Imaginaires et sociologies des jeunesses françaises : entre crise du commun et besoin d’exigence

Intervention de Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica, diplômé de Sciences Po et de la Sorbonne, auteur de Tolstoï, une vie philosophique (Éditions du Cerf, 2023), lors du colloque "La jeunesse française face aux grands défis de la nation" du mardi 26 septembre 2023.

I – De la nécessité de refuser l’essentialisme et la guerre intergénérationnelle qui s’instaure

Je vous remercie, Madame la Présidente, chère Marie-Françoise, pour votre introduction et pour cette belle invitation.

Je préciserai pour commencer que je ne prends pas la parole ce soir en tant que jeune, car il n’y a rien de pire que le jeunisme. Rien de pire que cette idée selon laquelle la vérité serait toujours du côté de la jeunesse. Rien de pire que ce mépris présentiste pour le passé et l’avenir. Rien de pire que cet hubris adolescente qui transforme les adultes en grands enfants. Ce jeunisme se déploie, ce qui est paradoxal, à un moment où notre pays est en proie à un vieillissement accéléré[1], sur fond de radicalisation des crispations intergénérationnelles. Il n’y a qu’à regarder à quel point le débat public est devenu caricatural pour s’en convaincre.

D’un côté, de jeunes auteurs qui font de l’indignation leur fonds de commerce et qui parent la jeune génération de toutes les vertus. À l’occasion de la campagne de promotion de son ouvrage Sois jeune et tais-toi, la journaliste Salomé Saqué déclarait par exemple : « Cette jeunesse, notre jeunesse, est le seul et unique espoir que nous avons aujourd’hui pour sauver le monde. »[2] Le propos a le mérite d’être ambitieux mais j’aimerais tout de même rappeler qu’être jeune ne fait pas une politique et que les critiques que l’on a pu formuler à l’égard des facilités d’esprit soixante-huitardes demeurent valables aujourd’hui.

À ce discours aux relents victimaires, répond un discours anti-jeunes qui prospère et que je trouve de plus en plus manichéen et aigri. Brice Couturier, dans Ok Millenials[3], explique par exemple que sa génération serait une « génération confiante et optimiste, tournée vers l’avenir, tolérante et bienveillante », là où la jeune génération serait égoïste, frileuse et ingrate. Pascal Bruckner nous dit à peu près la même chose dans son récent ouvrage Le sacre des pantoufles[4]. On peut débattre bien sûr de ces constats qui ont une part de vrai. Mais ce qui est insupportable, c’est la tendance à l’essentialisation, le simplisme dans le jugement. Pour sortir de cette guerre générationnelle, deux voies seraient envisageables. La première consisterait à renvoyer tout le monde dos à dos, dans un geste misanthrope que le philosophe Cioran avait revendiqué avec humour dans ses Cahiers : « À vingt ans, je n’avais en tête que l’extermination des vieux ; je persiste à la croire urgente mais j’y ajouterais maintenant celle des jeunes. Avec l’âge on a une vision plus complète des choses. »[5] Je plaiderai pour ma part pour une option moins radicale et plus conventionnelle dans ce cénacle : celle de la République et de l’accent mis sur le commun. Celle-ci est d’autant plus nécessaire que la société française a rarement été aussi fragmentée et que cette fragmentation est également observable au sein de la jeunesse.

II – Une jeunesse fragmentée et prisonnière de bulles cognitives

La jeunesse n’est pas en effet un objet sociologique figé, un bloc monolithique sans nuances. Dans son ouvrage Les nouveaux enfants du siècle[6], publié fin 2016, le journaliste Alexandre Devecchio évoquait trois jeunesses : la « Génération Zemmour », la « Génération Michéa » et la « Génération Dieudonné ». J’en distinguerai pour ma part quatre dont l’imaginaire, les aspirations et les combats me semblent résolument différents.

• La jeunesse diplômée, urbaine, intégrée, dominée par le « gauchisme culturel »

Il existe tout d’abord une jeunesse diplômée, urbaine et relativement intégrée économiquement, qui communie dans ce que le sociologue Jean-Pierre Le Goff qualifie de « gauchisme culturel ». Celle-ci se politise en premier lieu sur des combats sociétaux, contre la « domination » et contre les discriminations. Partisane d’une « hospitalité inconditionnelle », pour reprendre la formule de Derrida, cette jeunesse est relativement intolérante à l’égard de ceux qui ne partagent pas sa vision du monde[7]. Elle baigne aujourd’hui dans une culture politique horizontale et protestataire, qui la conduit par exemple à s’investir dans des mouvements de rue et dans des happenings. Je pense par exemple aux blocages d’Extinction Rebellion, aux marches de soutien à Adama Traoré, aux marches pour le climat ou encore aux manifestations contre l’islamophobie. La sociologie de ces mouvements est tout sauf anodine. On y remarque une très large mobilisation des moins de 30 ans, des Bac+5 et des catégories socio-professionnelles supérieures.

