Intervention de Marcel Gauchet, philosophe, historien, directeur d'études émérite à l'EHESS, ancien rédacteur en chef de la revue Le Débat, devant les auditeurs de l'IRSP, le 23 octobre 2023.
Marie-Françoise Bechtel : Chers amis, nous sommes particulièrement heureux d’accueillir pour cette conférence d’ouverture Marcel Gauchet qui nous a déjà fait l’honneur d’intervenir deux fois devant l’IRSP. Je ne présente pas ce grand intellectuel que tout le monde connaît évidemment. Philosophe, éditeur, il nous fait d’ailleurs également l’honneur d’être membre du conseil d’administration de notre Institut et nous attachons un grand prix à son soutien.
Avant de lui donner la parole j’aimerais ajouter que d’une certaine façon cette conférence a doublement un caractère inaugural. Après quatre cycles annuels de formation , le cycle 2023-2024 devrait être à mes yeux permettre de poser si ce n’est les bases concrètes du moins les prolégomènes de la formation d’un club de hauts serviteurs de l’Etat, une sorte de club Jean Moulin avec d’autres perspectives bien entendu, adaptées aux défis de notre temps, un point de rencontre entre des décideurs y compris issus du monde économique et de la presse décidés à agir pour aider à sortir la France de l’impasse dans laquelle trente années de conformisme néolibéral l’ont mise. Autant dire qu’il s’agira d’une minorité : mais elle peut être un levain pour les temps futurs. Nous reviendrons ensemble sur ce projet dont je marque seulement ici l’opportunité et qui est d’ailleurs en lien direct avec le sujet que va traiter notre invité.
Je me tourne à présent vers notre conférencier, Marcel Gauchet qui a accepté de vous parler des perspectives actuelles mais aussi futures d’un retour à une élite républicaines soucieuse de l’avenir de notre pays. Je lui laisse donc la parole sans plus tarder, et le remercie une fois de plus très vivement !
Marcel Gauchet : Je vais partir de la question que me proposait initialement Marie-Françoise Bechtel comme thème de réflexion, à savoir : « À quelle(s) condition(s) peut-on imaginer le retour aux responsabilités d’une élite républicaine soucieuse de l’intérêt général, de l’intérêt supérieur du pays, du type de ce qu’avait pu représenter en son temps la Cinquième République gaullienne de 1958 ? ». La réponse est évidemment double, puisqu’elle suppose pour commencer qu’une telle élite existe, en supposant ensuite que les circonstances se prêtent à une correction de trajectoire d’ampleur comparable. Le parallèle avec 1958 est instructif à cet égard. En y réfléchissant, il m’est apparu comme un point de départ tout à fait intéressant.
Nous serons, je pense, largement d’accord pour attribuer au général de Gaulle ainsi qu’à sa personnalité un poids déterminant dans la circonstance ; mais, en même temps, ce succès remarquable de 1958 fait oublier aux historiens eux-mêmes un épisode précédent moins glorieux, qui est l’échec initial du général de Gaulle et de son parti créé pour l’occasion, le RPF, Rassemblement du peuple français – qui a, sans entrer ici dans les détails, connu une assez triste carrière, pour finir par une déconfiture complète. Entre-temps, ce qui a fait le succès du général de Gaulle, c’est qu’il a pu compter, en plus de son aura historique et de son charisme, sur l’apport d’une élite républicaine venant du mendésisme. N’oublions pas l’expérience Mendès France. Si elle n’a pas duré, elle a eu le temps de rassembler l’équipe qui allait permettre au général de Gaulle d’opérer le redressement du pays.
Je ne reviens pas, ce serait un sujet en soi, sur ce personnel mendésiste : ses noms sont encore bien présents dans les consciences, au moins dans celles des générations antérieures. Rappelons tout de même qu’ils mêlaient une expérience qui, pour beaucoup d’entre eux, venait de la Résistance, à un apprentissage du monde extérieur et de la modernisation économique qui a permis la période de haute croissance des Trente Glorieuses. Ce sont donc à la fois des républicains et des modernistes – un modernisme aux accents et aux provenances idéologiques divers. Toujours est-il que leur but, outre le règlement de l’affaire algérienne qui est le problème du général de Gaulle, reste de faire entrer la France dans la phase de haute croissance emportant à ce moment-là tout le monde occidental, avec un maniement raisonné et efficace de la régulation keynésienne.
J’ajoute un point important : 1958, on l’a complètement oublié depuis, a représenté un problème pour l’idéal républicain. De Gaulle a été totalement naturalisé par l’esprit républicain, mais il faut se rappeler qu’en 1958 ce n’était absolument pas le cas ! La République gaullienne s’oppose frontalement à ce qu’était la définition officielle de la République à ce moment-là. La République, pour résumer, c’était jusqu’alors la « souveraineté parlementaire ». Ce qui est précisément ce avec quoi rompent tant l’expérience gaullienne que l’idée de la Constitution de 1958. Aux yeux des républicains revendiqués d’alors, le général de Gaulle appartient à une famille plébiscitaire-autoritaire qui n’a strictement rien à voir avec l’authentique esprit de la République. La gauche républicaine s’est ralliée peu à peu à la solution gaullienne dans les faits, mais sans véritablement la penser et l’intégrer en théorie. Il est d’ailleurs facile d’observer, parfois jusque dans des publications de la Fondation Res Publica, des rémanences tout à fait significatives de cette vieille conception de la tradition républicaine ! Il n’y a pas lieu de s’en défendre, c’est un objet de discussion parfaitement légitime.
