L’enseignement technique : une histoire révélatrice des paradoxes qui entourent l’enseignement en France

Intervention de Michel Lugnier, Inspecteur général de l'Éducation nationale, docteur en Sciences de l'Éducation, auteur de plusieurs rapports consacrés à l'orientation et à l'enseignement professionnel, lors du colloque "La jeunesse française face aux grands défis de la nation" du mardi 26 septembre 2023.

Madame la Présidente,

Monsieur le Ministre,

Mesdames et Messieurs,

C’est un plaisir et un honneur de plancher devant vous sur une question qui va synthétiser un peu ce qui vient d’être dit. J’ai la faiblesse de penser que l’absence d’un dessein politique qui sous-tende le fonctionnement de l’institution qu’est l’école de la République est révélatrice des implicites sur lesquels repose notre école tout entière.

À travers l’enseignement technique je vais vous relater quelques décisions politiques prises à différents moments pour vous rappeler quelles réponses – des réponses évidemment différentes de celles qui ont été apportées dans d’autres pays européens – la France a données à ces questions, de telle sorte que vous puissiez comprendre la nature du changement de paradigme auquel nous assistons aujourd’hui. Ce ne sont pas simplement des mutations organisationnelles, technologiques, sociétales, ce sont des mutations extrêmement rapides et très profondes d’un mode de pensée de notre école sur lequel je vais revenir. Je remercie d’ailleurs les précédents intervenants parce qu’ils ont défloré un peu mon propos.

Je commencerai par rappeler trois évidences qui sont en fait des implicites concernant l’enseignement technique.

La première de ces évidences concerne la tension récurrente qui entoure les finalités même de cet enseignement. Pour comprendre l’enseignement technique en France et ses mutations actuelles il faut revenir à la question qui s’est posée à la fin du XIXème siècle au gouvernement de l’époque, celle des fondements d’une école dédiée à des jeunes pressentis pour une insertion rapide dans les secteurs du commerce et de l’industrie. Pour les tenants du ministère de l’Instruction publique, il était évident qu’à partir du moment où il s’agissait d’école le modèle de l’émancipation de l’individu devait être prégnant. Dès lors il s’agissait de faire en sorte que l’enseignement fût dispensé dans des établissements d’enseignement, certes avec une formation dédiée à un métier mais qui reposait quand même sur une dimension culturelle, sur des savoirs pour le dire autrement. Donc une vision globale de cette formation. Pour les tenants du ministère du Commerce et de l’Industrie il fallait réserver cette formation à l’élite de la nation. Au-delà du consensus qui s’est dégagé autour d’une scolarisation des apprentissages ne devant concerner que les seules élites ouvrières, la multiplicité des points de vue qui se sont exprimés à l’époque a entraîné de vifs affrontements entre ces deux ministères. Je rappelle quand même – vous l’avez évoqué tout à l’heure – que lorsque Jaurès prononce son discours en 1903 à Albi, moins de 1 % d’une génération obtient le bac. Ne perdons pas de vue que nous parlons aujourd’hui d’un enseignement de masse, avec son corollaire, le décrochage scolaire. À l’époque, les tenants du ministère du Commerce et de l’Industrie font remarquer que, s’agissant de formations dédiées à ce secteur d’activité, il serait imprudent d’y délivrer trop d’humanités, de détourner en quelque sorte les finalités mêmes de cet enseignement. La controverse va donc toucher non seulement les contenus, la finalité même de cet enseignement technique, les lieux où il sera dispensé (l’école ou l’entreprise), et, bien évidemment, le contrôle de ces écoles. Dans un premier temps l’arbitrage politique va être de nature à confier aux deux ministères la tutelle de ces écoles, dans une sorte de condominium.

Condominium que nous retrouvons cent vingt ans plus tard ! La ministre déléguée à l’Enseignement professionnel et à l’apprentissage est bel et bien sous la tutelle du ministère du Travail et du ministère de l’Éducation nationale. Ce n’est pas un choix anodin. Il reflète une certaine conception de l’enseignement professionnel en France.

