinons, pour ce faire, leur enchaînement qui glisse de la laïcité à la tolérance grâce à la médiation d’une comparaison implicite des modes de vie et de pensée britanniques et français et relisons de plus près le face-à-face des énoncés extrêmes en partant de la conclusion qui, semble-t-il, est censée représenter le CQFD d’une argumentation rigoureuse et, par conséquent, n’a nul besoin de la locution « Je défends ».

« Tolérer le port d’un foulard ne veut pas dire l’approuver »

On ne peut, en effet, qu’acquiescer, à cette nuance près que tolérer, c’est, en premier lieu, de l’ordre de la réaction somatique. Ainsi lorsque mon corps malade supporte sans excessifs effets secondaires un médicament administré destiné à le guérir, on dit qu’il le tolère. Mais, par élargissement sémantique, tolérer désigne un jugement personnel conduisant à supporter ce qui ne convient pas. En effet, malgré mes réticences, je peux parfois accepter un comportement ou une attitude ou un propos qui heurte mes convictions ou mes connaissances. Je tolère le voile comme l’instituteur tolère l’erreur de calcul ou la faute d’orthographe d’un élève. Pourtant nul ne niera qu’il y a dans la tolérance une attitude de condescendance ou une conduite de domination. Le maître qui sait peut tolérer les maladresses de l’élève étourdi ; le bon plaisir du roi catholique peut tolérer le protestant puisqu’il détient le pouvoir politique de le faire ; je peux tolérer le voile car je condescends à accorder à la femme qui le porte le choix de s’en coiffer. Quand je tolère, je me place du point de vue du sujet supposé savoir ou supposé pouvoir. Jugement, la tolérance ne juge pas les choses, les faits ; ni même les conduites mais les hommes qui en sont les auteurs. Sans systématiquement la chercher elle instaure une liaison inégalitaire avec l’autre au contraire de la laïcité qui institue un rapport d’égalité entre les individus dans la mesure où par sa neutralité (dont témoigne l’étymologie latine  neutrum qui signifie ni l’un ni l’autre (Ici ni pour ni contre)) elle est indifférente aux différences qui se manifestent par les couleurs de peau, les vêtements, les convictions religieuses et idéologiques, etc., à condition que l’expression de ces croyances ou opinions soient en conformité avec la loi. C’est pourquoi, par exemple, un arrêté, municipal ou non, visant l’interdiction du burkini sur les plages aussi bien que le voile, la soutane, la kippa ou la rose au poing dans la rue ne peut, en droit français, être pris au nom de la laïcité. Résumons : tandis que la tolérance relève d’une relation verticale entre personnes dans un contexte particulier, la laïcité s’exerce horizontalement à l’égard de tous dans un espace d’intervention circonscrit par la loi.

Il nous faut, dès lors, comprendre pourquoi et comment nous sommes passés d’une conception de la laïcité qui est l’objet initial de l’entretien à une réflexion sur la tolérance.

« La dimension émancipatrice de la laïcité qui consiste à imposer la lumière n’est pas ce que je défends. »

Au regard de la conclusion il devient justifié de se reporter à l’énoncé introductif qui, à la lecture immédiate, était apparu contenir un truisme. Il est manifeste et normal que le premier extrait envisageant la laïcité non seulement dans l’institution École, qui n’ouvre pas de discussion, mais surtout au sein des établissements scolaires publics exprime la thèse que son auteur compte soutenir devant le Conseil des sages. Cependant on est surpris par son ton offensif. Qu’est-ce qui est visé ? Sans nul doute une conception de la laïcité qui consisterait à imposer la lumière. Mais, de fait, qui la soutient ?