Aussi est-il intéressant de se demander, justement, où en est et ce qu’est aujourd’hui l’« esprit républicain ». Au fond, quand nous parlons de république aujourd’hui, nous revenons fréquemment à une étymologie assez élémentaire du terme : sont républicains les gens attachés à l’idée du public et du service public. Cela par rapport à une foi générale dans les vertus du privé comme de la privatisation qui domine l’organisation actuelle du monde occidental et qui sous-tend la mondialisation définissant notre destin. Autrement dit, l’esprit républicain, c’est, compte-tenu du contexte, l’opposition à l’orientation néolibérale.
Il s’y ajoute, chez beaucoup de ceux qui se réclament de la république, via l’invocation de la souveraineté, la propension à ce qu’il faut bien appeler un « populisme». Personnellement le mot ne m’effraie pas, la démocratie étant la souveraineté du peuple, toute démocratie digne de ce nom ne peut qu’être « populiste » d’une manière ou d’une autre. En la circonstance, ce populisme consiste principalement dans une confiance particulière placée dans la procédure référendaire – la parole au peuple, comme s’il avait la bonne réponse aux bonnes questions. Autant on comprend les raisons qui conduisent à chercher un antidote à une dérive des pouvoirs qui s’éloignent manifestement du vœu majoritaire, autant il paraît un peu rapide d’ériger le référendum en remède à tout, même si je ne doute pas qu’il y a un bon usage à en faire. Un usage qui pose pour le moins un problème d’articulation avec le rôle d’une « élite républicaine ».
C’est dire que s’agissant de la définition de l’« esprit républicain » aujourd’hui, nous sommes loin du compte, et c’était l’objet de ces remarques préliminaires. Un travail de clarification ne serait pas de trop.
Mais c’est donc sur la conjoncture historique que nous connaissons que je voudrais me concentrer pour l’essentiel. Par rapport à 1958, nous n’avons pas face à nous l’équivalent de la crise ouverte que représentait le drame algérien. Nous avons affaire, non pas tant à une crise de régime, qu’à une crise rampante de définition de la démocratie – qui n’est d’ailleurs pas propre à la France. Nous sommes en présence d’une situation assez remarquable que tout le problème est de comprendre et d’exploiter : un retournement du cycle idéologique néolibéral qui a dominé les esprits et les politiques publiques depuis la fin des années 1970.
Nous sommes à cet égard dans une situation très différente de 1958 et, problème de l’indépendance algérienne mis à part, une situation beaucoup plus difficile. 1958 pour la France représente tout simplement l’entrée dans une période de rattrapage par rapport à une évolution générale du monde occidental. Il s’agissait de prendre pour de bon le train en marche, le train en l’occurrence, de la « croissance autocentrée » sous le signe de la régulation keynésienne. La haute fonction publique de l’époque n’avait qu’à appliquer des recettes qui avaient déjà fait leurs preuves ailleurs. Elles étaient connues et documentées. Or, nous ne disposons de rien de tel aujourd’hui. Il n’y a pas de recettes disponibles : aucune, et nulle part ! Nous sommes devant l’inconnu.
Les plus anciens d’entre les présents dans cette salle ont connu un tel retournement du cycle idéologique : celui qui a mis fin, dans la deuxième moitié des années 1970, au cycle idéologique « socialisant » ou « social-démocratisant » qui avait présidé à la phase de haute croissance des Trente Glorieuses. Pour une série de raisons dans lesquelles je n’ai pas le temps d’entrer, les idées libérales que la crise de 1929 et ses suites catastrophiques avaient paru définitivement condamner font leur grand retour, dans une version, il est vrai, considérablement révisée qui justifie de parler d’un « néolibéralisme ». Mais du moins y avait-il un stock antérieur disponible, une galerie d’ancêtres, une longue tradition. Rien de pareil pour nous. Aucun passé sur lequel s’appuyer, aucun modèle à ressusciter. Le socialisme, pour des raisons que je n’ai pas davantage le temps de développer, n’est plus une alternative crédible, hors de l’idéal sympathique qu’il peut représenter, mais qui ne dit rien des modalités d’exécution. Tout est à inventer.
Car, en revanche, nous assistons bel et bien à un épuisement du cycle néolibéral, pour des raisons que je vais, celles-là, essayer d’éclaircir. Rien de très étonnant à cela si l’on considère qu’un mystérieux Kondratieff idéologique, vérifiable depuis qu’il y a des idéologies en bonne et due forme, c’est-à-dire le début du XIXème siècle, veut qu’une dominance chasse l’autre, tous les trente ou quarante ans. Cela se vérifie une nouvelle fois. La dominance néolibérale a eu une durée longue, comme son homologue libérale classique de la deuxième moitié du XIXème siècle, mais son règne paraît toucher à sa fin. La foi n’y est plus, l’heure des bilans et des révisions déchirantes s’amorce, la tendance s’inverse sur plusieurs points. Il va falloir passer à autre chose, mais quoi ? Pour ceux qui se préoccupent d’anticiper, c’est en fonction de ce changement de cycle qu’il va falloir s’orienter.