La deuxième évidence concerne la difficulté à articuler entre eux les contenus des formations professionnelles. Après ce premier épisode qui a vu ces deux ministères en charge de l’enseignement technique à la fin du XIXème siècle, il faut attendre le lendemain du Premier conflit mondial pour voir les deux décisions politiques majeures qui vont structurer notre appareil de formation. Portée par les Compagnons de l’Université Nouvelle[1] l’idée d’une « école moyenne » émerge. Cette école moyenne permet de répondre à deux critiques majeures du fonctionnement dual de l’enseignement de l’époque : une organisation de l’enseignement jugés extrêmement inégalitaire, injuste : les jeunes qui avaient fréquenté les tranchées se retrouvaient dans des écoles très différentes qui les préparaient à des destins sociaux très différents sur le simple fait de leur origine[2]. En créant les conditions d’une démocratisation de l’enseignement, l’« école moyenne » permet alors de suspendre momentanément cette séparation entre les jeunes tout en élargissant le vivier de recrutement de l’élite de la nation. Mais elle permettait aussi de répondre à un deuxième argument, celui de l’inefficacité économique. N’oubliez jamais que la dimension sociale va avec la dimension économique. Et chaque fois que l’appareil de formation a bougé c’est à cause de ces deux dimensions, jamais de sa seule initiative.

Donc au lendemain du premier conflit mondial deux décisions vont être prises.

Contre toute attente, après le vote de la loi Astier[3] le législateur va transférer au ministère de l’Instruction publique la charge, la responsabilité de l’enseignement technique en France. Ce qui va conduire mécaniquement à un modèle qui constitue l’exception française en Europe. C’est-à-dire qu’on va choisir non pas la formation professionnelle mais l’enseignement professionnel. En d’autres termes, à travers le travail on vise l’émancipation de l’homme et de la femme, la construction du citoyen, de la citoyenneté et, en dernier lieu, celle de l’acteur économique. Le modèle défendu par les promoteurs de la formation technique en école repose en effet sur l’idée que celle-ci ne se réduit pas à l’acquisition des savoirs pratiques. Elle s’inscrit dans une éducation plus globale, civique, morale et humaine qui à travers le travailleur voit d’abord l’homme et le citoyen. Il s’agit bien d’un projet d’émancipation des individus.

Pour que ce choix français soit qualifié effectivement et en quelque sorte attesté on va faire un deuxième choix : ce sera la puissance publique, la puissance régalienne, l’État qui attestera le fait que ces jeunes auront suivi une formation complète. C’est tout simplement le diplôme délivré par l’État. L’État se substitue à l’individu pour dire : il est compétent. Et cet individu peut se prévaloir sur le marché du travail de ce diplôme attestant sa compétence.

La troisième évidence concerne le rôle de régulation que joue l’enseignement technique, aujourd’hui professionnel et technologique dans notre système d’enseignement. Une troisième décision politique fondamentale est en effet prise au lendemain du second conflit mondial. Les gouvernants de l’époque doivent faire face à un problème de démographie énorme dans un contexte de reconstruction de l’appareil de production et d’ouverture à l’international. L’avènement de la théorie du « capital humain »[4] voit en outre dans l’éducation un bienfait pour l’individu et un investissement pour la nation. Il faut donc investir massivement dans l’école. Mais comment le faire avec une organisation de l’enseignement qui ne le permet pas ? À l’époque, l’école élémentaire permettait l’accès à trois filières aux objectifs différents : l’enseignement primaire supérieur (l’école du peuple), après le certificat d’études, de la sixième à la troisième, le secondaire (l’école des notables), en lycée, de la classe de sixième à celle de terminale. Enfin, l’enseignement technique.  À la veille des grandes réformes de la Ve République, l’enseignement technique public comporte trois niveaux : le niveau supérieur (Écoles nationales d’ingénieurs arts et métiers et Conservatoire national des arts et métiers), le niveau moyen (Écoles nationales professionnelles, Collèges techniques) et le niveau élémentaire (Centres d’apprentissage).

