La conception républicaine de la nation comme antidote à la fragmentation du commun

Intervention de Natacha Polony, Directrice de la rédaction de Marianne, agrégée de lettres modernes, auteure, notamment, de Changer la vie : programme pour une reconquête démocratique (Éditions de l'observatoire, 2017), lors du colloque "La jeunesse française face aux grands défis de la nation" du mardi 26 septembre 2023.

Merci beaucoup, Madame la présidente.

Merci de m’avoir invitée dans ce colloque absolument passionnant … en me donnant sans doute la position la plus difficile puisque j’arrive derrière trois orateurs qui ont abordé à peu près tous les sujets avec brio. J’aurai l’impression sans doute de ne faire que ramasser un peu ces réflexions, une tâche d’ailleurs assez utile.

Après l’intervention de Joachim Le Floch-Imad vous disiez, Madame la présidente, qu’il y avait peut-être quelque chose d’un peu désespérant. J’ai senti que vous craigniez le pessimisme. C’est une caractéristique de cette époque : nous n’assumons pas le pessimisme. Peut-être est-il temps de désespérer la rue de Bourgogne, Billancourt et tout le reste, c’est-à-dire de regarder les choses en face !

Allons-y !

En effet, le constat qui a été dressé ce soir n’est pas totalement réjouissant. Pour autant, je crois, pour ma part, qu’il y a énormément à faire si tant est qu’on veuille réellement s’en donner les moyens, c’est-à-dire tout simplement partir d’un constat lucide pour essayer d’emporter une « jeunesse » – on a dit à quel point ce terme est vague -, d’emporter les jeunes citoyens français qui n’attendent qu’une chose, c’est qu’on leur offre un horizon.

De fait ce n’est pas forcément facile. L’obsession des politiques et des journalistes est de trouver comment parler à ces jeunes gens qui n’ont strictement rien à faire de ce que nous pouvons leur dire. « Il faudrait quand même pouvoir parler à la jeunesse. Il faudrait trouver quelque chose à lui dire mais quoi ? », me disait un jour un jeune secrétaire d’État dont je ne citerai pas le nom (j’ai été un peu interloquée de le voir, ensuite, devenir ministre de l’Éducation nationale). Je pense pour ma part qu’il y a énormément de choses à dire à la jeunesse française et je suis toujours un peu étonnée de voir les politiques à ce point-là « à sec ».

Une question qui peut sembler un peu annexe mais qui pèse énormément a été abordée par Joachim Le Floch-Imad. C’est la question économique.

Ayons d’abord en tête qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, quand tout était à refaire, le système économique choisi voulait remercier la jeunesse de son sacrifice. Tous ces jeunes gens qui avaient payé un lourd tribut dans la guerre la plus épouvantable que le monde ait connue ont pu ensuite construire leur vie. Évidemment il fallait reconstruire, il y avait du travail, mais la structure même était faite pour qu’ils puissent se loger, emprunter, pour qu’ils puissent donc construire leur vie.

Le moins que l’on puisse dire c’est qu’aujourd’hui le système économique n’est pas en faveur de la jeunesse. Contrairement aux discours qui ont été tenus après le covid (« rien ne sera plus comme avant… il faut remercier ces jeunes qui ont accepté de subir un enfermement dans une période de leur vie où on ne devrait pas avoir à rester enfermé … ») rien n’a changé ! Nous sommes depuis des décennies dans un système qui favorise les épargnants, qui favorise ceux qui détiennent le patrimoine. Ce système, qui rend beaucoup plus difficile l’accès au marché du travail, au logement, défavorise mécaniquement la jeunesse. Les politiques de monnaie forte qui ont été menées pendant extrêmement longtemps l’ont été au détriment de la jeunesse et en faveur, notamment, des épargnants allemands puisque, de fait, l’Allemagne n’a pas la même démographie que la France.

C’est une parenthèse mais la question économique est essentielle : si nous voulons comprendre les jeunes gens qui, aujourd’hui, découvrent les perspectives qui leur sont offertes il faut avoir en tête que nous ne les aidons pas.