Tâche difficile en l’absence de perspectives et d’idées claires. On sait à peu près ce qu’il ne faut plus faire, mais on ne sait pas ce qu’il faut faire. C’est à votre génération qu’il appartiendra de définir la voie à emprunter, en tâtonnant. Dans l’immédiat, la question économique me paraît somme toute secondaire. Elle me semble subordonnée à une lecture proprement politique de la situation. Ce qui prend le plus profondément l’orientation néolibérale à contrepied, c’est le retour du politique qu’il avait cru pouvoir congédier. Il se manifeste sur deux plans. Deux faits fondamentaux, en effet, sont d’ores et déjà en train de commencer à modifier l’allure, le style et les enjeux des politiques publiques un peu partout dans le monde occidental : le retournement politique de la mondialisation en premier lieu, et la perte de foi dans le modèle de l’État de droit en second lieu. Est-il utile de préciser que les pays dans lesquels l’État de droit n’existe pas ne s’en émeuvent pas ?
Retournement politique de la « mondialisation heureuse », qu’est-ce à dire ? La perspective apparente qui s’était imposée de manière triomphale dans les années 1990, après la chute du Mur de Berlin et la désintégration du système soviétique, était celle de la marche vers un « monde plat », selon l’expression qui a fait florès du journaliste Thomas Friedman, un monde ouvert, homogénéisé, ou du moins en voie d’homogénéisation du point de vue de ses principes comme de ses valeurs. Une marche certifiée, d’ailleurs, par l’adoption généralisée des techniques et des règles capitalistes à l’échelle globale. Avec en arrière-plan ce présupposé hautement revendiqué que, fatalement, à partir du moment où l’on accepte les idées de base du fonctionnement de l’économie libérale dans un cadre capitaliste, les « valeurs démocratiques » ne peuvent que suivre, et cela, qui plus est, dans la perspective de concorde d’une « communauté internationale » appelée in fine à devenir consensuelle. C’est ici que se greffe la dimension économique du problème via la traduction pratique de ce dogme : la financiarisation des économies à l’échelle globale.
Ce qui a été complètement ignoré par les Occidentaux – et nous nous en apercevons à peine aujourd’hui –, c’est la raison pour laquelle les pays dits « du Sud » ont adopté si volontiers ces règles. Pourquoi les Chinois se sont-ils ralliés avec enthousiasme au capitalisme ? Qu’est-ce qui a fait des maoïstes eux-mêmes des libéraux pur sucre, plaidant avec énergie la cause du libre-échange à l’OMC ? Le « pourquoi » de cette conversion remarquable n’a jamais été sérieusement interrogé. N’allait-il pas de soi que nos principes étaient les meilleurs ? Or ces néophytes zélés avaient de toutes autres raisons que celles qu’on leur prêtait d’accepter cette ouverture de leurs frontières, d’emprunter nos techniques de gestion, de participer aux échanges globaux et de manifester la volonté d’entrer à l’OMC. Ce qu’ils attendaient de la mondialisation, c’était en clair les « moyens de la puissance », ceux-là mêmes qu’ils pourraient ensuite retourner contre nous. Leur intention n’était pas de devenir comme nous, mais de pouvoir se mesurer à nous à armes égales. Et cela a merveilleusement fonctionné ! Nous leur avons confié les clés du camion et nous sommes à la remorque de ce choix initial aux résultats bien différents de ce qui était attendu.
Vu du Sud, le Nord occidental ce sont d’abord les États-Unis. Et accessoirement les « vassaux » des États-Unis, en tête desquels la France. En d’autres termes, nous sommes, géopolitiquement parlant, les premiers des derniers. Ce qui n’est pas si mal si nous décidons de voir le verre à moitié-plein. Toujours est-il que par rapport à la grande politique d’indépendance gaullienne, du point de vue du Sud, la France n’est plus à part. La France est désormais ce « vassal », un peu rétif – parce qu’il en conserve certains moyens – des États-Unis. Ce qui ne suffit pas à nous donner la chance, à leurs yeux, de paraître singuliers dans le paysage global.
C’est ce phénomène qui est derrière le bloc de nouveaux riches qui est en train de se former sous le nom de BRICS. Nous sommes à l’heure d’un retournement de la tendance à l’homogénéisation du monde. Ou de ce qui semblait en tout cas en être une. Et cela au profit d’une fracturation du monde à l’effet politique majeur, puisqu’il ramène au premier plan l’impératif du raisonnement stratégique. Un impératif qui avait largement disparu dans les eaux tièdes et apaisantes de la mondialisation initiale. Nous assistons à la résurgence de la dimension stratégique comme dimension prioritaire du politique, celle qui conditionne les autres. Le stratégique détrôné ou marginalisé par l’économique revient par l’économique. Partout se dessine un recentrage sur les communautés politiques réelles et sur les nécessités de leur orientation dans un monde dangereusement concurrentiel, loin de l’harmonie éthérée de la « communauté internationale ».
Il faut souligner à cet égard la différence entre les Etats-Unis et l’Europe. Les Etats-Unis ont conservé des élites stratégiques, d’autant plus libres de leurs raisonnements et de leurs mouvements que la population, convaincue de la supériorité américaine, y est largement indifférente. Mais leur orientation fondamentale était de pousser à la roue de la mondialisation économique, en direction de la Chine au premier chef, sans en voir l’enjeu politique qui leur a brutalement sauté à la figure. Les élites européennes, elles, sont a-stratégiques, soit par subordination au point de vue américain, soit par irénisme juridique. L’apprentissage sera autrement plus rude de leur côté.