Dans ce contexte scolaire le mot « lumière » fait immanquablement penser aux Lumières que le célèbre opuscule de Kant, Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? » définissait ainsi : « la sortie de l’homme de l’état de minorité, où il se maintient par sa propre faute » [5]. L’homme demeurera un éternel mineur s’il ne se prend pas en charge, s’il ne s’émancipe pas de toute tutelle principalement idéologique. Et Kant de poursuivre et d’exhorter ce même homme : « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières ». À l’entendre, le moins qu’on puisse dire, c’est que la lumière n’est pas imposée par les Lumières, elle est l’œuvre de soi-même sur soi-même. Elle est ce qu’on appelle, en une formule pléonastique, penser par soi-même. Ce qui ne veut pas dire penser sans les autres et n’écarte pas la possibilité de penser avec eux, donc éventuellement contre eux. Tel est le rôle de l’instruction qui poursuit le but de transmettre des connaissances assurées à l’élève mineur, de lui permettre d’accéder à l’esprit critique afin que, ayant acquis les savoirs élémentaires indispensables, il puisse se forger par lui-même ses propres opinions sur les choses de la vie dont il estime devoir juger. Aussi n’est-il pas fortuit que, contemporains du philosophe allemand, les députés de la Convention, parmi lesquels Condorcet, Lepeltier de Saint-Fargeau, l’abbé Grégoire, se soient employés à jeter les bases d’un enseignement utile aux futurs citoyens. Trois siècles plus tard, les connaissances ont été bouleversées, nos modes de vie ont profondément changé. En revanche, l’objectif de l’instruction n’a pas pris une ride et d’utile celle-ci est devenue indispensable et obligatoire dans une société démocratique de plus en plus complexe.  D’ailleurs les parents l’ont sagement compris qui, pour la très grande majorité d’entre eux, confient leurs enfants à l’École afin de leur dispenser un savoir qu’ils n’ont peut-être pas et de compléter leur éducation.

Ainsi, si ce n’est pas l’obligation d’instruction qui est sujette à difficultés, c’est l’enseignement de son contenu dans un établissement laïque qui peut l’être. Il se trouve, en effet, qu’en raison de sa nature neutre une telle école ignore et se doit d’ignorer les origines et les pratiques religieuses ou idéologiques de qui travaille quotidiennement dans ses murs. Non seulement de son personnel mais aussi de ses élèves qui ne sont pas autorisés d’une façon ou d’une autre (vêtements, prières, par exemple) à manifester leur appartenance confessionnelle. Pour la même raison, ces derniers n’ont pas le droit de s’absenter de certains cours et de contester des leçons inscrites dans les programmes officiels qui, estiment-ils ou préjugent-ils, vont à l’encontre de leurs croyances et opinions. Et, par-dessus le marché, chaque enfant y côtoie d’autres enfants que, théoriquement, il aurait eu peu d’occasions de fréquenter dans la « vraie vie », avec d’autres habitudes, exprimant des opinions divergentes. Bref, il est mis à l’écart du cocon familial et clanique et, plus largement, du tumulte de la vie quotidienne. De sorte que l’école est le lieu et le temps artificiels (quelques heures par jour) où l’on apprend que quelque chose d’autre existe, que cet autre est aussi le réel et qu’autrui est mon alter ego. Certes, il arrive que ce long apprentissage soit ressenti douloureusement, comme une violence à l’égard du confort initial et environnemental mais il ambitionne d’élever l’élève, petit homme, à la liberté de l’adulte. La lumière ne lui est pas imposée quand on s’efforce, aussi bien en classe que dans les cours de récréation, de lui donner les moyens de s’éclairer lui-même. N’est-ce pas là l’illustration et la mise en application du fameux oxymore de Rousseau : « On le forcera d’être libre »[6] ?

On serait aussi tenté de proposer une interprétation religieuse à ces mots « imposer la lumière ». Que la lumière soit ! Et la lumière fut. La laïcité serait, dès lors, une sorte de religion civile, sans Dieu, et contredirait les fondements de notre République qui la placent à l’écart de toute forme de religiosité. Cette lecture est-elle soutenable ? Oui, si l’on considère qu’elle est un dogme, comme on l’entend parfois de la part de critiques qui voient en elle l’affirmation autoritaire d’une vérité indiscutable, donc indiscutée. Certainement non, puisqu’elle est constamment au rouet et, ainsi qu’on a essayé de le montrer précédemment, qu’elle ne prétend détenir ni la vérité, ni une vérité. La laïcité n’est pas l’élément normatif d’une quelconque doctrine qui dirait ce qu’on doit penser et ce qu’on doit faire. On ne croit pas en la laïcité, on la pratique.  Ou plutôt, on la met en pratique. Elle est la mise en œuvre de ce qui dépend d’elle comme principe. C’est d’ailleurs pourquoi, la Constitution de la Ve République convertissant en principe la loi de 1905, on ne manque pas de s’y référer dans les situations où elle est requise. Un principe, c’est en effet ce qui est premier et oriente la pensée et l’action. Par exemple, le principe de non-contradiction commande un discours qui se veut cohérent ; le principe de précaution vise des mesures destinées à prévenir des risques. Énonçons une remarque au passage : si l’on veut être rigoureux, au sens strict un principe, à la différence des lois et des décrets, ne s’applique pas, il n’est pas quelque chose d’extérieur surplombant une matière à informer. D’où, en ce qui concerne notre sujet, l’importance d’expliquer patiemment les origines et le sens de la laïcité, son indifférence de principe aux différences que par ailleurs elle connaît mais n’exclut pas, et les raisons des décisions prises à l’encontre des élèves récalcitrants ou contestataires qui se sentent mal traités, et qu’au contraire, loin d’être discriminante et de rompre avec l’égalité, elle est le fondement institutionnel de l’égalité de tous, de leur liberté et, pourquoi pas, de la fraternité.