Lorsqu’elle vote, cette jeunesse penche très nettement vers la gauche radicale. 42 % de la classe d’âge a voté pour la Nupes au premier tour des législatives. À Sciences Po, école parfaitement représentative de ce glissement sociétal et diversitaire, Jean-Luc Mélenchon obtient 55 % des voix à l’élection présidentielle[8]. Au-delà des étudiants, l’administration de l’école est partie prenante de cette évolution dans la mesure où elle accepte des choses qui jadis n’auraient jamais eu leur place dans l’institution. Je pense par exemple au Hijab Day, à la Queer Week ou encore à l’inflation des studies, qui correspondent à une conception très militante de la recherche, comme nous l’avait expliqué la sociologue Nathalie Heinich à l’occasion d’un précédent colloque de notre Fondation[9]. Cette jeunesse en rupture avec notre logiciel et nos codes culturels est tout sauf négligeable démographiquement. Mais encore une fois elle n’est pas toute la jeunesse, comme beaucoup le croient par effet de loupe.

• La jeunesse des banlieues

Cette jeunesse des banlieues est très largement immigrée ou d’origine immigrée et extra-européenne, ce que montrent par exemple les données de France Stratégie en Seine-Saint-Denis[10]. Bien sûr il existe des réussites républicaines chez certains de ces jeunes. Mais la majorité d’entre eux est frappé par la crise de l’intégration (je n’ose même pas employer le terme « assimilation » …) du fait d’une distance culturelle trop grande, de l’échec scolaire et du chômage. Bien souvent, cette jeunesse fait même sécession vis-à-vis de la communauté nationale. Sécession favorisée par le ressentiment colonial et par la croyance en un racisme systémique que certains utilisent comme une manne électorale. Dans des quartiers de plus en plus en plus nombreux, l’État est ainsi perçu comme un clan rival et nos principes républicains comme des prétextes pour reléguer les musulmans et les « racisés ».

Largement dépolitisée, cette jeunesse est travaillée en profondeur par les codes de la société américaine et par le rejet de toute forme de règles. Elle grandit dans des structures familiales déficientes, marquées par l’absence du père, comme l’expliquait récemment à Marianne le sociologue Ruben Rabinovitch[11]. Cette hyperpropension à la mono-parentalité renforce le poids du clan, clan qui enferme les jeunes dans des logiques d’honneur et les pousse à l’ultra-violence. On ne comprend rien aux émeutes qui se sont déroulées cet été si l’on ne pense pas cette logique clanique, étayée par un récent rapport interministériel sur le profil des émeutiers[12]. Ce rapport montre bien que la mort de Nahel était, pour la plupart d’entre eux ,un prétexte tout à fait secondaire par rapport au besoin d’adrénaline, au désir de détruire, de s’en prendre à nos symboles républicains et d’imiter le reste du clan.

La jeunesse de la « France périphérique »

Il ne faudrait pas oublier par ailleurs la jeunesse de cette France périphérique décrite par le géographe Christophe Guilluy ou le romancier Nicolas Mathieu. Celle-ci concerne les communes rurales, les petites et moyennes villes reléguées économiquement. Cette jeunesse subit de plein fouet l’effondrement de l’école, les inégalités de destin et le chômage. Elle se montre beaucoup moins confiante en elle-même et en son avenir que le reste du pays. On associe souvent aujourd’hui la jeunesse à la mobilité mais cette jeunesse de la France périphérique est hyper-sédentaire. Seulement 12 % des 17-23 ans ont par exemple passé un semestre ou une année à l’étranger au cours des cinq dernières années[13]. Frappée par l’insécurité culturelle et l’angoisse de la fin du mois, cette jeunesse ne se retrouve pas dans les revendications déconstructionnistes. Elle n’est pas particulièrement républicaine mais elle est en demande d’autorité, parfois d’autoritarisme. Cette jeunesse est tout sauf marginale statistiquement parlant. Elle comprend beaucoup de dépolitisés, d’abstentionnistes apathiques ou d’électeurs du Rassemblement national. Au premier tour de l’élection présidentielle, Marine Le Pen obtenait par exemple 28 % des voix des 18-24 ans et 33 % des 25-34 ans. Pour des pans de plus en plus larges de la jeunesse, ce vote n’est plus un vote de contestation mais un vote d’adhésion, un marqueur sociologique déterminant.

