Note de lecture de l’ouvrage de Bertrand Badie, Pour une approche subjective des relations internationales (Odile Jacob, 2023), par Lucas Lusseau.
La France va-t-elle, doit-elle se résigner à sortir définitivement de l’Histoire ? En 2011 déjà, Jean-Pierre Chevènement posait cette question fondamentale dans un essai au titre éponyme[1]. Entre perpétuation et abdication, c’est résolument d’audace dont il était question pour relever le gant du « retour de la France au premier rang des nations ». Douze ans plus tard, Bertrand Badie – professeur émérite des universités à Sciences Po, figurant parmi les meilleurs experts français en relations internationales –, semble lui aussi avoir fait son choix. L’ouvrage qu’il signe chez Odile Jacob, Pour une approche subjective des relations internationales, recèle d’analyses lumineuses : cent quarante-quatre pages d’une profonde érudition, où son égo-histoire est mise au service d’une « compréhension internationale » renouvelée. On peut toutefois regretter que l’auteur s’en remette aux vertus de l’horizontalité et s’accommode d’un « dialogue citoyen transnational », ce qui le conduit en miroir à ne plus croire aux atouts de la France et à la pertinence du modèle républicain pour faire face aux défis qui nous attendent. Pourtant, face aux soubresauts de l’Histoire comme au « retour du tragique » évoqué par le président de la République, les États-nations font plus que jamais de la résistance, tandis que l’idée de « puissance » fait son retour en grâce. La souveraineté, mot honni des années durant par les zélotes d’une « eurocratie » chimérique, est désormais sur toutes les lèvres.
Le livre de Bertrand Badie regorge de réflexions toutes plus stimulantes les unes que les autres. La description minutieuse de l’immense « bataille de sens » que sont devenues les relations internationales est absolument captivante. Il s’agit bien du principal apport de l’essai que de s’atteler à démontrer l’essor d’une grammaire plurielle du jeu international. Aussi le professeur Badie, à l’heure d’une désoccidentalisation exacerbée et à rebours de la vision classique des relations internationales, nous livre-t-il un vibrant plaidoyer en faveur de l’intersubjectivité et de ce qu’il appelle l’« inter-socialité » : « Dans la course à l’objectivisme et au milieu de cet art de la réification, on a oublié deux données essentielles : chaque acteur du même système ne voit pas celui-ci de la même façon ; de surcroît, les sociétés, d’une part, et les princes, de l’autre, tendent à en nourrir une vision de plus en plus distincte l’une de l’autre », nous dit-il d’abord, ajoutant à cela qu’une « telle inflation des subjectivités met à mal les vieilles notions figées et les antiques structures […] malmène les paradigmes classiques et place l’analyste dans des situations peu confortables. » L’obsolescence des réflexes d’antan est ici pointée du doigt face aux « conflits de sens » grandissants. Ainsi l’exemple du conflit russo-ukrainien vient à point nommé et rend compte de la nécessité d’une « herméneutique des relations internationales » permettant de mieux penser l’altérité. Une fois admises « ces dissonances cré[a]nt des représentations différentes d’un contexte produit pourtant par les mêmes événements », on ne peut qu’adhérer à la justesse du propos suivant : « La référence à l’histoire coloniale reconstruit, dans le “Sud global”, le contexte propre au conflit russo-ukrainien, suscitant l’incompréhension occidentale des abstentions afro-asiatiques lors des votes à l’Assemblée générale de l’ONU destinés à sanctionner la Russie. Alors qu’il s’agissait, en Occident, d’un ensemble de circonstances mettant en péril l’intégrité territoriale d’un État européen, il n’était question, au Sud, que d’un conflit entre puissances du Nord, mettant en péril la sécurité humaine des plus pauvres et entretenant le “deux poids, deux mesures”. » Formulé autrement, « la diplomatie occidentale a négligé le fait que les BRICS et le Global South comprenaient la guerre d’Ukraine non pas d’abord comme une violation du droit international par la Russie, mais comme un règlement de compte entre vieilles puissances du Nord, si ce n’est comme une résistance russe à l’hégémonie occidentale incarnée par l’OTAN. »