Néanmoins, surgit immédiatement l’objection suivante : « Ce discours est parfait sur le papier mais la réalité est différente ». Le discours laïque semble le plus souvent vain, « hors-sol » comme on dit maintenant, et ne semble convaincre que ceux qui le sont déjà. En outre, la laïcité, telle qu’on vient de la décrire, ne serait-elle pas l’idéal d’un monde utopique qui, comme chacun le sait, risque de se muer en un univers dystopique ?  Ne faudrait-il pas trouver une voie médiane entre une réglementation par trop rigide et une permissivité largement compassionnelle attentive à la sensibilité de chacun et chacune ?

«Je défends la notion de tolérance qui ne relève pas exclusivement de la tradition philosophico-politique anglo-saxonne. »

La phrase centrale de la déclaration qui invite à mettre en perspective deux types de tolérance paraît, dès lors, jeter les linéaments d’une solution équilibrée. D’un côté le modèle anglo-saxon de la tolérance, de l’autre ce que serait une tolérance « à la française » sans que l’on n’en sache plus. Tentons donc d’en esquisser les contours comparativement à la première. Pour ce faire, un minimum d’histoire en général et d’histoire intellectuelle en particulier semble requis. C’est une lapalissade mais grosse de vérité que le XVIIe siècle fait le trait d’union entre l’humanisme de la Renaissance et le siècle des Lumières. Il hérite de l’une et prépare l’autre. À cet égard, on notera que la Hollande, pays où règne une plus grande tolérance qu’ailleurs en Europe, abrite deux grands philosophes politiques, John Locke pour quelques mois et Spinoza toute sa vie.

L’anglais John Locke, formé à l’empirisme scientifique du physicien Robert Boyle, observateur de la vie politique anglaise pour le moins mouvementée (il vit deux révolutions) et fin connaisseur de l’histoire, rédige depuis Utrecht où il s’était réfugié en 1689 sa Lettre sur la tolérance dans laquelle il établit l’impératif de la séparation de l’État et de l’Église, le premier s’occupant des choses terrestres, le second des choses célestes. En bon pragmatique, il considère que les soins des Magistrats doivent avant tout assurer la paix civile et se concentrer sur ce qui intéresse les biens de leurs concitoyens sans outrepasser leur propre pouvoir d’intervention, alors que les congrégations religieuses n’ont vocation à s’occuper que des âmes des fidèles. Chacune de ces associations a entière liberté en son propre domaine de sorte que le Commonwealth doit tolérer toute espèce de culte extérieur à l’exception du papisme qui tente de soumettre la société à ses propres lois et combattre l’athéisme qui, niant la réalité d’une puissance divine, ne peut que développer l’immoralité et mener à une sorte d’anarchie. Parallèlement, les congrégations religieuses ne doivent pas interférer dans les affaires relevant du droit commun et doivent se tolérer entre elles sans s’occuper des croyances et des rites des unes et des autres. Grâce à la philosophie, on assiste donc à la naissance de la tolérance moderne qui peu à peu pénètrera les esprits au XVIIIe siècle et qui caractérise encore actuellement les soubassements du mode de vie britannique et essaime en Europe du Nord – l’évolution des mœurs ayant fait son œuvre, les catholiques romains et les athées sont désormais tolérés. Cependant, en ce qui concerne la Grande-Bretagne, souvenons-nous que le monarque est le chef de l’Église anglicane et qu’à ce titre, bien que n’ayant que peu de pouvoir politique, il possède une autorité morale, celle de tolérer les autres religions que la sienne, sa tolérance ayant les caractères énoncés plus haut.