La jeunesse conservatrice

À cette jeunesse de la France périphérique, nous pourrions en ajouter une quatrième assez proche en matière de valeurs, bien que plus conservatrice et attachée au marqueur « de droite ». Cette jeunesse est plus urbaine, plus diplômée et plus intégrée économiquement. Souvent catholique (au moins culturellement) et/ou ethno-différencialiste, elle s’est notamment rendue visible à l’occasion de la Manif pour Tous, des Veilleurs ou plus récemment de la campagne présidentielle d’Éric Zemmour. Elle a créé ses associations identitaires, ses médias disruptifs en ligne, ses organes de presse où elle plaide pour l’union des droites et fustige l’héritage de Mai 68 et ce qu’elle décrit comme la dérive socialisante du Rassemblement national. Cette jeunesse est plus marginale statistiquement mais elle existe. Lors de la dernière élection présidentielle, le président de Reconquête a tout de même obtenu 8 % des voix des 18-24 ans et est monté à 14 % dans les grandes écoles de commerce.

III – Les dénominateurs communs aux jeunesses françaises

J’en viens au troisième temps de mon propos. Malgré la fragmentation que je viens de mettre en évidence, certaines tendances de fond travaillent la quasi-totalité de nos jeunes. J’en distinguerai dix.

  1. Il y a tout d’abord chez les jeunes une paupérisation relative indéniable, le sentiment d’être sacrifiés sur l’autel des politiques macro-économiques successives. La fortune héritée représente aujourd’hui 60 % du patrimoine total, contre 35 % dans les années 1970[14]. Le travail ne permet plus par conséquent de gagner en niveau de vie, comme c’était le cas sous les Trente glorieuses. Désormais les retraités bénéficient même d’un niveau de vie supérieur aux actifs. Les plus de 60 ans détiennent ainsi 60 % du patrimoine financier et 60 % du patrimoine non-financier, tandis que le logement fait de plus en plus figure de rêve inaccessible pour les primo-accédants[15]. Au-delà des enjeux de patrimoine, notons que le CDD, le statut d’auto-entrepreneur et le travail non-déclaré sont devenus la norme. Le taux d’emploi précaire des 15-24 ans est passé de 17 % en 1982 à 52 % en 2020[16]. Dans le même temps, leur surendettement a explosé. Les moins de 26 ans représentent aujourd’hui la moitié des bénéficiaires des Restos du Cœur.
  2. Cette précarisation économique va de pair avec une dégradation de la santé mentale de notre jeunesse, particulièrement notable depuis le Covid. Selon Santé Publique France, 1 jeune sur 5 souffre aujourd’hui de mal-être et/ou de troubles dépressifs[17]. Les services de psychiatrie sont surchargés, les prescriptions de psychotropes explosent et les tentatives de suicide atteignent des records historiques, notamment chez les filles.
  3. Cette détresse psychique croissante n’est pas sans lien avec le délitement des rapports hommes-femmes et de la sexualité. Une étude IFOP révèle par exemple que 43 % des 18-25 ans n’a pas eu de relation sexuelle durant l’année écoulée. La sexualité est devenue un bien de consommation comme un autre, comme l’a montré Michel Houellebecq avec son idée d’« extension du domaine de la lutte ». L’ultra-accessibilité de la pornographie n’est pas sans lien avec cette flemme sexuelle mais le malaise est plus profond. Il naît d’abord, je crois, de la domination d’un certain néoféminisme qui a tourné le dos à l’universalisme et encourage dorénavant la guerre des sexes et le trouble dans le genre. 46 % des moins de 30 ans disent maintenant comprendre les femmes « qui déclarent détester les hommes ». 22 % de cette même catégorie disent par ailleurs ne plus se reconnaître dans la binarité hommes-femmes[18], des chiffres qui devraient nous interroger.
  4. Un autre grand dénominateur commun à nos jeunesses tient au pessimisme quant à l’avenir. 74 % des jeunes français jugent celui-ci effrayant, en particulier du fait du réchauffement climatique[19]. D’où cette « éco-anxiété » qui a des répercussions négatives dans la vie quotidienne de près de de la moitié des jeunes français. Cette éco-anxiété a un corollaire politico-économique : le remplacement des gardes rouges de jadis par les gardes verts d’aujourd’hui. 68 % des moins de 30 ans se retrouvent dans l’idéologie de la décroissance[20] et voient la catastrophe à l’horizon de l’histoire. Au regard de l’urgence écologique, on ne peut pas juste écarter la décroissance d’un revers de la main. Le camp républicain doit, je crois, rompre avec une certaine paresse et développer un discours en la matière à nouveau porteur qui articulerait l’écologie, le progrès, l’innovation avec la critique du libre-échange généralisé et des pulsions consuméristes débridées. Ce discours ne peut pas être que l’expression d’une nostalgie. Il doit prendre en compte l’impératif de planification, l’évolution des mentalités et les défis de demain.