Ce « brouillage de sens » pose la question non moins centrale de l’ethnocentrisme propre aux néoconservateurs américains – escortés aussi bien de leurs ouailles atlantistes que des « petits télégraphistes de l’Empire », selon l’expression de Jean-Pierre Chevènement. S’il s’agit ici de critiquer le néoconservatisme, commençons par rappeler qu’il n’est en rien la realpolitik d’un Kissinger. Le premier prétend à une exportation – souvent belliqueuse – de ses valeurs, tandis que la seconde entend assurer une défense pragmatique et parfois même cynique des intérêts nationaux – il n’y a qu’à penser au « plan Condor » dans l’Amérique latine des années 1970. Aux origines de ce messianisme et de cette prétention à guider l’humanité, Bertrand Badie nous rappelle ainsi qu’il y a le « prophétisme des descendants du Mayflower ». Faisant régulièrement fi du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les néoconservateurs ont pour axiome « cette confusion stratégique [ancienne] entre le régional et l’international ». Bertrand Badie ajoute que « l’entrée manifeste de la puissance états-unienne dans le jeu international classique s’est bel et bien matérialisée par l’européanisation des États-Unis, à travers notamment leur participation active aux deux conflits mondiaux sur le sol du Vieux Continent, et la construction de leur hégémonie par le truchement de l’OTAN dont la raison d’être était essentiellement européenne. Ce long processus […] fut préparé plus tôt, par un aménagement de sens de la doctrine Monroe (1823), subtilement amendée par les termes du Manifest Destiny (1845) » Un impérialisme alors naissant que les néoconservateurs redéfinissent à la fin du XXème siècle, tout imprégné « de mission divine et de prétention universalisante ».
Un messianisme et un alignement croissant des pays européens sur l’OTAN dont Bertrand Badie résume les conséquences dévastatrices de la manière suivante : « Jouant bien de cette confusion, l’OTAN se définissait en même temps comme pacte régional et agent mondial, comme le montrent encore ses récentes interventions en Libye, en Afghanistan ou en Irak, ou ses velléités d’élargissement à un Occident déspatialisé, incluant le Japon ou Israël […] La mondialisation s’est donc imposée en suivant la plus élaborée des contradictions, celle qui prétend universaliser le particulier… Ce mode périlleux a peu à peu suscité une diplomatie du Sud sans cesse écartelée entre une norme coopérative et une orientation contestataire ». Le 23 août dernier, à l’occasion d’un entretien accordé à l’hebdomadaire Marianne, Bertrand Badie rappelait d’ailleurs non sans raison que « la bonne diplomatie n’est pas celle de l’enfermement dans des espaces otaniens ou européens ». Il insistait sur le fait « que nous sommes entrés dans l’ère de l’union libre diplomatique, le mariage institutionnel ne fonctionn[ant] plus. » Aussi faut-il redire combien la « communauté internationale » n’a longtemps été qu’une « communauté occidentale » en situation de monopole. Pour les BRICS, cette dernière représente désormais un ordre ancien poussiéreux, qui plus est à la botte des États-Unis. De toute évidence, les pays d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine ont beaucoup à dire au monde. Ils ont toute leur place sur la scène internationale, et comme le rappelle si bien Bertrand Badie, un changement de paradigme s’impose après des décennies diplomatiques complètement oublieuses de la diversité des cultures. Cependant, il s’agirait ici de veiller à ne pas sombrer dans une forme de relativisme actant l’impossibilité d’une quelconque « vérité universelle » et un tant soit peu partagée. Sur l’Europe de la Renaissance et des Lumières, sur la Raison « construite par la civilisation occidentale mais dont la portée se veut universelle, donc exportatrice, voire [continuellement] conquérante, en tout cas de nature hiérarchique », le propos du professeur Badie surprend : n’y a-t-il pas une différence considérable entre la critique – justifiée – d’une aspiration à l’exportation de nos valeurs et la relativisation complète de ces dernières ?