« La jeunesse française face aux grands défis de la nation », l’intitulé de ce colloque nous amène à nous poser deux questions : de quelle jeunesse parle-t-on ? et qu’est-ce qu’une nation ?

Quand nous parlons de nation nous avons tous en tête la définition qu’en a donnée Ernest Renan, à savoir, non seulement « un plébiscite de chaque jour », mais aussi – il faut en permanence rappeler cette partie souvent évacuée – « un legs de souvenirs communs ». Ce sont ces deux éléments qui permettent de forger l’entité historique d’une nation. Ce « legs » nécessite que ces souvenirs soient transmis aux jeunes générations qui adviennent. Dès lors que cette transmission s’interrompt, il manque un des deux éléments essentiels pour forger une nation. Accomplissons-nous ce travail vis-à-vis de la jeunesse ?

Je cite quelques phrases de Jaime Semprun qui, en 1997, avait résumé avec anticipation une partie du problème :

« Parmi les choses que les gens n’ont pas envie d’entendre; qu’ils ne veulent pas voir alors même qu’elles s’étalent sous leurs yeux, il y a celles-ci : que tous ces perfectionnements techniques, qui leur ont si bien simplifié la vie qu’il n’y reste presque plus rien de vivant, agencent quelque chose qui n’est déjà plus une civilisation; que la barbarie jaillit comme de source de cette vie simplifiée, mécanisée, sans esprit ; et que parmi tous les résultats terrifiants de cette expérience de déshumanisation à laquelle ils se sont prêtés de si bon gré, le plus terrifiant est encore leur progéniture, parce que c’est celui qui en somme ratifie tous les autres. C’est pourquoi, quand le citoyen-écologiste prétend poser la question la plus dérangeante en demandant : « Quel monde allons-nous laisser à nos enfants ? » il évite de poser cette autre question, réellement inquiétante : « À quels enfants allons-nous laisser le monde ? » »[1].

Ces phrases me semblent prémonitoires parce que pour qu’existe quelque chose comme une nation il faut une inscription dans l’historicité. Et la question que nous devrions nous poser est de savoir si nous inscrivons nos jeunes dans ce temps long. Ces lignes ont été écrites avant les réseaux sociaux. Or nous avons bâti un monde de l’immédiateté largement amplifié par les réseaux sociaux. C’est l’abolition de l’historicité. C’est une horizontalité globale qui efface aussi les frontières. En effet, le système des réseaux sociaux repose d’abord sur quelque chose qui fonctionne comme une hypnose et transforme l’individu en pur consommateur de produits jetables, lui-même devenant un produit jetable. C’est cela que nous avons mis dans les mains de nos enfants. Avec l’idée que nous ne pouvons pas ne pas le faire ! Malgré les débats terrifiants sur la question extrêmement complexe, douloureuse, du harcèlement scolaire, on s’aperçoit que peu de parents envisagent que leurs enfants puissent ne pas être sur les réseaux sociaux. Ils auraient l’impression de les amputer, de les couper de toute vie sociale… alors même qu’ils arrivent à identifier que c’est un des éléments de la souffrance de leur enfant ! Il y a là quelque chose qui devrait nous inciter à nous poser quelques questions. Je pense à ces parents qui ont décidé de porter plainte contre Tik Tok après le suicide de leur fille. Celle-ci avait fait une vidéo dans laquelle elle expliquait qu’elle était victime de moqueries du fait de son poids. Et l’algorithme de Tik Tok s’était mis à lui proposer systématiquement des vidéos sur la perte de poids ! La question, beaucoup plus vaste, est de savoir comment nous pouvons accepter que l’ensemble des jeunes aient accès de plus en plus tôt à ce genre de chose, devenant des produits au service des Gafam et de Tik Tok. Cette application appartient à une entreprise chinoise. Il est intéressant de savoir que la Chine a choisi de ne pas avoir le même Tik Tok pour sa propre jeunesse. Quant à Taïwan, on s’y expose à une amende de 1500 dollars quand on expose un enfant de moins de deux ans à un écran ou si on laisse un jeune de moins de dix-huit ans plus de deux heures par jour devant des écrans ! Cela devrait tout de même nous amener à réfléchir au lieu d’arguer que ces pays ne sont pas aussi démocratiques que les nôtres et de nous féliciter de préserver la liberté ! En réalité nous avons cessé de réfléchir à ce qu’est la liberté. Cela entre évidemment dans le cadre d’un système de capitalisme consumériste qui transforme l’individu en pur consommateur. Il ne faut surtout pas en faire un citoyen car le principe de la consommation s’appuie sur la pulsion des individus ! Et les réseaux sociaux sont un des instruments de cette pulsion.