  5. Les études d’opinion révèlent un divorce entre la jeunesse et les valeurs libérales. 47 % considèreraient en effet comme bon un pouvoir non-démocratique fort, avec un « chef qui n’aurait à se préoccuper ni du Parlement ni des élections. Une enquête de 2019 montrait quant à elle que seulement 42 % des jeunes français jugeaient la démocratie « indispensable », soit 20 points de moins que leurs aînés.[21]
  6. Notre jeunesse m’apparaît en outre désaffiliée. Pendant des décennies, nous avons interdit de mettre des mots sur la réalité de la baisse du niveau scolaire et avons focalisé le débat sur des sujets annexes et périscolaires. L’impératif de transmission a ainsi été relégué au second plan, au profit de finalités plus confuses assignées à l’école, telles que l’épanouissement de l’enfant et la co-construction du savoir. Ce système, disons-le, produit de l’ignorance en masse. Et parce qu’il ne transmet plus les trésors de nos humanités et de notre histoire, il contribue au dépérissement du sentiment d’appartenance qui rend la République possible.
  7. Cet effondrement des savoirs fondamentaux entraîne un recul dramatique de la raison critique chez les plus jeunes. On le voit à travers la montée du complotisme et de l’ésotérisme, chez des jeunes qui ont perdu l’habitude de vérifier leurs sources et prennent la première information venue pour argent comptant. Selon l’IFOP, 25 % des 11/24 ans doutent aujourd’hui de la théorie de l’évolution, 19 % pensent que les aliens ont bâti les pyramides et 16 % pensent que la terre est plate. 70 % des 18-24 croient aux parasciences, en particulier à l’astrologie[22]. Et l’on ne compte plus les comptes Tik Tok de Sorcières qui franchissent la barre des 500 000 abonnés. Ces fausses sciences sont très populaires chez les jeunes filles, chez les croyants et à gauche, mais tous les milieux sont touchés. À HEC, on a par exemple créé un club HEC Spiritualités en 2018.[23]
  8. Un autre motif d’inquiétude tient à la tendance à l’essentialisation des différences, sur fond de perte d’appétence pour la République. 51 % des moins de 35 ans n’arrive plus à y associer quoi que ce soit de concret[24]. Nos grands principes tels que la laïcité ne sont plus compris et désirés. Et notre jeunesse ne se reconnaît pas comme un peuple de citoyens mais comme un agrégat d’ayants droits. Ayants droit dont le droit le plus fondamental est celui de ne pas être offensé. 52 % des lycéens français sont ainsi hostiles au droit au blasphème, un chiffre qui monte à 78 % chez les jeunes musulmans…[25]
  9. Ce recul de la République se mesure par ailleurs dans le désaveu brutal par nos jeunes de la démocratie parlementaire. 70 % d’entre eux ne sont pas allés voter aux dernières législatives. Une partie de la jeunesse se mobilise certes dans des formes d’action protestataires, mais elle pourfend la loi de la majorité. La très jeune et influente activiste Camille Étienne appelait par exemple récemment sur France Inter à « faire le deuil de l’illusion du consensus », rappelant que la réussite d’un mouvement social ne dépendait que de 3,5 % de la population[26].
  10. Je finirai cet exposé des mouvements de fond qui traversent notre jeunesse en faisant référence à la tentation de la violence qui l’anime. Il existe une violence d’ultra-droite à tendance nationaliste-révolutionnaire, bien documentée par une récente enquête de Street Press.[27] Cette jeunesse d’ultra-droite est néanmoins minoritaire en comparaison de cette jeunesse écologiste et anticapitaliste violente. Celle-ci est avide de références telles que l’universitaire suédois Andreas Malm, récemment invité par l’institut d’idées de la France insoumise. Dans son ouvrage Comment saboter un pipeline ?, celui-ci appelle à détruire le capitalocène par tous les moyens, y  compris l’éco-terrorisme.[28] Ce discours prend de plus en plus, si bien que 22 % des jeunes français trouvent légitime de recourir à la violence pour défendre leurs idées.[29]