En outre, assimiler le modèle de l’État-nation à une sorte de « gladiateur hobbesien » indifférent à toute différence revient peut-être à passer un peu vite sur une tradition diplomatique pluriséculaire, héritée de la paix de Westphalie (1648). Ainsi, communier dans le dépassement des nations pour mieux célébrer les « communautés de sens transnationales » peut laisser quelque peu dubitatif, Bertrand Badie vilipendant « la résistance des vieux États westphaliens » dont les dirigeants verseraient dans « un conservatisme périlleux ». Quelques pages plus loin, il va même jusqu’à renvoyer dans les poubelles de l’histoire « la fiction d’un intérêt national, faussement simple et évident, s’imposa[nt] [hier] comme une doxa commune à presque tous ». Est-ce réellement d’un « cosmopolitisme » doublé d’un « déracinement des imaginaires nationaux » dont sont demandeurs les peuples à travers la planète ? Stéphane Rozès a, pour sa part, montré exactement l’inverse[2]. Le professeur Badie n’enterre-t-il pas un peu vite la « géopolitique » ? Opposer la « théorie réaliste » à l’« intersubjectivité » est-il vraiment satisfaisant ? Si Bertrand Badie a raison de fustiger, « chez ceux qui prétendent à l’hégémonie sur la scène mondiale », la croyance absolument aveugle en « l’homogénéisation des situations » et la volonté « d’imposer leur ordre et leur science comme la mesure de toute chose », sembler s’en remettre quelques lignes plus tard à « la montée en importance des organisations transnationales » est au bas mot frustrant. De la même façon, si Bertrand Badie a – malheureusement – raison de rappeler que « l’État vanté en son temps par Kjellén n’a plus le rôle qu’il tenait [autrefois], cédant devant une prolifération d’acteurs défiant toute prétention centralisatrice et empêchant le stratège d’hier de s’accomplir comme il le faisait jadis » – pensons entre autres aux GAFAM –, ne faut-il pas au contraire chercher à infléchir le cours d’une mondialisation insécurisante pour les peuples ? Finir par se rallier à « une mondialisation qui s’impose d’elle-même en conquérant de plus en plus l’agenda international » au détriment « des gouvernements qui la retraduisent immédiatement dans leur propre langage hobbesien » est un pari décevant. Se muer en thuriféraire d’une « fusion des horizons » a tout d’une dommageable résignation – « La mondialisation […] laisse une marge énorme dans ses interprétations, dans la définition de ses modalités (dont le néolibéralisme n’est qu’une variante) et de ses fins (gestion juxtaposée des intérêts nationaux ou gestion intégrée des biens globaux, par exemple) ».
Tout bien considéré, Bertrand Badie incite le lecteur au décentrement et au pas de côté. Aussi nous invite-t-il à cette nécessité de dire les réels, et a fortiori de les admettre, nous enjoignant fort à raison à prendre en compte la carte du monde dans toute sa complexité. Cela étant, il semble négliger la complémentarité entre les idées et la matière : en appeler à l’écoute et au dialogue est une chose, encore faut-il avoir à l’esprit que la puissance – a minima les voies de la puissance – est la condition sine qua non dudit dialogue. En d’autres termes, il ne peut y avoir de « compréhension internationale » approfondie sans les « leviers de la puissance ». Dans un monde en voie de multipolarisation accélérée, il s’agit certes de parler d’égal à égal, mais aussi et peut-être surtout à armes égales. On ne peut que regretter la confusion entre l’indispensable reconnaissance de la « pluralité internationale » et l’horizontalité appelée de ses vœux par l’auteur – « L’enjeu est bien là : passer d’un monde dominé par la verticalité à un autre, de configuration désormais horizontale ! » nous dit-il très exactement. Sa critique quasiment « en bloc » de l’héritage westphalien n’est-elle pas un renoncement à notre identité diplomatique ? Pour redevenir crédibles et revitaliser notre parole politique, les représentants de la France doivent certainement reconnaître et chercher à comprendre l’Autre. Néanmoins, cela ne saurait suffire. Il ne fait malheureusement aucun doute, comme le dit Marie-Françoise Bechtel, que les Français ont largement conservé l’« arrogance de la parole », privilégiant les grands discours alors qu’ils ne sauraient indéfiniment se priver de la nécessaire « force des moyens ». Ainsi, c’est bien dans « l’ère de l’affirmation » (Max-Erwann Gastineau, 2023) qu’il convient d’entrer de plain-pied. Et c’est bien avec l’idée de « puissance » qu’il nous incombe de renouer.
[1] Jean-Pierre Chevènement, La France est-elle finie ?, Paris, Fayard. 2011.
[2] Stéphane Rozès, Chaos – Essai sur les imaginaires des peuples, Paris, Éditions du Cerf, 2022. Pour en savoir plus, voir la note de lecture écrite de Marie-Françoise Bechtel, présidente de la Fondation Res Publica, disponible sur le site de notre Fondation : https://fondation-res-publica.org/2023/05/09/limaginaire-des-peuples-du-deni-au-chaos/
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