On peut penser aux réflexions de Cornélius Castoriadis sur le fait que chaque système, chaque régime politique, produit un type humain spécifique. Il soulignait par exemple que la Troisième République avait produit des modèles comme l’instituteur, le juge intègre, etc. Selon Castoriadis, le capitalisme consumériste produit un type humain qui a pour caractéristique le narcissisme (qui s’exprime de façon exacerbée à travers l’utilisation des réseaux sociaux), un narcissisme en apparence pacifique : la consommation serait un « doux commerce » qui apaiserait les mœurs. Depuis peu nous nous sommes aperçus que les choses n’étaient pas aussi simples. Castoriadis l’avait prévu, expliquant que ce narcissisme, parce qu’il est fondé sur la pulsion, peut produire des individus éminemment violents du fait des frustrations liées au principe de comparaison avec autrui.

Bref, nous exposons nos enfants à des algorithmes qui les utilisent comme instruments et, en outre, diffusent à travers la planète une culture unique, un soft power d’une puissance absolument redoutable qui fait que les jeunesses de différents pays du monde ont à peu près les mêmes référents. Ils regardent les mêmes vidéos parfaitement stupides, des vidéos de plus en plus brèves, de plus en plus rapides et addictives. Je ne peux que vous conseiller les livres du neuroscientifique Michel Desmurget. Il y a quinze ans, dans TV lobotomie[2], il recensait les études scientifiques qui démontraient les méfaits de la télévision. Les médias se plaisent à confronter les opinions sur ces sujets (cinq minutes pour les uns, cinq minutes pour les autres) : oui, la télévision pose problème … mais, selon tel sociologue ou psychologue, elle développe des capacités … Quelques années plus tard, dans La fabrique du crétin digital[3], Michel Desmurget recensait les études portant sur l’ensemble des écrans, les jeux vidéo. Là encore il se trouve toujours des psychologues pour expliquer que cela développe aussi les capacités cognitives.

Dans les années 1950-1960, quand la télévision a commencé à pénétrer, des chercheurs américains avaient observé des villages juste avant leur raccordement à la télévision. Ils y étaient revenus deux ans après, essayant de comprendre ce qui avait été modifié. On voyait le comportement des gens changer de façon effarante. On voyait par exemple les jeunes filles ne plus avoir le même regard sur leur corps et se trouver trop grosses !  De même, aux États-Unis, les jeunes de dix-huit ans sont évalués sur leurs capacités de langage. On voyait la courbe de capacités de langage s’effondrer, selon un tracé inversement superposable avec la courbe de pénétration de la télévision. Curieusement, vingt ans après, les jeunes gens étaient incapables d’aligner deux mots. Michel Desmurget notait d’ailleurs que dans la baisse du nombre de mots prononcés dans un foyer, une fois qu’on y introduisait la télévision, c’était la parole du père qui disparaissait le plus. Nous devrions être attentifs à ce lien avec les rapports familiaux et les questions de transmission.

Bref, nous avons accepté petit à petit que des instruments de plus en plus puissants fassent concurrence à l’école et aux livres alors même que l’ensemble de notre civilisation est fondé sur la rationalité telle que la déploient notamment les livres. Et nous sommes très étonnés ensuite de nous apercevoir qu’il devient de plus en plus difficile, de « faire du commun », de constituer une nation. Mais comment pouvons-nous constituer une nation quand les principales références que nous offrons à notre jeunesse sont fabriquées par d’autres, par un autre système ?

Même les discours du personnel politique qui dirige la France aujourd’hui, ont des références issues des séries américaines. Les plus jeunes d’entre eux se vivent comme des personnages de « House of Cards » (série télévisée américaine de thriller politique). Ils agissent comme ils pensent que devraient agir des héros de série américaine.