Cette tentation de la violence n’est pas fondamentalement nouvelle. Elle existait déjà en mai 68, à la différence près que la violence d’aujourd’hui se greffe sur un patchwork idéologique beaucoup plus confus et nihiliste[30]. Les étudiants rebelles des années 60, aussi critiquables qu’ils étaient, parlaient un langage commun. Il s’agissait, ne l’oublions pas, d’une insurrection de lettrés qui avaient passé des années à lire les grands textes, à mûrir les écrits d’Althusser, de Sartre, des situationnistes et des contempteurs du consumérisme en tout genre. Les insurgés d’aujourd’hui me semblent beaucoup plus déstructurés, aussi bien intellectuellement qu’anthropologiquement.

IV – Les conditions du nécessaire sursaut

Le tableau que je viens de brosser n’a rien de réjouissant. Notre jeunesse a beaucoup de défauts. Elle a ses fragilités et sa culture victimaire. Elle a ses formes de paresse et elleest un peu trop perméable aux pensées toutes faites. J’aimerais néanmoins rappeler ce soir que la crise de la jeunesse ne peut être comprise indépendamment de l’état de notre pays et de la crise de l’ensemble du corps social, adultes compris. Ce n’est pas notre jeunesse qui a, en effet, a faire la désindustrialisation de la France, l’aggravation de la fracture sociale et l’abandon de nos services publics. Ce n’est pas notre jeunesse qui est responsable de notre effondrement démographique et de notre impuissance à réguler l’immigration. Ce n’est pas notre jeunesse qui a laissé la souveraineté populaire dépérir et qui a accepté la dilution de notre indépendance dans une Europe mal pensée.

Au contraire, notre jeunesse hérite d’un pays rongé par ces maux. Et c’est à elle qu’incombera, demain, la charge de « refaire la France » selon la belle formule de Jean-Pierre Chevènement[31]. Ce jour-là pourrait bien arriver très vite car nous vivons un changement de cycle. Le logiciel néolibéral a perdu la bataille du réel, le système international se désoccidentalise et l’idée de nation retrouve la vigueur qu’elle avait perdue. Historiquement, et c’est par exemple le cas de la Révolution française, ces périodes de rupture étaient des périodes de circulation des élites et des générations. Je ne vois pas pourquoi notre époque ferait exception à cette tendance, d’autant que le rajeunissement qui vient est déjà observable dans notre vie politique, dans les médias et même dans la haute administration.

Alors que faire pour accompagner ce rajeunissement, pour qu’il se passe le mieux possible ? À titre personnel, je ne suis pas inquiet. Malgré tous ses défauts, notre jeunesse a beaucoup d’énergie, de débrouillardise et de créativité. Elle a un sens aigu du tragique car elle a grandi avec la crise et le déclin comme seules perspectives. Elle s’est par ailleurs construite en rupture avec l’orthodoxie qui a longtemps prévalu et je suis sûr qu’elle aura, un jour, le courage d’oser ce que d’autres n’ont même pas cherché à entreprendre. Nous parlons peut-être d’une minorité mais il y a par ailleurs dans la jeunesse française tout un tas d’éléments solides intellectuellement et dotés du sens de l’intérêt général. Très vite cette jeunesse aura son destin entre ses mains mais dans l’immédiat, nous avons avant tout besoin que notre classe dirigeante prenne ses responsabilités et propose des politiques publiques ambitieuses pour combattre la multitude des maux que j’ai présentés tout à l’heure.

Concernant les enjeux de santé mentale, en attendant les résultats de la suppression du numerus clausus, il nous faut former davantage de psychiatres, remettre davantage de psychologues dans les universités et surtout diagnostiquer plus tôt, en réinvestissant par exemple dans la médecine scolaire et dans les réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté (RASED), ces réseaux qui ont beaucoup souffert des politiques d’austérité successives. On pourrait par ailleurs imaginer, au regard de l’urgence, que les soins de médecine psychologique soient davantage pris en charge par la Sécurité sociale pour les moins de 25 ans.