Pour ces gouvernants il n’est pas question de remettre en cause ce qu’ils vont qualifier de « génie français », c’est-à-dire cette caractéristique qui réside dans la transmission d’un savoir fondé sur les humanités et les sciences universelles, intemporelles qui est bien évidemment l’apanage d’une petite frange de la population française. Le système qui va se mettre en place va donc consister à permettre l’expression de parcours pour faire en sorte que chacun des jeunes puisse s’exprimer au-delà de ses possibilités sans remettre en cause le « génie français », donc le caractère élitaire de l’enseignement secondaire et a fortiori de l’enseignement supérieur.

Pour y parvenir on va utiliser une métaphore : « la digue et le canal ». Il s’agit de créer la digue qui empêche la submersion de l’enseignement secondaire et de l’enseignement supérieur et les canaux qui vont être nécessaires pour faire ressortir à tous les étages de la fusée les jeunes dont l’appareil de production a besoin.

Pour cela on a besoin de quelques outils techniques :

On a d’abord besoin de compter les jeunes. Je vous rappelle qu’à l’époque on construisait un collège par jour. On attend un million de jeunes dans l’appareil de l’enseignement. Ce sera le rôle de la carte scolaire (1963) qui conduit à assigner les jeunes à résidence.

Il faut ensuite créer cette « école moyenne » qui permet de puiser non plus seulement dans le vivier de recrutement des riches mais aussi dans le vivier de recrutement des pauvres. En d’autres termes, la France va faire le choix politique d’élargir le vivier de recrutement de l’élite. Elle n’a pas fait le choix d’une formation pour tous. Ceci est essentiel pour comprendre pourquoi nous avons autant de difficultés pour faire reconnaître aux yeux de la population l’enseignement professionnel et technologique comme des voies d’expression de la réussite sinon de l’excellence (Matthieu Lahaye a justement dit que cette école a été construite pour les classes moyennes supérieures). Pour cela on va structurer cet enseignement technique en séparant ses deux dimensions que sont le professionnel et le technologique (c’est sous le ministre Chevènement que tout cela va s’opérer). Pendant vingt ans on va opérer cette disjonction avec la création du baccalauréat professionnel en 1985 et la création du baccalauréat technologique l’année suivante. Des établissements différents de formation se dissocient tout simplement parce qu’on a une finalité qui est bien assignée, bien claire (la clarté dont parlait Matthieu Lahaye) : la voie professionnelle c’est l’insertion, la voie technologique c’est la poursuite d’études. Mais, en France la culture du diplôme est puissante et elle est à l’origine de notre incapacité à penser la montée en compétences autrement que par l’obtention d’un diplôme supérieur. Ce qui a mécaniquement pour conséquences qu’un nombre toujours plus important de jeunes ne sont pas au bon niveau. En somme, je caricature, si vous n’êtes pas polytechnicien vous avez raté votre vie ! C’est ce qu’on appelle la pointe de diamant.

Cependant les finalités différentes de l’enseignement professionnel et de l’enseignement technologique vont rapidement être brouillées par le slogan des 80 % d’une génération au niveau du baccalauréat qui sera entendu comme 80 % de bacheliers, par les familles et les acteurs. En délivrant le premier grade universitaire aux bacheliers professionnels on ouvre, de facto, la voie à une poursuite d’études à l’université. Terrible paradoxe ! On délivre le premier grade universitaire à des jeunes que l’on va s’échiner ensuite à détourner de l’université ! Ce mensonge ne peut plus durer !

À l’époque néanmoins ce message est entendu. Toute l’infrastructure se met en ordre de bataille pour pouvoir réaliser cette élévation du niveau. Je rappelle le contexte : chômage massif des jeunes, avènement de nouvelles technologies, lutte contre les sorties prématurées du système (il faut impérativement maintenir les élèves dans l’appareil de formation). Alors on ressort à nouveau « la digue et le canal » pour que le lycée général ne soit pas perturbé par cette montée en flèche démographique de jeunes dont la plupart n’accédaient pas au lycée. Le débat de l’époque autour du baccalauréat professionnel est intéressant. Il va tourner autour de deux visions du monde : certains estiment que des élèves de BEP et de CAP doivent pouvoir accéder aux formations pressenties à tort ou à raison comme les plus prestigieuses du second cycle des lycées technologiques. Ce sont les Premières d’adaptation qui recevront ces élèves. Le ministre Jean-Pierre Chevènement, au nom de l’élitisme républicain, est sur une position différente. Il tient à offrir une possibilité à ces jeunes de pouvoir poursuivre dans un diplôme qui leur est dédié.