Cela explique la pénétration dans notre pays de ce qu’on appelle le « wokisme » et autres courants de pensée qui n’ont rien à voir avec notre histoire et notre culture. En effet, aujourd’hui, de nombreux jeunes gens pensent la question raciale à la lumière des vidéos et des séries américaines qu’ils regardent alors qu’aux États-Unis la société s’est construite autour d’un racisme intrinsèquement lié avec la façon dont s’organisait la nation, ce qui n’a rien à voir avec la France.

Il en est de même de presque tous les rapports sociaux. Même la conception de l’espace public telle qu’on la trouve aux États-Unis est en train, petit à petit, de se diffuser. D’où le fait que nos jeunes gens et même le personnel politique ont de plus en plus de mal à comprendre ce qu’est réellement la laïcité : un principe qui repose sur l’idée d’un espace public neutre dans lequel les citoyens vont délibérer et qui nécessite, non pas comme on le dit aujourd’hui que l’État soit neutre et respecte les religions, mais que l’État garantisse la neutralité de cet espace public, c’est-à-dire le protège contre tous ceux qui voudraient s’approprier le bien commun. Ce qui n’a rien à voir avec l’organisation américaine où le bien commun est le fruit de l’interaction d’individus et de communautés. Ces modèles étrangers à notre histoire sont en train de nous imprégner petit à petit, dessinant un cadre où il ne peut plus y avoir de nation. 

Cela devrait faire l’objet d’une réflexion avant qu’il ne soit trop tard, avant que nous ayons perdu les spécificités qui nous permettent de penser ce qu’est la République.

Je suis d’ailleurs assez frappée de voir à quel point la notion-même de République est devenue étrangère à beaucoup. Je débattais la semaine dernière, modestement, avec Pascal Ory. Cet historien, cet académicien qui est une forme de conscience intellectuelle, vient de publier un petit livre intitulé Ce cher et vieux pays[4], en référence à De Gaulle, pour expliquer que les Français ont toujours eu une appétence pour l’autoritarisme, voire la dictature. Selon lui, les démocraties libérales telles qu’elles se trouvent en Europe ne sont pas comprises par les Français qui, n’étant pas des libéraux, ne sont pas démocrates. Et Pascal Ory de citer la Suisse comme véritable démocratie. Ce en quoi je me suis permis de faire remarquer qu’on pouvait penser la chose différemment. En 1995, dans un texte célèbre : Êtes-vous démocrate ou républicain ?[5], Régis Debray citait deux républiques au monde, la France et la Suisse, face aux démocraties, démocraties libérales qui, en effet, ne reposent pas, comme la République française, sur l’idée de citoyen autonome, responsable, décidant du bien commun. Et Régis Debray avait cette phrase magnifique : « La démocratie est ce qui reste d’une république quand on éteint les Lumières. ».

Tout le problème est là : sommes-nous capables de perpétuer les Lumières dans un monde qui les combat, qui cherche à les éteindre à chaque instant ? Je crois que tout l’enjeu est là : les grands défis de la nation ne peuvent être pensés qu’à cette aune parce qu’il n’y a pas de république si, petit à petit nous éteignons les Lumières, c’est-à-dire si nous ne préservons pas la raison universelle.

J’ai en tête un petit texte de Jean-Claude Michéa qui défend l’idée d’une « décence commune » (de l’expression orwellienne « common decency ») intrinsèque à ceux qu’il appelle les « gens ordinaires ». Ils ont en eux cette « décence commune » qui leur permet de savoir ce qui est bien et ce qui est mal. Dans une petite note de bas de page, Jean-Claude Michéa éprouvait le besoin de préciser qu’il espérait que les classes populaires, les « gens ordinaires », avaient encore en eux cette « décence commune ». La question mérite d’être posée. Comment naît cette décence commune ? Par la transmission de récits, de valeurs, qui ensuite vont infuser et faire que chacun peut déterminer ce qu’il juge décent et ce dont il estime que cela ne doit pas être fait. Avons-nous encore la possibilité de faire émerger cette décence commune ? Toutes ces questions doivent absolument être posées.