Pour pallier la détresse sociale des jeunes, il faut faire plus que proposer des chèques. Des mesures de fond sur les prix alimentaires ou l’accès au logement s’impose. Ce dernier sujet est urgent tant l’immobilier est devenu esclave des seules logiques de rentabilité, au prix d’une tension locative très forte dans les métropoles. Des mesures de bon sens pourraient être envisagées sur la régulation d’Airbnb ; l’achat de résidences secondaires en zone tendues ; l’accès des jeunes au parc social existant ou encore des prêts à taux différenciés (voir à taux zéro) et la suppression pour certains des droits de mutation.

Le redressement de la France passera par une augmentation du taux d’emploi de la jeunesse, ce qui implique de répondre sur le terrain culturel à des discours tels que « le droit à la paresse ». Pour que chaque jeune trouve sa place dans la société, il faut par ailleurs arrêter d’envoyer 45 % d’une classe d’âge vers le Bac général puis vers l’échec à l’université. On n’y réussira qu’en revalorisant réellement la voie technologique et professionnelle, pourquoi pas en s’inspirant de l’Allemagne et la Suisse. Ces deux pays proposent bien plus tôt que nous, des parcours techniques différenciés de la voie générale, tout en gardant des passerelles pour éventuellement réintégrer celle-ci.

J’invite également à sortir de l’hypocrisie ambiante. On ne revalorisera pas la « valeur travail » sans faire en sorte qu’enfin le travail paie davantage que l’héritage et la rente. Des politiques publiques volontaristes s’imposent pour recréer une solidarité intergénérationnelle qui fait défaut, comme nous avons pu le constater au moment des débats sur la réforme des retraites. Je pense par exemple à la hausse des droits de succession sur les plus gros héritages, à la stabilisation du niveau des pensions de retraite en valeur absolue ou encore à la nécessité d’un débat sur la baisse de l’impôt sur le revenu pour les moins de 30 ans.

J’en viens maintenant à la nécessité de remédier à l’effondrement de notre modèle éducatif. Plus que d’ajustements techniques, de « petites phrases » et de dispositifs cosmétiques comme le Service national universel (SNU), nous avons besoin d’une refondation autour d’un cap clair et exécuté dans la durée. Ce cap aurait deux dimensions selon moi :

  • D’une part, la transmission non pas des compétences mais des savoirs. Transmission qui passe par un recentrage sur les disciplines fondamentales ; une refonte des programmes du primaire et du collège ; un retour à des méthodes d’apprentissage pertinentes ; une reconstruction de la formation des instituteurs ; et enfin le rétablissement à tous niveaux de la sélection et de l’évaluation par les notes (qui ont quasiment disparu aujourd’hui en primaire et dans certains collèges).
  • D’autre part, l’enseignement de l’esprit civique qui rend possible la République et la vie en commun. Le ministre de l’Éducation nationale a été capable d’une réponse claire sur les abayas mais il y a beaucoup à dire sur d’autres sujets, par exemple les programmes, à commencer par l’Éducation morale et civique, matière qui portait jadis le beau nom d’Éducation à la citoyenneté mais qui a été terriblement dévoyée au fil des décennies[32]. Il y a beaucoup à dire également sur l’inflation des certifications en tout genre, sur le contenu des manuels ou encore sur l’entrisme associatif qui sape la volonté républicaine de « faire un ».

J’insisterai par ailleurs sur une dernière idée. L’école de la République ne sera sauvée que si le politique s’en donne les moyens, au-delà des effets d’annonce. Cela impliquerait d’avoir enfin le courage de tordre le bras à ceux qui, de l’intérieur, veulent entraver le redressement de l’école. Je pense bien sûr à ces INSPÉ biberonnés aux sciences de l’éducation, aux professeurs militants (heureusement minoritaires !) qui s’abritent derrière la notion de « liberté pédagogique », à ces syndicats et lobbies qui ont quartier libre rue de Grenelle, à ces directeurs académiques, inspecteurs et recteurs indéboulonnables qui, parfois, se perçoivent comme un État dans l’État. En République, c’est au politique de fixer le cap. L’administration a quant à elle une fonction d’application/d’exécution, dont elle tend de plus en plus à sortir. Claude Allègre avait appelé en son temps à « dégraisser le Mammouth ». Je pense maintenant qu’il est temps d’apprendre à le contourner, en rappelant à l’ordre, dans l’intérêt de tous, les fonctionnaires qui font de la désobéissance une vertu.