Ainsi, comme en 1965 où l’on avait associé dans un oxymore les termes de baccalauréat et de technicien, les décideurs ont choisi d’associer cette fois-ci les termes de baccalauréat et de professionnel. Une terminologie qui va porter en elle un certain nombre d’ambiguïtés qui ne vont pas s’exprimer immédiatement mais qui vont prendre toute leur ampleur dans les années 2000. Dans les trois décennies qui vont suivre, la montée en puissance, la massification du lycée va s’opérer via les lycées professionnels. Les effectifs de l’enseignement général ne vont pas bouger, ceux de l’enseignement technologique vont légèrement diminuer, ceux de l’enseignement professionnel vont exploser.

Il ne faut jamais perdre de vue que le monde du travail a toujours imprégné notre école et les inflexions qui sont données à notre institution aujourd’hui sont directement liées à un certain nombre de problématiques issues du monde du travail. C’est pour des raisons qui appartiennent au monde du travail qu’à la fin des années 1990, l’Union européenne demande aux États membres d’infléchir leur appareil de formation dans deux directions. La première : sortir de ce qui caractérise nos systèmes, c’est-à-dire la sommation des connaissances. C’est bien de maîtriser la Pléiade mais ce qui importe pour les décideurs c’est de voir dans quelle mesure un individu est capable de mobiliser ses ressources dans une situation complexe et de façon autonome lorsqu’on lui a passé une commande. C’est la définition de la compétence. Mais cette exigence va susciter un malentendu. La compétence a ceci de particulier c’est qu’elle ne se donne pas à voir directement, elle est forcément située. C’est le produit d’une action d’un individu dans une situation problème qui va se donner à voir. La compétence ne dit cependant rien de la façon dont l’individu mobilise un ensemble de ressources dont certaines sont des capacités. Or les capacités ont ceci de particulier c’est qu’elles sont à leur tour elles-mêmes difficiles à évaluer. Savoir lire est une capacité. Avant de pouvoir dire : je sais lire une œuvre littéraire, un schéma, un graphique, je sais lire à trente mètres de hauteur les pieds dans l’argile, il va falloir mobiliser un certain nombre de situations très différentes. On va donc avoir le furieux sentiment que pour cette dialectique autour de la compétence il n’y a pas besoin de savoir, alors que le savoir est évidemment consubstantiel des compétences, il n’y a pas de compétences sans savoir. Ce n’est pas anodin.

Mais quand on parle de compétences on prépare surtout le terrain à deux dimensions. Sauf à considérer que la compétence ne s’acquiert que dans l’appareil de formation, ce qui est faux, on est bien obligé de reconnaître qu’elle s’acquiert également dans toute situation d’interaction humaine. D’où le décloisonnement spatial aujourd’hui recherché. Par ailleurs, sauf à considérer qu’elle ne s’acquiert que dans les premiers temps de la formation lycéenne, on est bien obligé de considérer qu’il y a un début mais qu’il n’y a pas de fin. D’où le décloisonnement temporel là encore recherché. Derrière la notion de compétence, se dissimule un puissant mouvement visant à s’extraire de ce qui était la logique de l’état précédent, c’est-à-dire un diplôme national qui venait attester d’une formation acquise dans un établissement de formation. Avec le décloisonnement complet de l’appareil de formation, on prépare le terrain pour sortir de cette dialectique et mettre en place ce qu’on appelle aujourd’hui la « formation tout au long de la vie ».

Il manquait toutefois un certain nombre d’ingrédients que l’on trouve dans les réformes de la voie professionnelle de la dernière décennie.

Premier temps. Il fallait aligner les temps de formation de la voie professionnelle avec le reste. Ce sera fait entre 2008 et 2010 la disparition du bac pro en quatre ans, ou plus exactement l’alignement du temps de formation. On prépare tout doucettement ce second cycle de l’enseignement secondaire pour la suite du parcours.