Toutefois, ce renversement qui ramène au premier plan une dimension qu’on croyait en voie de marginalisation, vaut également à l’échelle européenne. Y a-t-il un Européen qui pense que la Commission européenne est chargée de dégager un « intérêt général européen » à faire valoir dans le monde ? En est-il davantage pour croire que les commissaires qui peuplent ladite Commission sont là pour servir ledit « intérêt général », en oubliant les intérêts de leurs pays d’origine ? Un intérêt général européen que l’on ne voit d’ailleurs nulle part explicitement formulé, hors des formules creuses d’usage sur « la paix et la prospérité ». La réalité du processus que l’on voit à l’œuvre en Europe, c’est une concurrence des nations de plus en plus féroce. Une concurrence polie, discrète et à bas bruit, mais non moins implacable pour autant. La paix, certes, mais sur fond de retournement de la formule clauzewitzienne : « la politique, c’est la guerre poursuivie par d’autres moyens ». En Europe même, l’aimable fiction du dépassement des nations est en train de faire long feu. On voit bien que la construction européenne est un instrument dont les États-nations se servent en vue de leurs intérêts a minima régionaux avec pour résultat problématique que la dimension stratégique extérieure est subordonnée au jeu intra-européen. Nous sommes au moment où les intérêts allemands et les intérêts français divergent profondément – à l’intérieur de l’Europe mais aussi et surtout en fonction du rapport de l’Europe au reste du monde. La découverte confuse de cette situation est un véritable drame pour les élites dirigeantes françaises qui ont misé depuis des décennies sur un « couple » énamouré qui n’a jamais existé que dans leur imagination.
Aussi la première tâche, pour une élite républicaine, serait aujourd’hui de définir – noir sur blanc – les intérêts fondamentaux français et les moyens de les défendre, à l’intérieur du cadre européen dans un premier temps, puis à l’échelle du monde dans un second temps. Il s’agirait de définir les conditions d’une efficacité collective nous permettant de rester dans le peloton de tête de ce qu’a été l’invention européenne de la modernité.
Tout est à faire en la matière ! La tâche que je viens d’énoncer suppose en effet de savoir qui l’on est, d’où l’on vient et ce que l’on peut faire. Le récit collectif français est entièrement à reconstruire. La « crise identitaire » française se noue là. Le récit républicain a tenu jusqu’à la « grandeur » gaullienne qui était déjà un palliatif à l’ébranlement de la décolonisation. Il n’a pas survécu à la mondialisation, le substitut de l’européanisation proposé par Mitterrand ayant vite tourné court. S’il y a une « insécurité culturelle » – comme le disait mon ami, le regretté Laurent Bouvet –, au sein d’une part importante de la population française, c’est de ce côté qu’elle est à chercher. Elle tient à l’absence de toute possibilité d’une projection historique du destin commun qui nouerait l’héritage du passé avec une ambition d’avenir. Ce n’est pas un petit problème pour un pays qui se faisait une haute idée de sa grande histoire et qui s’est retrouvé d’un seul coup à ne plus savoir où il en est.
Le second point que je voudrais traiter à présent représente en fait un second front du « retour du politique » : il concerne le statut de l’État de droit – et le doute quant à ses performances. Le doute, tout simplement , à l’égard de la véritable portée de ce mantra, devenu désormais le dernier mot du discours politique. L’enjeu de cette inflation rhétorique est considérable : derrière ce mantra se cache un changement de conception de la démocratie. L’État de droit, à savoir la souveraineté des individus, se substitue au contenu classique de l’idée démocratique, à savoir la souveraineté du peuple. Ce n’est pas un phénomène à prendre à la légère ! Il ne se réduit pas à une banale « dérive idéologique » comme on a pu l’entendre. Car le phénomène a une racine profonde. Il est proprement révolutionnaire, même, en cela qu’il révolutionne les sources de la légitimité. Il marque l’intronisation, comme source exclusive de la légitimité, des droits individuels, devenus au fil du temps les « droits fondamentaux ». Des droits positifs protégés contre d’éventuels manquement par l’intervention du troisième pouvoir qu’est le pouvoir judiciaire, lequel pouvoir judiciaire se voit lui-même consacré dans l’opération au faîte du système des pouvoirs.
Permettez-moi une petite digression à ce propos. L’histoire des démocraties modernes peut se résumer, à beaucoup d’égards, dans la succession des hégémonies accordées à chacun des trois pouvoirs Il y a eu dans un premier temps l’« âge parlementaire-législatif » de la démocratie. Il a été suivi d’un« âge de l’exécutif » , au moment des Trente Glorieuses, Nous en arrivons aujourd’hui, avec la promotion de l’État de droit dans le cadre du cycle idéologique néolibéral, à l’âge du pouvoir judiciaire, ou pour mieux dire, du pouvoir juridictionnel, comme le fait remarquer judicieusement Jean-Eric Schoettl, puisque les cours constitutionnelles, figures prééminentes de la nouvelle architecture institutionnelle, relèvent d’un autre office du juge que celui du juge judiciaire classique. Ce pouvoir juridictionnel a été tacitement élevé en pouvoir modèle de tous les pouvoirs, en tant qu’arbitre entre d’une part l’intérêt collectif sur lequel sont supposés veiller les deux premiers pouvoirs, et d’autre part les droits des individus devenus la source de la légitimité et réclamant à ce titre une protection spécifique. C’est une construction qui s’est faite sur un mode « prétorien », par pression mentalitaire, sans véritable délibération ni décision publiques. Elle n’en a pas moins profondément transformé l’esprit du système politique dans lequel nous vivons. Et nous ne sommes pas encore au bout de cette transformation, même si ses limites commencent à faire sérieusement question..