Ce sursaut au sein de l’Éducation nationale est décisif pour l’avenir de notre jeunesse car l’école est l’instrument privilégié d’une politique plus large de civilisation. J’ai relu, en préparant mon intervention, les Propos sur l’éducation de Alain[33]. On y retrouve des idées essentielles comme le fait que l’instruction réussie comprend déjà tout ce que l’on nomme éducation : « Il faut lire et encore lire. L’ordre humain se montre dans les règles, et c’est une politesse que de suivre les règles, même orthographiques. Il n’est point de meilleure discipline. » Le philosophe insiste également sur le fait que la jeunesse est un moment d’incomplétude et l’humanité de l’homme une conquête. Conquête de long terme qui implique d’échapper à l’univers capricieux et chaotique des humeurs et des passions, d’accepter une phase d’hétéronomie préalable. Ce travail d’éducation à la volonté passe aussi par la contrainte et l’ennui, qu’on a tort de vouloir criminaliser aujourd’hui. En définitive, nous avons besoin de revenir à une vision de l’éducation comme acte d’émancipation, à une vision qui n’entretient pas le jeune dans ce qu’il est mais qui cherche à l’élever. La classe politique doit tout particulièrement faire son autocritique eu égard à sa démagogie. Il n’est pas acceptable non plus de faire venir des humoristes à l’Élysée pour faire des vues sur Youtube. Pas plus que d’affirmer, lorsqu’on est président de la République, que La Princesse de Clèves est un savoir inutile.

C’est prendre la jeunesse de haut, c’est lui faire injure que de s’adresser à elle ainsi, de flatter ce qu’il y a de plus vil en elle. Ce dont nos jeunes ont besoin, c’est qu’on les aide à être ambitieux pour eux-mêmes et pour la France. « Culture et courage », avait un jour proposé André Malraux comme devise à la jeunesse. Jean Jaurès ne disait-il pas autre chose dans un discours prononcé en 1892 à Toulouse : « Il faut que, par un surcroît d’efforts et par l’exaltation de toutes vos passions nobles, vous amassiez en votre âme des trésors inviolables. […] Il faut, lorsque vous lisez les belles pages des grands écrivains et les beaux vers des grands poètes, que vous vous pénétriez à fond et de leur inspiration et du détail même de leur mécanisme ; qu’ainsi leur beauté entre en vous par tous les sens et s’établisse dans toutes vos facultés. » Qui, dans l’actuelle classe politique, oserait encore parler en ces termes aujourd’hui ? Je ne vois pourtant pour ma part rien de plus noble que de renouer avec cette ambition mobilisatrice, que de s’appuyer sur le beau et sur le caractère fécond du passé pour construire l’avenir. Recréer un tel élan collectif nécessitera des choix forts et assumés dans la durée. Mais si la France veut rester dans l’histoire, je crois qu’il n’y aucune alternative à un tel cap.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup, Joachim. Vous avez parlé du sujet avec passion.

Je retiens qu’après avoir décliné l’ensemble des thèmes de fragmentation de la jeunesse, notamment à la lumière des études d’opinions et de sondages, votre déduction est que finalement il faut parler et agir par le haut. C’est donc un appel à l’action de l’État que, très clairement, vous lancez. Action de l’État qui ne sera opérante que si elle ne vient pas trop tard et ne s’adresse pas à une jeunesse déjà trop fragmentée. Auquel cas la question des pansements qu’appelle cette situation risque quand même de se poser au préalable.

Merci beaucoup en tout cas de la précision et de l’engagement de ce propos.

Puisqu’il a été question de l’école, je vais tout naturellement me tourner vers Matthieu Lahaye en précisant qu’il a travaillé avec notre amie Souâd Ayada, membre de notre conseil d’administration, à la préparation de ce colloque. Ils sont largement à l’origine de cette soirée. Il faut l’un et l’autre les en remercier.


[1] Depuis 2014, la part des plus de 60 ans dépasse pour la première fois de notre histoire celle des moins de 20 ans.

[2] Salomé Saqué, Sois-jeune et tais-toi : Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse, Paris, Payot, 2023.