Deuxième temps, la transformation de la voie professionnelle mise en œuvre en 2018.

Pour ces deux réformes j’étais aux premières loges. Dans le cadre de la mission Calvez-Marcon à laquelle j’ai participé, nous avons auditionné quatre-vingts branches professionnelles qui, toutes, nous ont dit la même chose. Ce qui est intéressant n’est pas le décalage qu’il peut y avoir entre le secteur du luxe, l’aéronautique, l’hôtellerie-restauration ou le secteur automobile. Certes, les représentants des branches professionnelles ont tendance parfois à se plaindre au-delà du raisonnable. Ce n’est pas le plus important.

Ce qui est important c’est la convergence des discours autour de trois constats :

Premier constat : nous n’arrivons pas à recruter les jeunes dont nous avons besoin. Ce mouvement est antérieur à la crise sanitaire.

Deuxième constat qu’il faut l’entendre : nous ne retrouvons pas dans les diplômes que vous délivrez les compétences qu’ils sont censés certifier. En d’autres termes vous diplômez mais vous ne certifiez pas. Que savent faire vos élèves avec leur diplôme ?

Troisième constat : nous ne savons pas comment communiquer avec les générations Y (aujourd’hui Z). ça tombe bien, nous non plus ! La génération Y a un rapport au monde qui n’a rien à voir avec le nôtre. Tout notre système d’enseignement est fondé sur une promesse républicaine : « tu me donnes 18 années de ta vie, je t’assure une place dans la société ». À partir du moment où cette promesse n’est plus tenue pour un nombre croissant de jeunes, ce ne sont pas seulement la cohésion sociale et nos institutions qui sont en jeu, c’est notre République. De la façon dont l’enseignement technique va répondre aux défis qui sont devant nous dépend tout simplement notre avenir. Ce qui se joue dans la formation professionnelle ou dans l’enseignement professionnel est ni plus ni moins que ce qui se joue dans l’enseignement en règle générale.

La loi de 2018, relative à la liberté de choisir son avenir professionnel[5], va venir boucler le tout. Postérieure à ce que je vous ai dit concernant les branches professionnelles, elle va faire en sorte de transférer une partie de la responsabilité sur d’autres ministères, notamment le ministère du Travail, à travers France compétences et à travers le ministère du Travail lui-même. En d’autres termes on va demander à ce que l’enseignement professionnel soit beaucoup plus « insérant ». Or dans les années 1990 on avait développé des formations professionnelles tous azimuts pour maintenir les jeunes dans l’appareil de formation. Ce sont essentiellement des formations de secrétariat et de comptabilité qui ont émaillé l’ensemble du territoire. À la sortie du collège, les deux tiers des jeunes qui se dirigent vers l’enseignement professionnel vont du côté du tertiaire et se répartissent dans trois baccalauréats professionnels. Derrière l’extraordinaire diversité de l’enseignement professionnel en termes de spécialités (plus d’une centaine) on observe en fait une extrême concentration de demandes sur quelques baccalauréats professionnels dont le point commun avec l’enseignement général est la proximité. C’est-à-dire que la question de la mobilité est prioritaire pour ces jeunes issus pour la plupart de milieux défavorisés.

Bref, de toute évidence l’orientation en France dysfonctionne.

Mais, est-il raisonnable de vouloir répartir à l’âge de 15 ans la totalité d’une génération entre trois voies de formation qui préparent les jeunes, avec des contenus de formation extrêmement différents, à des destins très différents ? La réponse est contenue dans la question. 

La loi de 2018 va donc boucler définitivement le modèle. D’abord en apportant les blocs de compétences qui préparent la mise en système de toutes les certifications. Parmi les certifications le diplôme : le ministère de l’Éducation nationale est de ce point de vue le premier certificateur. S’y ajoutent les titres professionnels (ingénieur et autres) et les CQP (certificats de qualification professionnelle) délivrés par les branches professionnelles. L’idée des blocs de compétences est donc clairement la correspondance entre ces différentes certifications par l’harmonisation, la systématisation, la rationalisation du processus de certification.