Disons-le donc sans ambages, la démocratie ne se comprend plus, de l’intérieur, comme le régime de l’auto-gouvernement collectif . Elle est implicitement devenue le régime des libertés personnelles, le régime, pour le dire en langage familier, « où chacun fait ce qu’il veut ». En termes plus élaborés, la démocratie est spontanément conçue par le plus grand nombre de ses acteurs et citoyens comme le régime dont la finalité est de permettre l’exercice maximal des droits individuels, et cela dans tous les domaines de l’existence collective.
C’est dans cette révolution de la légitimité que s’enracine l’individualisme dont nous sommes témoins dans la vie sociale. Elle constitue le second pilier de la vision néolibérale dominante. Mondialisation marchande en haut, individualisation juridique en bas, couverte par l’Etat de droit : voilà l’architecture globale à l’intérieur de laquelle s’inscrit l’expérience collective. Elle conduit droit à la question cruciale qui conditionne notre avenir, la question philosophique majeure, me semble-t-il, du XXIe siècle : quid de l’existence et du devenir des nations ? Entre la mondialisation par le haut et l’individualisation par le bas, en effet, le niveau intermédiaire, à savoir les Etats-nations qui représentaient jusque là le contenant politique de la vie sociale, apparaît lourdement remis en question. Du fait de cette double dynamique, économique par le haut et juridique par le bas, sommes-nous confrontés à une irréversible dilution du cadre politique de l’État-nation, frappé de désuétude, au profit d’une « société civile mondiale » ? Les États-nations n’auront-ils été qu’une forme transitoire, une organisation politique en passe d’être dépassée après quelques siècles d’existence ? La thèse a ses militants, très minoritaires, mais influents dans l’ombre, spécialement dans l’espace européen. La question doit être posée de front. C’est à tort qu’elle est exclue de la sphère officielle, alors qu’elle taraude en profondeur l’esprit des populations comme un doute existentiel. Car beaucoup dépend en pratique de la réponse qu’on lui apporte. C’est aujourd’hui le premier choix qui s’offre à la conscience « républicaine ».
Pour ce qui me concerne, la réponse à la question ne fait pas de doute. Je suis fermement convaincu de la pérennité du modèle de l’État-nation. Le mouvement du monde me semble d’ailleurs clairement appuyer la thèse. Les puissances du « Sud global » que j’évoquais tout à l’heure paraissent peu affectées par nos doutes. Je vous incite à ce sujet à lire l’ouvrage remarquable de Pascal Ory, Qu’est-ce qu’une nation ? Une histoire mondiale (Gallimard, 2020). Reprenant le titre de la conférence donnée par Ernest Renan à la Sorbonne, il nous montre en substance que la nation est la forme politique en train de s’imposer à l’échelle du monde. Avant d’avoir été marchande et financière, la mondialisation a d’abord été la mondialisation de la forme État-nation.
Cette incertitude sur la consistance du cadre politique est la rançon de l’individualisation radicale dont la promotion de l’Etat de droit est le couronnement institutionnel. Elle n’est nulle part aussi prononcée qu’en Europe. Le phénomène « ascension de l’Etat de droit » ne prend tout son sens que replacé dans ce contexte. Les problèmes que soulève son fonctionnement au sens étroit ne sont pas séparables des problèmes plus larges induits par la révolution souterraine de la légitimité dont il procède. Elle a eu des effets majeurs sur l’organisation institutionnelle et plus généralement sur l’esprit du fonctionnement collectif dont l’heure est venue d’interroger le bien-fondé.
Je ne m’étends pas sur les travers et les mécomptes de l’État de droit au sens strict, l’inégalable Jean-Éric Schoettl ayant dit tout ce qu’il y avait à savoir sur ce point dans son livre, La Démocratie au péril des prétoires – De l’État de droit au gouvernement des juges (Gallimard, 2022). Le constat me semble imparable. Je reviendrai pour finir sur les problèmes de fond que pose ce rôle attribué au juge.
Mais je voudrais élargir le propos en évoquant quelques effets de l’individualisation par le droit. Encore une fois, l’Etat de droit est à considérer comme la pointe émargée d’un mode de fonctionnement social global et son verrou institutionnel. Il coiffe un système d’attitudes qui tend à prévaloir dans la société et un système de représentations qui président à l’orientation de la gestion collective et aux réorganisations pratiques qui s’ensuivent.
L’individualisation par le droit suscite une privatisation des horizons personnels qui met en circulation des individus intimement persuadés d’exister avant et même en dépit de leur société – conviction qui se double du sentiment de ne pas avoir d’obligations à son égard, si ce n’est celles qu’ils ont librement choisies. Or quelqu’un qui a des droits a aussi, nécessairement, des intérêts. Fondé à réclamer la garantie de ses droits, il est également fondé à réclamer l’exercice le plus libre et le plus étendu possible de ses intérêts privés. Cette conviction est devenue l’article non écrit mais premier de notre constitution politico-sociale. C’est l’appui le plus solide du néo-libéralisme idéologique qui se traduit aussi bien en incivilités quotidiennes sur le plan des conduites.