Elles doivent être posées parce que nous sommes face à des jeunes gens qui justement ont besoin qu’on leur dise ce qu’ils font là. Malgré toutes leurs différences, toutes les jeunesses dont a parlé Joachim Le Floch-Imad ont besoin avant tout qu’on leur permette un peu d’exaltation, qu’on leur explique qu’il y a quelque chose à construire, que tout n’est pas perdu. Certes nous sommes dans une époque dont on peut comprendre qu’elle est moins réjouissante que les périodes où l’idée de progrès pouvait porter la société. Aujourd’hui les jeunes gens sont confrontés à une situation qui est nettement moins amusante que, par exemple, celle de ma génération où beaucoup adoraient se baigner d’illusions : le mur de Berlin était tombé, la démocratie avait gagné, c’était la fin de l’histoire, c’était merveilleux … Étant d’un naturel un peu suspicieux je trouvais que c’était tout de même un peu douteux mais le progrès de l’humanité restait quelque chose qu’on pouvait envisager. Je comprends parfaitement que les jeunes gens d’aujourd’hui considèrent que le monde que nous leur offrons n’est pas particulièrement reluisant. Ils ont parfaitement raison d’être éco-anxieux, je le suis moi-même. Ils ont parfaitement raison de s’inquiéter du renouveau des empires.

Le but des discours des politiques et des générations qui portent aujourd’hui ce monde devrait être justement de définir pour la jeunesse ces fameux grands récits et la façon dont on peut y trouver sa place.

 Si je devais résumer ces grands récits je dirais qu’ils doivent tourner autour d’une notion, celle d’indépendance. Si j’allais plus loin j’ajouterais celle de souveraineté, un mot qui, imprononçable il y a vingt ans, est revenu aujourd’hui à la mode. Il n’est plus ignominieux de le prononcer. Allons-y !

Comment construire les conditions de l’indépendance vis-à-vis des grands empires qui se reconstituent ? Comment, par un discours sur le progrès, sur la science, fonder l’indépendance vis-à-vis des conditions naturelles pour ne plus les subir ? Tout cela mérite un débat national. Il n’y a rien de pis que d’éteindre ce débat, soit en louant cette jeunesse pour sa capacité d’indignation, soit, au contraire, en déplorant son pessimisme.

Cela nécessite que nous affrontions la question de savoir ce qui nous rassemble, en osant parler à ces jeunes gens d’identité nationale, par exemple. Le terme a été abîmé mais il désigne ce qui fait que, face à des défis globaux, la France en tant que République va apporter une réponse différente du reste du monde. Nous devons nous poser collectivement la question de l’identité nationale pour permettre à des jeunes gens de comprendre pourquoi ici et maintenant on pense ces problèmes-là différemment du reste du monde, à travers un système qui est sans doute la plus belle expression de la démocratie. 

Mais encore faut-il rendre effective cette démocratie. Les questions qui ont été abordées ce soir tournaient en fait autour de tout cela. Quand on parle de pédagogie, quand on parle de ce qui se passe réellement dans les classes, de quoi parle-t-on sinon de la capacité que nous pouvons avoir de former la logique et la raison chez des individus ? C’est ce qui aujourd’hui n’est plus fait correctement du fait des méthodes pédagogiques qui sont employées. Quand des élèves ne maîtrisent plus les fractions ou la résolution de problèmes, c’est leur capacité à se comporter ensuite en citoyens autonomes qui est abîmée. De même, parlant de la façon de penser l’orientation, la formation professionnelle, on a évoqué le terme de méritocratie. C’est toute la promesse républicaine qui se joue dans cette méritocratie. Si nous ne résolvons pas ce problème de destruction de « l’ascenseur social » qui est surtout la destruction de la promesse républicaine qu’il sera donné à chacun selon son mérite, alors nous désespérons les jeunes gens qui aujourd’hui entrent dans cette société et ont l’impression que leur destin est écrit.

Enfin, l’indépendance, la souveraineté, supposent que nous redevenions une nation de producteurs.