[3] Brice Couturier, Ok Millenials ! Puritanisme, victimisation, identitarisme, censure, Paris, L’observatoire, 2021.

[4] Pascal Bruckner, Le sacre des pantoufles : Du renoncement au monde, Paris, Grasset, 2022.

[5] Emil Michel Cioran, Cahiers, Paris, Gallimard, 1997.

[6] Alexandre Devecchio, Les nouveaux enfants du siècle, Paris, Le Cerf, 2016.

[7] Yovan Simovic, « Gauche urbaine bien-pensante : “Si vous êtes diplômé, vous êtes plus sûr de vous et moins tolérant” », Marianne, 3 août 2023.

[8] Anne Muxel et Martial Foucault, Une jeunesse engagée : enquête sur les étudiants de Sciences Po (2002-2022), Paris, Presses de Sciences Po, 2022.

[9] « Le double fléau du militantisme académique et de l’identitarisme », intervention de Nathalie Heinich lors du colloque de la Fondation Res Publica « La République face à la déconstruction », organisé le mardi 8 mars 2022.

[10] « Immigration et démographie urbaine » : ce que nous apprennent les cartes de France Stratégie », Observatoire de l’immigration et de la démographie, 25 août 2021.

[11] Ruben Rabinovitch, Émeutes : « Les gangs qui mènent les pillages ne sont pas forts…seulement ultra-violents », Marianne, 11 juillet 2023.

[12] Étude commandée le 28 juillet 2023 par les ministères de l’Intérieur et de la Justice à l’Inspection Générale de l’Administration (IGA) et à celle de la Justice (IGJ).

[13] « Jeunes des villes, jeunes des champs : la lutte des classes n’est pas finie », Fondation Jean Jaurès, 20 novembre 2019.

[14] Antoine Foucher, « La société du travail disparaît », Les Échos, 5 septembre 2023.

[15] Maxime Sbahi, « La jeunesse française se sacrifie pour les boomers », Marianne, 17 mai 2022.

[16] Cité par Salomé Saqué, Sois-jeune et tais-toi : Réponse à ceux qui critiquent la jeunesse, Paris, Payot, 2023.

[17] Pascale Santi, « Un jeune sur cinq présente des troubles dépressifs », Le Monde, 14 février 2023.

[18] « Fractures sociétales : enquête auprès des 18-30 ans », sondage IFOP-Fiducial pour Marianne, novembre 2020.

[19] « Dans la tête des éco-anxieux, une génération face au réchauffement climatique », Fondation Jean Jaurès, 25 octobre 2022.

[20] Olivier Galland, 20 ans, le bel âge ? Radiographie de la jeunesse française d’aujourd’hui, Paris, Nathan, 2022.

[21] Iannis Roder, La jeunesse française, l’école et la République, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022.

[22] « La mésinformation scientifique des jeunes à l’heure des réseaux sociaux », Fondation Jean Jaurès, 12 janvier 2023.

[23] Voir le récent dossier de L’Express, « Ésotérisme : un essor inquiétant », 10 août 2023.

[24] Frédéric Dabi, La fracture. Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession  ?, Paris, Les Arènes, 2021.

[25] Iannis Roder, La jeunesse française, l’école et la République, Paris, Éditions de l’Observatoire, 2022.

[26] Intervention de Camille Étienne au « Grand entretien de 8h20 » de France Inter, 18 mai 2023.

[27] Pierre Plotu et Maxime Macé, « Depuis la dissolution de Génération identitaire, la jeunesse d’extrême-droite tentée par encore plus radical », Street Press, 26 avril 2023.

[28] Andreas Malm, Comment saboter un pipeline ?, Paris, La Fabrique, 2020.

[29] Olivier Galland, 20 ans, le bel âge ? Radiographie de la jeunesse française d’aujourd’hui, Paris, Nathan, 2022.

[30] Voir l’ouvrage de Jean-Pierre Le Goff, Mes années folles : Révolte et nihilisme du peuple adolescent après Mai 68, Paris, Robert Laffont, 2023.

[31] Jean-Pierre Chevènement, Refaire la France, Paris, Bouquins, 2023.

[32] Voir l’article de Joachim Le Floch-Imad, « Derrière les bonnes intentions, un enseignement moral et civique au rabais » dans Le Figaro du 29 juin 2023.

[33] Alain, Propos sur l’Éducation, Paris, Presses universitaires de France, 2015.

Le cahier imprimé du colloque “La jeunesse française face aux grands défis de la nation” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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