C’est une des clés de lecture de notre malaise politique, dans ses liens avec la « sécession des élites » (Christopher Lasch). Ce qui justifiait la fonction des élites, c’était la responsabilité de la gestion collective, la prise en charge de l’intérêt commun. Elles étaient très inégalement assumées, cela va de soi. Il n’empêche qu’elles légitimaient de manière informelle, avec tous les hauts et les bas possibles, l’existence d’une élite : il fallait des spécialistes de la chose commune ou de la chose publique. La reconnaissance et la confiance dans cette figure sont-elles encore possibles ? Il y a lieu d’en douter. Plutôt que d’une « trahison des élites », je parlerais de leur « privatisation », qui les fait songer avant tout à leur intérêt individuel, à l’instar du reste de la société ! En cela, il n’y a aucune spécificité du comportement des élites, le problème étant justement qu’elles sont « à l’image de la société », là où on leur demanderait d’être « différentes ».
Le constat vaut pour la sphère politique et son personnel. Il est permis de se demander si le trouble particulier suscité par la personne de nos trois derniers Présidents de la République Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron ne tient pas d’abord au fait qu’ils sont perçus comme des individus privés largement indifférents à la dimension publique de leur charge, qu’il s’agisse de leur manière de s’exprimer ou de se comporter.
Au-delà, c’est tout l’esprit de la gestion collective qui est affecté par cette même individualisation. Elle commande sa réorientation. C’est typiquement le cas de la décentralisation. L’objectif dicté par la souveraineté des droits individuels est de rapprocher la décision collective des citoyens pour qu’ils s’y reconnaissent. Autrement, ils ne s’y identifient pas et tendent à la récuser. Le principe est de lier plus étroitement la légitimité d’action à la source de la légitimité. La décentralisation devait ainsi rendre la décision publique plus intelligible et donc mieux appropriable pour les citoyens. Or que constatons-nous à l’arrivée ? En pratique, la décentralisation a produit exactement le contraire. Jamais le sentiment d’opacité et de distance n’a été aussi grand. Voilà qui devrait faire réfléchir sur les moyens de rendre les choix publics véritablement intelligibles pour les citoyens. J’en dirais autant des moyens qui étaient censés rendre l’action de la puissance publique plus efficace en l’alignant sur les modes de gestion privés. Le moins que l’on puisse dire est que les résultats ne sont pas au rendez-vous. On attend le bilan méthodique, mais à son défaut, la conclusion générale est claire : ces pseudo-solutions sont une impasse. La page est à tourner. Il faut imaginer autre chose. Tout est à réinventer.
Pour en revenir à l’État de droit au sens strict, il pose deux questions philosophiques étroitement liées. En premier lieu, le Politique est-il soluble dans le Droit ? La réponse ne peut être que fermement négative. Il y a des problèmes proprement politiques que le droit est incapable de traiter, parce qu’ils supposent la prise en compte de facteurs et de dimensions qui sont par nature hors de portée du juge, quel qu’il soit. Le temps me manque pour en donner des illustrations qui rendraient la thèse tangible, mais chacun peut aisément en trouver. La réponse à cette première question entraîne la réponse à la seconde : l’État de droit ne peut en aucun cas se substituer à la démocratie dans son entente classique d’exercice de la souveraineté du peuple, précisément parce qu’il lui appartient d’effectuer des choix sur lesquels le point de vue des droits fondamentaux ne peut apporter au mieux qu’un éclairage latéral. Si l’État de droit est assurément un moment du processus démocratique, l’objet spécifique de la démocratie lui échappe par principe, puisqu’il consiste dans le traitement collectif de la résultante de l’exercice des droits individuels. Même dans la société la plus libérale que l’on puisse imaginer, loin que le Politique se dissolve dans cet exercice des droits individuels, il en ressort au contraire renforcé dans sa nécessité. Plus de liberté pour les acteurs particuliers, cela réclame à l’arrivée plus de pouvoir de tous sur le tout social. Il ne va pas y avoir de tâche plus importante dans les temps à venir que de clarifier ces limites respectives de l’Etat de droit et du pouvoir démocratique, contre la confusion actuelle.
Tel me paraît être le paysage intellectuel, social et politique dans lequel nous allons devoir évoluer au cours des années qui viennent : retour du politique imposé par la pression extérieure, épuisement à l’intérieur des solutions et plus largement de la philosophie néolibérale. Le point d’inflexion du cycle idéologique qui a prévalu depuis 40 ans est atteint. Le retournement est acquis, mais il nous laisse devant un immense chantier. Il va falloir apporter des réponses à toutes ces questions que j’ai trop rapidement évoquées. Cette tâche représente une occasion unique pour l’esprit républicain de revenir en grâce en se réactualisant. Elle est taillée pour lui. Encore faut-il que ceux qui s’y reconnaissent sachent s’en saisir sans s’encombrer de nostalgies creuses.