À la même époque, rares sont en France des analyses aussi précises de la nécessité politique de légaliser la tolérance des confessions. Le catholicisme règne toujours en maître (Révocation de l’Édit de Nantes en 1685, querelle du Jansénisme), le mouvement du « libertinage érudit » remet en cause les dogmes religieux et revendique une libération des mœurs, sans plus ; en revanche, presque seul Pierre Bayle dans son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ « Contrains-les d’entrer » de 1686 semble aller plus loin que Locke puisque ses analyses débordant la simple tolérance civile sont une ouverture à la liberté de pensée inscrite en chaque homme. Ainsi montre-t-il, par exemple, qu’un athée peut être vertueux. Et il faudra d’ailleurs attendre presqu’un siècle pour que Voltaire, grand admirateur de la société anglaise et de Locke, publie en 1763, donc à la veille de la Révolution de 1789, son fameux Traité sur la tolérance qui est surtout une critique virulente du fanatisme religieux et d’une justice aux ordres. Pareillement, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert prêche pour une tolérance pratique et non spéculative. Finalement il semblerait qu’il n’y ait aucune spécificité française de la tolérance telle quelle. En revanche, on peut essayer de trouver une réponse satisfaisante à la question de son aspect français en l’articulant à la laïcité comme on l’a présentée, puisque l’auteur du propos commenté entre au « Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République » pour y défendre ses idées.

À l’instar de la tolérance, l’idée de laïcité n’est pas éclose par un coup de baguette magique. Elle est le fruit d’une lente maturation politique avec ses avancées et ses revers tout le long du XIXe siècle (Souvenons-nous de Victor Hugo bataillant contre la loi Falloux). En revanche, on peut en repérer les prémisses chez Spinoza, contemporain de Locke (ils sont nés la même année). Dans son Traité théologico-politique Spinoza emprunte une tout autre voie que celle de Locke. À l’inverse de ce dernier qui observe le fait religieux dans ses implications dans la vie civile, lui se propose de remonter à leur source et invente une méthode exégétique de la lecture des deux Testaments dont il tire une claire leçon, à savoir que la Bible n’a pas pour vocation de dispenser la vérité mais a pour fonction d’éduquer à la socialité par l’obéissance. En revanche, second moment, les religions qui s’en nourrissent ont tôt fait d’en détourner le sens et d’imposer dans l’esprit de leurs fidèles leurs « vérités » et, afin d’asseoir leur pouvoir sur les âmes, elles concluent une alliance et parfois fusionnent avec les autorités politiques, en l’occurrence les monarchies, qui ont pouvoir sur les corps. Alliance du théologique et du politique, du trône et de l’autel dont la conséquence est la servitude des hommes. Pour Spinoza, donc, l’accès à la liberté, sous toutes ses formes, est conditionnée par la déliaison du pouvoir politique et du pouvoir religieux qui est, on vient de le rappeler, essentiellement moral. Ainsi le dernier chapitre du livre se conclut-il par ces mots qui sonnent comme un théorème : « Dans une libre république il est permis à chacun de penser ce qu’il veut et de dire ce qu’il pense »[7]. Davantage, le Traité politique décrit dans ses moindres détails cet impératif que doit observer tout État, à savoir sa séparation d’avec les institutions religieuses et la distinction de la vie publique et de la vie privée et il suggère, in fine (ce Traité est demeuré inachevé en raison de la mort de son auteur), que seul un régime démocratique (la libre République), puisque chacun y assume à égalité de droit sa responsabilité de citoyen, possède la capacité légitime de réaliser cet objectif.