Le quatrième élément qui vient finaliser le changement de paradigme est la VAE (validation des acquis de l’expérience). Jusqu’à présent la VAE signifiait : « je viens vendre mon expérience, je la transfère au bureau de change et l’on me dit ce qu’il faut faire pour avoir un diplôme ». Ce n’est plus le cas puisque les blocs de compétences sont désormais éligibles au titre de la VAE.

Mieux, on va expérimenter la VAE inversée ! Alors que la VAE renvoyait au passé de l’individu, la VAE inversée prépare le parcours futur. C’est l’avenir que l’on construit. On voit donc que le modèle français conçu sur une formation complète qui visait l’émancipation de l’individu, portant en elle les fondements mêmes de l’intérêt général, s’efface au profit d’une autre conception où il s’agit de doter les individus d’une capacité à gérer les grandes transitions de leur vie : formation – emploi, emploi-chômage, chômage-retraite. Avec la réforme du baccalauréat, on a par exemple transféré sur l’individu un certain nombre de choix concernant les enseignements de spécialité. Ce n’est rien d’autre que le visage de ce mouvement de fond.

Or, ce modèle n’est viable qu’à condition qu’on ait pansé d’abord les blessures de jeunes qui pour certains ont vécu de façon chaotique leur parcours au collège et qu’on ait pensé ensuite leur accompagnement pour qu’ils aient au moins un espoir de réussite dans cette société.

À travers l’enseignement technique et les mutations actuelles, extrêmement lourdes, profondes et rapides, se joue notre modèle. Je rejoindrai les deux intervenants précédents. Il est à mes yeux urgent qu’il y ait une concorde autour de la question de l’éducation, qu’on se mette enfin d’accord autour d’un certain nombre de grands principes pour être au rendez-vous d’une jeunesse qui mute dans ses attentes. 

On pouvait jusqu’à présent communiquer sur le métier d’enseignant au ministère de l’Éducation nationale parce qu’on pouvait faire valoir la sécurité de l’emploi. Aujourd’hui la sécurité de l’emploi est prise comme un fil à la patte et non comme un atout. Ce ne sont donc pas ces arguments qu’il faudra faire prévaloir dans un avenir proche mais, au contraire, une clarification. Je rejoins Matthieu Lahaye sur ce point, il faut sortir des implicites qui sous-tendent l’organisation de l’enseignement. Tous n’iront pas à l’université, il faut le dire. Dans tous les rapports que j’ai commis j’ai dit que l’accès est une chose, la réussite en est une autre.

Je ne parlerai pas du rendement de notre appareil de formation concernant la réussite dans l’enseignement supérieur … que l’on ne sait d’ailleurs pas définir, pas plus que les réorientations dans un contexte où la notion de décrochage n’est pas opérante dans l’enseignement supérieur. Plusieurs rapports de l’inspection générale tentent de répondre à ces questions. Mais le moins qu’on puisse dire c’est qu’il manque un certain nombre de manettes sur le tableau de bord pour piloter.

Le modèle qui se met en place, une formation tout au long de la vie où l’individu va construire et évaluer son propre parcours, pose la question de la traçabilité de ces expériences. Qu’en fait-on ? Quid du droit à l’oubli ?

Cette évolution fait surgir un certain nombre de notions extrêmement puissantes, de véritables défis pour notre école. Or qui a les moyens de passer au-delà des frontières ? Qui a les moyens de stocker ces informations dans l’espace et dans le temps ? Les Gafam…

C’est la raison pour laquelle nous plaidons pour que l’État républicain rappelle la nécessité impérieuse d’accompagner tous les jeunes dans leur construction. Et pas seulement les jeunes les plus défavorisés, les jeunes dans leur ensemble, parce que la notion de parcours les concerne tous. J’ai tendance à définir la notion de parcours comme un itinéraire organiser, sous-entendu identifiable, identifié et sécurisé (la question de la sécurisation reposant sur la réversibilité des choix d’un individu dans le temps) d’acquisition de compétences et de connaissances. Ce parcours n’est pas une promenade mais le chemin que l’on emprunte pour se construire, mûrir, s’émanciper, être conscient de son propre potentiel.