Marie-Françoise Bechtel : Merci à vous, cher Marcel Gauchet. Finalement, on peut dire que vous avez esquissé une feuille de route ; ou, plus exactement, une « obligation d’agir ». En vous écoutant, on n’a pas envie de sombrer dans une quelconque déploration mais de passer à l’action. Aussi vais-je immédiatement passer la parole à nos auditeurs, qu’ils disent éventuellement leur accord voire leurs désaccords.
Guillaume : Merci beaucoup Monsieur Gauchet. Vous avez commencé par parler de l’intérêt général, de la nécessaire définition des « intérêts fondamentaux de la nation ». Vous avez ensuite montré que nous n’arrivons plus à nous identifier au moindre « récit national ». Ainsi, comment recréer du « commun » lorsque tout paraît plus complexe que jamais ?
Marcel Gauchet : La complexité n’est pas incompatible avec l’esprit de synthèse. C’est le défi de toute démarche d’analyse rationnelle, au-delà de l’esprit scientifique stricto sensu que d’articuler des descriptions fines et une théorisation cohérente. C’est cette cohérence qu’il nous faut trouver derrière la complexité bien réelle que l’on observe en surface. Le commun a bien moins disparu qu’il n’en a l’air. Il est latent. Le problème est de le réactiver.
Marie-Françoise Bechtel : Sur ce point, je ne peux que vous inciter à lire le dernier ouvrage de Stéphane Rozès intitulé Chaos – Essai sur les imaginaires des peuples (2022). J’en ai fait une longue note de lecture sur le site de la Fondation. Stéphane Rozès y explique très bien que l’imaginaire français, qu’il estime tout comme Marcel Gauchet extrêmement corrodé, est avant tout le fait du « rapprochement des différences ». Il faut perpétuellement dépasser, nous rappelle-t-il, la querelle entre les Celtes, les Francs ou encore les Latins. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il conteste la notion d’« identité nationale » au profit de la notion d’« imaginaire national », estimant d’ailleurs que les imaginaires nationaux autres que l’imaginaire français sont également très atteints.
Marcel Gauchet : J’ajouterais que, jusqu’à une date tout à fait récente, nous vivions dans des pays dans lesquels la culture se définissait en interne. Ce que les économistes appellent pour leur part le « développement autocentré ». La nouveauté, propre à la mondialisation, c’est l’excentration ! Aussi le « choc culturel » inhérent à la mondialisation me semble-t-il très sous-estimé. L’obligation de se définir par rapport à l’extérieur touche dorénavant toutes les couches de la société, y compris les plus populaires. Aujourd’hui, l’actualité mondiale prime à beaucoup d’égards et très souvent sur l’actualité locale : il faut mesurer le changement de paradigme que cela représente ! Nul ne peut ignorer cela.
Corentin : Encore merci Monsieur Gauchet pour ce brillant exposé. Ma question se veut très « pratique » : la nouvelle élite républicaine que vous appelez de vos vœux doit-elle émerger de façon spontanée ? A contrario, sont-ce les intellectuels et les acteurs du débat public qui doivent la faire émerger ?
Marcel Gauchet : Il n’y aucune contradiction entre les deux hypothèses. Je ne crois pas que ce soit une alternative mais au contraire des facteurs qui doivent se compléter. Il faut dans un premier temps reconnaître la nécessité de la chose, faire en sorte que le « diagnostic » soit partagé – ce qui est encore loin d’être acquis ! La « religion de l’individu se faisant tout seul » est toujours très répandue. Toutefois, des canaux institutionnels me semblent nécessaires : la question de l’enseignement supérieur devrait à cet égard être l’une des principales préoccupations d’un gouvernement républicain aux responsabilités. La « fuite des cerveaux » est un problème majeur dont on ne parle pas assez. Sans oublier la question tout aussi importante du caractère « populaire » de ladite élite. Nous en parlions avec Madame Bechtel en préparant cette conférence, il y a une question cruciale de la formation continue ! Un naufrage français auquel très peu prêtent de l’intérêt. Au lendemain de la guerre, le commissariat général au Plan (CGP) servait à favoriser l’avènement d’une élite syndicale et corporative… Le souci d’« éducation populaire » était prégnant ! Il faut le retrouver
Jules : D’abord merci à vous, Monsieur Gauchet, pour votre exposé extrêmement intéressant. Pour « complexifier » l’analyse, que je partage : ne pourrait-on pas intercaler, entre la mondialisation par le haut et l’individualisation par le bas, des « communautés » qui s’accommodent en réalité merveilleusement des deux niveaux – ce dépassement du cadre national leur permettant de poursuivre leur conquête, incessante, de droits individuels ? Quid du devenir, une fois qu’on a dit cela, du système politique républicain – dont les normes entrent en contradiction avec l’influence normative souhaitée par ces « communautés » ? Finalement, l’État de droit ne permet-il pas en quelque sorte d’acheter la « paix sociale », faisant des uns et des autres des « ayants droit » plus que des individus – et plus encore, évidemment, que des citoyens ?