On le voit, alors que Locke et ses continuateurs français des Lumières prônent la tolérance pragmatique de l’État envers les associations religieuses et de celles-ci entre elles afin d’éviter toute possibilité de discordes sociales et, par conséquent, ouvrent à la liberté de conscience des personnes, Spinoza appuie son argumentation politique sur la liberté de pensée et d’expression de chaque individu qui, en tant qu’homme, est doté du droit naturel de liberté. La liberté de croire ou de ne pas croire et de la manifester n’en est qu’un aspect parmi tant d’autres.  L’un tire la liberté de penser de la liberté de conscience, le second implique la liberté de conscience dans la liberté de penser. Ce n’est plus la communauté religieuse et morale mais l’individu lui-même qui en est la racine. Il convient, enfin, de noter que la démarche de la philosophie politique de Spinoza a été longtemps soit occultée, soit négligée et que, par conséquent, les promoteurs de la laïcité n’en avaient vraisemblablement pas une connaissance exacte. C’est pourquoi il serait présomptueux d’affirmer qu’elle en est l’inspirateur ; on peut uniquement estimer qu’on y trouve une ébauche intellectuelle qui nous sert à penser les fondements de la laïcité sans être elle.

Est-on, dès lors, en droit de supposer que l’idée d’une tolérance « à la française » serait en réalité celle d’une laïcité tolérante qui permettrait l’unification du point de vue moral et du principe politique ? Plusieurs remarques s’imposent : d’abord, la laïcité est un principe, or un principe ne peut en toute logique être complété, amoindri, nuancé. Il est d’emblée universel et atemporel donc invariable. Le principe d’Archimède se suffit à lui-même et est entièrement vrai partout, en toutes circonstances, avant et après sa découverte. En second lieu, la laïcité est un principe politique qui, une fois adopté par le corps législatif, possède l’ensemble des caractéristiques ci-dessus mentionnées. C’est pourquoi sa neutralité à l’égard des opinions et des croyances provient de ce qu’elle est un principe alors qu’elle-même n’est pas neutre puisqu’elle est le résultat d’une longue histoire et d’un choix politique. Par conséquent, on ne peut, à proprement parler, adjoindre la tolérance à la laïcité mais cela ne signifie pas qu’elle lui soit opposée pour la simple raison que laïcité et tolérance appartiennent à deux registres différents – la politique et la morale – qui ont pour objet de réguler chacun à sa façon les relations humaines, de même que les règles du rugby ne conviennent pas au football bien que les deux soient des sports d’équipes et de ballons.

Enfin, on pourrait aussi imaginer que la phrase conclusive envisage la possibilité d’une tolérance laïque mais, outre les difficultés qu’on vient de soulever, il deviendrait impératif de renommer le Conseil des sages en lui substituant la tolérance à la laïcité – ce qui aurait, en l’occurrence, peu de sens.

L’hypothèse de la « laïcité tolérante » qui permettait d’envisager une réponse plausible au sous-entendu de la phrase centrale ayant fait long feu, il devient à propos de s’attacher à la formulation de la mission attribuée au Conseil des sages qui est : « de conseil, d’expertise et d’étude relative à la mise en œuvre du principe de laïcité et à la promotion des valeurs de la République ».

Ce qui saute immédiatement aux yeux à cette lecture, c’est la distinction soulignée et la conjonction non moins soulignée entre le principe et les valeurs. Une valeur n’est pas un principe ; elle représente ce qui est désirable et, par conséquent, ne possède pas les caractères d’invariabilité, d’universalité et d’atemporalité du principe : chaque population a ses propres valeurs, chacun d’entre nous choisit les siennes et ceci en fonction de son lieu, de son milieu, du temps et de son histoire personnelle. Cependant, dans le cas présent, elle est un idéal à atteindre par et pour la République. Et c’est pourquoi les valeurs de la chose publique dont le nom n’est pas indiqué mais que résume vraisemblablement sa devise ne peuvent être entendues que politiquement et, partant, en relation avec la laïcité. La laïcité est le fonds commun structurant qui préside à la réalisation des idéaux que sont la Liberté, l’Égalité et la Fraternité. Liberté de pensée et d’expression qui est son origine philosophique et historique ; Égalité de droit (étymologiquement laïcité vient du laos grec signifiant le peuple assemblé, que le latin emprunte au grec pour désigner l’homme quelconque où chacun est l’égal de chacun par opposition au clerc, distinction qui établit une hiérarchie) ; Fraternité qui désigne autrui comme mon frère et le reconnait comme faisant partie du genre humain. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » [8]. La laïcité, principe de la Constitution, se présente dès 1905 comme le cadre légitime qui unifie ces valeurs gravées dans le marbre. Et c’est pourquoi, il serait inutile et vain de vouloir ajouter à ces trois valeurs une quatrième qui serait la tolérance puisque, d’une part elle est de l’ordre du jugement personnel et non un idéal politique et que d’autre part à elles trois, elles l’explicitent. Autrement dit, dans une république laïque, la laïcité n’est pas opposée à la tolérance, ainsi qu’on l’a déjà montré, elle en est la condition parce que, grâce à elle, l’homme tolérant peut exprimer son choix éthique en toute quiétude.