Je vous remercie.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

À travers votre discours très structuré vous nous avez ramenés très haut dans l’histoire avec la description de maux qui viennent de loin. Cet aspect était également passionnant.

Je comprends que la réforme pour laquelle vous plaidez est le pari d’une génération nouvelle qui est fondée sur le profond individualisme des choix, positifs ou négatifs, fussent-ils des choix plus ou moins « uberisés » ou même des choix de précarité. Je pense que c’est une des choses sur lesquelles nous reviendrons dans notre prochain colloque qui sera consacré au travail.

Dans son exposé préliminaire Joachim Le Floch-Imad avait souligné le manque de commun chez les jeunes. La réforme que vous proposez rentrerait dans cette vision d’une reconstitution du commun dans la mesure où vous dites que si on ne fait rien on laisse sur la route à la fois quantitativement un grand nombre de jeunes à éduquer mais aussi qualitativement une génération nouvelle qui voit les choses autrement. C’est tout le pari, me semble-t-il, sur lequel cela repose.

Je vais me tourner maintenant vers Natacha Polony en lui demandant comment elle voit le commun reconstituable pour une jeunesse largement désarticulée – comme l’a dit Joachim Le Floch-Imad -, largement sous-éduquée – comme l’a dit Matthieu Lahaye – et largement individualisée dans ses choix propres, y compris ses choix professionnels et ses choix de vie comme l’a montré la dernière intervention. La priorité est-elle bien d’ailleurs de reconstituer un commun ? Et quel serait-il ? Pas seulement celui que l’on présenterait à la jeunesse comme un but désirable pour elle mais un commun qui réunisse la totalité de la jeunesse elle-même c’est-à-dire qu’elle s’approprierait…


[1] Compagnons de l’Université Nouvelle : mouvement professionnel d’universitaires lui-même imbriqué dans l’Association Nationale pour l’Organisation de la Démocratie, qui a défendu des valeurs d’égalité et du mérite au travers d’une réforme de l’enseignement du début du XXème siècle.

L’Éducation Nouvelle, dont l’existence est située entre 1899 et 1939 a subi une importante influence de la première guerre mondiale qui l’a amené à produire un programme de réforme de l’enseignement en deux tomes parus en novembre 1918 (Tome 1 : Les principes) et juillet 1919 (Tome 2 : Les applications de la doctrine).

[2] « Nous voulons un enseignement démocratique. Le nôtre en réalité ne l’était pas, bien qu’il se donnât beaucoup de mal pour le paraître. La vraie démocratie, c’est la société qui a pour règle l’intérêt général, où les hommes ne vivent pas comme s’ils étaient de diverses origines, mais où chacun collabore, dans la mesure de ses forces et de ses aptitudes, à assurer les tâches communes, où la seule hiérarchie est celle du mérite et de l’utilité » (Les Compagnons. « L’Université Nouvelle.t.1, p. 21.).

« Un peuple qui s’est uni dans la guerre ne peut être divisé dans la paix ».

« Les pères ont veillé dans les mêmes tranchées, partout où cela est réalisable, les fils peuvent s’asseoir sur les mêmes bancs ».

[3] Loi relative à l’organisation de l’enseignement technique industriel et commercial (dite loi Astier) du 25 juillet 1919 | Ministère de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse

[4] Le concept de capital humain, formulé pour la première fois en 1961 par l’économiste du développement Theodore Schultz, a été systématisé par Gary Becker en 1964, qui obtint pour cela le Prix Nobel d’économie en 1992.

Selon la définition de l’OCDE (Organisation de Coopération et de Développement Économique), le capital humain recouvre « l’ensemble des connaissances, qualifications, compétences et caractéristiques individuelles qui facilitent la création du bien-être personnel, social et économique. », « Le capital humain constitue un bien immatériel qui peut faire progresser ou soutenir la productivité, l’innovation et l’employabilité » (L’investissement dans le capital humain, OCDE, 1998 ; Du bien-être des nations, le rôle du capital humain et social, OCDE, 2001).

[5] LOI n° 2018-771 du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel (1) – Légifrance (legifrance.gouv.fr)

Le cahier imprimé du colloque « La jeunesse française face aux grands défis de la nation » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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