Marcel Gauchet : Il y a évidemment nécessité de « complexifier » . Vous touchez du doigt une question fondamentale. Toutefois, plus que de « communautés », je dirais que nous faisons face, à l’heure de la mondialisation, à un phénomène de « diasporas transnationales ». Et même à un phénomène de « diasporas transcontinentales ». Un double phénomène qui pose toute une série de questions de principe mais aussi de questions pratiques. Quid en effet de l’instrumentalisation politique desdites diasporas ? Existe-t-il de réelles « communautés » dans le monde dans lequel nous sommes ? Je pense que nous nous gargarisons de ce mot très abusivement. Une « communauté », au sens strict du terme, c’est une organisation collective qui pose le primat de l’organisation collective sur ses membres. Je n’en connais aujourd’hui, à travers le monde, qu’un exemple : ce sont les mafias. Du reste, y a-t-il de vraies « communautés » dans le monde qui est le nôtre ? Je ne le crois pas, il y en a même de moins en moins. Nous sommes plutôt, me semble-t-il, dans un monde où des individus peuvent instrumentaliser la dimension collective de leur diaspora à des fins individuelles. Ceci est très courant. Néanmoins, l’existence de communautés se déployant de façon cohérente et pertinente, je le redis, je n’y crois pas ! La dimension individuelle me semble l’emporter à la longue.
Jules : Ne pensez-vous pas qu’il y a de plus en plus un individualisme d’adhésion à une communauté, et cela davantage qu’un individualisme atomisé ?
Marcel Gauchet : Je suis d’accord avec vous. Nous faisons face à une revendication identitaire par adhésion individuelle à une communauté. In fine, chacun demeure juge des modalités et des finalités de son adhésion.
Marie-Françoise Bechtel : Mais de quelle communauté parle-t-on ? Je crois que ce dont il s’agit ici, c’est la tension qu’il y a entre d’une part une communauté conçue telle une brique de base de la démocratie et de la communauté nationale, et d’autre part une communauté dont on considère qu’elle ne s’ajuste pas à la communauté nationale car sa vocation est très précisément celle d’une transversalité non-nationale . C’est, je crois, la question de fond qui est posée ici…
Louis : J’aimerais revenir sur l’analyse que vous faisiez des « élites dirigeantes ». Si je vous ai bien compris, ce qui distingue l’élite d’aujourd’hui des élites d’hier, c’est fondamentalement le « refus de prendre en charge le collectif ». Sur le plan historique, cette comparaison tient-elle la route ?
Marcel Gauchet : Vous avez raison de poser cette question, elle n’admet d’ailleurs pas de réponse tranchée et définitive. Elle a une très bonne illustration historique : je pense au parallèle entre la France et l’Angleterre et aux destins contrastés de deux aristocraties : une aristocratie française qui « se suicide », la monarchie absolutiste ayant tué l’aristocratie en la privant de toute fonction sociale ; une aristocratie anglaise qui est restée ancrée dans le fonctionnement collectif. Je dis d’ailleurs cela sans aucune idéalisation. Toujours est-il que dans l’imaginaire collectif, l’aristocratie anglaise a pu continuer d’apparaître comme étant au service du pays.
Marie-Françoise Bechtel : Question subsidiaire : est-il si fréquent que l’élite constituée serve objectivement – pour reprendre un terme marxiste – les intérêts du pays ? Dans L’Étrange Défaite de Marc Bloch (1946), que j’ai relu récemment, on ne lit pas, comme on le croit souvent que « les élites ont trahi ». C’est le général de Gaulle qui a prononcé cette phrase dans son discours du 11 novembre 1942 à l’Albert Hall. En réalité que nous dit Marc Bloch ? Que les couches populaires, les classes intermédiaires et les classes supérieures, les secteurs d’activité de la société, de l’éducation à l’industrie, ont baigné dans une forme de démission collective. Une démission qui n’est pas exclusivement celle des élites même si Marc Bloch se penche pour finir sur la gravité particulière de cette dernière et ses effets délétères que la défaite. La question que je me pose donc est la suivante : n’est-il pas finalement assez rare, à travers l’histoire, que les élites travaillent vraiment pour le bien du pays ?
Jean-Baptiste Barfety : Merci beaucoup pour ce constat saisissant. Auriez-vous, Monsieur Gauchet, des pistes, aussi infimes soient-elles, sur lesquelles nous pourrions reconstruire ?
Marcel Gauchet : Si les constats sont exacts, ils doivent naturellement déboucher sur des pistes de réformes. Ce qui ne veut pas dire que celles-ci sont simples à concevoir et faciles à mettre en œuvre. Puisque j’ai beaucoup parlé du droit et de l’Etat de droit, regardons de ce côté. Il y a sérieusement lieu de s’interroger sur la façon dont fonctionne notre magistrature. Quoi de plus important dans une société que la confiance dans la justice ? Or combien de Français considèrent que les juges officient réellement « au nom du peuple français » ? Par un glissement qui devrait être une question politique de premier plan, les juges se prononcent non pas au nom du peuple, mais de ce qu’ils considèrent être « le droit ». Nous revoilà devant le problème de fond des limites de l’interprétation du droit. Je suis d’ailleurs convaincu qu’il va falloir tôt ou tard intégralement réécrire les constitutions pour les adapter à la précision du langage du droit d’aujourd’hui et, par conséquent, limiter le pouvoir d’interprétation des cours constitutionnelles qui peuvent tirer à peu près ce qu’elles veulent de formules vagues d’un autre temps. Mais de manière générale, tout ce qui nous a été présenté comme des innovations salutaires dans le grand cycle néolibéral des quarante dernières années est à regarder de près et à filtrer avec soin.
Marie-Françoise Bechtel : Nous verrons donc là le début d’une feuille de route. Merci infiniment.
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