Il nous faut l’admettre, nous ne sommes pas parvenus à identifier clairement la position que compte soutenir ou soutient désormais le nouvel arrivant au sein du Comité des sages à propos de la laïcité dans ses rapports avec la tolérance. Et c’est d’autant plus regrettable qu’elle aurait peut-être aidé à apaiser les débats internes à ses défenseurs et promoteurs et à décoller une fois pour toutes le sparadrap du capitaine Haddock. En revanche, l’échec n’est pas complet car il nous a permis de comprendre que ce débat franco-français était révélateur de deux conceptions parfaitement inverses de la vie en société, la conception anglo-saxonne et la conception française de sorte qu’un mixte des deux, momentanément envisagé, est impossible en France et serait inaudible Outre-Manche. En effet, l’Angleterre fait dépendre la politique de la morale, la France la morale de la politique. Et elle nous donne à comprendre comment tout a débuté par l’affaire du voile islamique.

Les hésitations du gouvernement (on ne répétait pas encore « pas de vagues ») jusqu’à la promulgation de la Loi de 2004 marquent le temps où se confrontent deux courants, d’une part une vision légaliste de la laïcité, de l’autre une conception élargie à la prise en compte de la sensibilité éthique de la personne concernée. À la « Dura lex sed lex » s’opposent la permissivité et la tolérance. Bref, le débat est tranché par la loi qui rappelle, fort à propos, que « La Déclaration des Droits de l’Homme » de 1789 ne peut être amputée de la fin de son titre « et du Citoyen » qui implique non seulement ses droits mais aussi ses devoirs. C’est ainsi que l’École de la République est le terrain où l’élève s’instruit et l’enfant se forme à la citoyenneté, où il sort de son égocentrisme pour apprendre les règles de la vie en société. Et que la « république » – la chose publique selon l’étymologie, autrement dit les affaires de l’État – ne s’immisce pas dans les affaires privées et, en conséquence, ne se mêle pas des pensées de chacun.

C’est ici que la confrontation avec le Royaume-Uni prend un tour pertinent car elle témoigne de deux conceptions différentes des relations humaines. D’abord la plus simple : comme son nom l’indique, il est un royaume, c’est-à-dire qu’il a à sa tête un roi ou une reine. Or la République française s’est construite justement pour rompre avec le régime monarchique. Pourtant, les deux nations ont ceci en commun qu’elles sont des démocraties où circule la liberté de pensée et d’expression. Cependant, nouvelle distinction, on connaît la réputation d’impertinence, voire de violence, des tabloïds anglais comme The Sun ou le Daily Mail qui s’en prennent délibérément aux personnes et parfois aux nations et nous choquent alors qu’en France la presse critique ouvertement les idées et s’en prend plus rarement aux personnes. En revanche, un Britannique sincèrement horrifié par la tuerie de Charlie Hebdo déclarera en même temps « Je ne suis pas Charlie » car, selon lui, « le droit d’emmerder Dieu »[9] encourt l’opprobre du blasphème, délit qui n’existe pas chez nous pour qui aucune idée n’est sacrée. C’est ce qui fait que, pour nous, la liberté d’expression n’étouffe pas la liberté de croyance puisque la liberté de croire ou ne pas croire réside dans la liberté de penser et que la laïcité ne peut être interprétée comme une intolérance. Et qu’inversement est critiquable cette tribune d’une universitaire américaine, adoubée par des intellectuels hexagonaux, s’interrogeant sur la jauge de chagrin éprouvé en France après les attentats parisiens de 2015, affirmant de manière péremptoire que la France, État militarisé, menait une guerre contre l’islam, etc. Heureusement, rares sont nos amis anglo-saxons qui se meuvent dans le grotesque affligeant mais ces incompréhensions dénotent la réelle impossibilité de traduire en anglais le vocable laïcité et la reconnaissance que le terme le plus approchant secularism qui désigne l’indifférence de l’État à l’égard des religions et des manifestations religieuses ne correspond pas à la laïcité qui est d’ordre juridictionnel et institutionnel et sépare par la loi le public et le privé. C’est pourquoi, par exemple, l’interdiction des signes ostensibles religieux dans les écoles est difficilement compréhensible Outre-Manche et Outre-Atlantique.