On a parlé du rapport des jeunes gens au travail. Il faudrait des heures pour évoquer cette question. On fustige aujourd’hui chez ces jeunes gens une forme d’individualisme qui découle aussi d’un marché du travail particulièrement violent dans lequel, pendant très longtemps, on a utilisé les travailleurs avant de les « jeter ». Aussi ne faut-il pas s’étonner qu’il y ait moins d’envie de la part des jeunes générations de s’investir dans le travail. Et pourtant la nécessité pour la France de redevenir une nation de producteurs se prépare très tôt.

Si je suis d’accord avec tout ce qui a été dit sur les réformes qui doivent être portées par l’éducation nationale, j’en ajouterai une : je serais pour l’introduction à l’école primaire de cours de bricolage, de couture, pour garçons et filles, avec des leçons de choses, c’est-à-dire tout ce qui permet d’utiliser ses mains et de comprendre la fierté que l’on peut avoir à agir sur le monde, à le modifier et à produire quelque chose. J’adorerais que, dans l’école française, chaque élève doive, à la fin de sa scolarité, avoir produit de ses mains un « chef d’œuvre », même le plus simple, parce que c’est cela qui prépare ensuite au plaisir, non pas de faire de la finance, d’accumuler des chiffres et de s’enrichir, non pas de devenir millionnaire, mais tout simplement de participer à la construction de l’avenir.

Participer à la construction de l’avenir, une promesse à toute sa jeunesse que l’éducation nationale doit respecter. Il en va de la survie de la France en tant que République et, au-delà, de ce qu’on pourrait appeler une civilisation européenne. En effet, tout ce que je viens d’évoquer repose sur une spécificité qui, née au tournant de la Renaissance, s’est déployée tout au long des XVIIème et XVIIIème siècles à travers l’humanisme puis les Lumières. C’est l’idée que les êtres humains peuvent penser leur liberté et s’assembler en dehors de toute référence à une transcendance afin de décider ensemble de leur destin.

S’il existe quelque chose comme une civilisation européenne, elle se retrouve dans une certaine façon de penser la liberté qu’on ne trouve pas ailleurs dans le monde. C’est cela que nous sommes en train de perdre dans un monde de plus en plus violent où certains pays ont décidé de mener une guerre cognitive à laquelle ils ont décidé de former leur jeunesse alors que nous avons renoncé à cela. Dans un monde où partout l’on considère que la transcendance, les religions, les dogmes peuvent écraser l’humanité.  C’est cela qui doit être préservé à travers l’idée de nation, à travers le modèle républicain à la française qui est sans doute la façon que nous avons trouvée de pousser jusqu’au bout cette logique qui était à l’œuvre dans cette spécificité européenne. Cela nécessite de la part de tous ceux qui ont une parole publique de poser dans le débat tous les sujets que nous venons d’aborder et de forcer les politiques à les affronter avant qu’il ne soit trop tard. Vous disiez, Madame la présidente, que les professeurs d’aujourd’hui sont le produit du système éducatif dont nous déplorons les effets. De fait, les jeunes générations sont aujourd’hui soumises au matraquage des réseaux sociaux et laissées à la merci de ces machines de destruction. Si nous ne faisons rien nous allons vers un éclatement complet, non seulement de la nation, mais tout simplement de la société. Or nous voyons à travers la violence qui se manifeste à quel point les forces centrifuges sont extrêmement puissantes. Il est grand temps aujourd’hui de réfléchir à ce que nous voulons faire de notre jeunesse. 


[1] Jaime Semprun, L’abîme se repeuple, Paris, éd. Encyclopédie des Nuisances, 1997, p.20.

[2] Michel Desmurget, TV Lobotomie : La vérité scientifique sur les effets de la télévision, Paris, éd. J’AI LU, 2013.

[3] Michel Desmurget La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, Paris, éd. du Seuil, 2019.

[4] Pascal Ory, Ce cher et vieux pays, Paris, éd. Gallimard, coll. Tracts, 2023.

[5] Régis Debray, « Êtes-vous démocrate ou républicain ? », Le Nouvel Observateur du
30 novembre-6 décembre 1995, pp. 115-121.

Le cahier imprimé du colloque « La jeunesse française face aux grands défis de la nation » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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