Bien qu’il s’en défende constamment l’État français est régulièrement depuis 2004 accusé de pratiquer une discrimination à l’encontre des musulmans. Certains sont même allés jusqu’à parler de « police du vêtement » au sujet de l’interdiction du qamis et de l’abaya à l’école alors que dans les rues de Londres il arrive de croiser un bobby coiffé d’un turban. C’est que d’un côté on tolère la manifestation de son appartenance à sa communauté religieuse ou ethnique d’un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions officielles et que, de l’autre, prime l’individu par-delà ses croyances, ses pratiques coutumières ou religieuses et ses origines. On perçoit les effets de ces deux approches différentes dans les politiques d’accueil des immigrants. La tolérante société britannique, qui demeure historiquement hiérarchisée, vise une forme d’assimilation des populations étrangères sur son sol, tout en acceptant la manifestation de leurs croyances comme leurs coutumes ; la France égalitariste poursuit leur intégration. Force est de constater que l’assimilation anglaise ne fonctionne pas ou plus en Grande-Bretagne où Suella Braverman, ministre conservatrice d’origine indienne (depuis limogée), a récemment déclaré que les populations fraîchement arrivées sur son sol menaient des « vies parallèles » [10]. Et il est vrai aussi que le modèle français d’intégration, reposant sur une conception universaliste de la vie sociale, est mis au moins partiellement en échec quand on observe le repli de certaines populations dans les « banlieues » ou les « quartiers » dont rien ne dit qu’il soit majoritairement volontaire. C’est ainsi que le multiculturalisme anglo-saxon qui repose sur la coexistence des communautés fait que celles-ci existent avec…, c’est-à-dire les unes à côté des autres et ne se mélangent guère ; or l’histoire nous a appris que la coexistence pacifique est proche de la guerre froide. Quant à l’universel vers lequel tend ce qu’on appelle parfois, à la suite d’André Tosel, la « transculturation » ou le « transculturalisme »[11] laïque français qui revendique l’apport réciproque des cultures dans le cadre des lois et non leur juxtaposition, car une addition de particuliers n’a jamais fait un universel, il demeurera un objectif concret à atteindre tant que l’égalité sociale ne sera pas en voie d’être réalisée.

Lors du débat précédant la promulgation de la loi de 1905, Jean Jaurès avait prévenu : « La République doit être laïque et sociale. Elle ne sera laïque que si elle devient sociale ». Force est de constater que le sparadrap du capitaine Haddock n’est pas près de s’envoler une fois pour toutes.


[1] Rappelons que Jean Zay, ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-arts signa en 1936 une circulaire interdisant les signes religieux et politiques au sein de l’École publique.

[2] Public Sénat du 19 avril 2023.

[3] Alain Policar, sociologue et politiste, agrégé de sciences économiques et sociales, chercheur associé au Cevipof.

[4]  Arrêté du 12 avril 2023 modifiant l’arrêté du 19 février 2021.

[5] Kant, Réponse à la question « Qu’est-ce que les Lumières ? », p. 209, in Œuvres philosophiques, t. II, Pléiade, NRF, Gallimard, Paris, 1985.

[6] Rousseau, Du contrat social, L. I, ch. 7, p. 364, in Œuvres complètes, t. III, Pléiade, NRF, Gallimard, Paris, 1964.

[7] Spinoza, Traité théologico-politique, ch. XX, p.633, in Œuvres III, coll. Épiméthée, PUF, Paris, 1999.

[8] Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, art. 1.

[9] Richard Malka, Le droit d’emmerder Dieu, éd. Grasset, Paris, 2021.

[10] Discours à la Convention de Genève pour les réfugiés du 26/9/23, rapporté par Marianne le 29/9/23.

[11] André Tosel, Nous citoyens laïques et fraternels, p. 78-79, Éditions Kimé, Paris, 2015

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