Régénérer nos élites ?

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, fondateur et président d'honneur de la Fondation Res Publica, lors du colloque "La France et ses élites" du mardi 20 juin 2023.

Je ne voudrais, chers amis, que contribuer au débat car le sujet lui-même m’interroge et, partageant le point de vue de Marie-Françoise Bechtel, je pense que beaucoup d’affirmations méritent d’être discutées. Quand on aborde ce vaste sujet, avec tout le talent et la profondeur historique de M. Anceau qui a brassé les siècles, en quelque sorte, pour nous amener jusqu’à la situation que nous connaissons aujourd’hui, il est clair qu’il y a d’abord un problème de définition.

Car toute société a ses élites. Sont-elles bonnes ? Sont-elles mauvaises ? Très difficile de répondre abstraitement à cette question parce que ces élites sont nécessaires pour donner sens à la société. Toute société est structurée par des élites qui répondent plus ou moins bien aux finalités qu’elle se donne.

En même temps, on voit bien le soupçon que le mot « élite » charrie avec lui, c’est que les élites sont toujours suspectes de trahison ou d’être simplement inférieures à leur tâche. Les élites en elles-mêmes sont nécessaires. D’ailleurs, en bonne déontologie républicaine personne ne peut dire le contraire puisque, selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les fonctions publiques ne doivent être distribuées qu’à proportion des mérites. Par conséquent, si la République marche convenablement, c’est-à-dire conformément à son modèle méritocratique, nous aurons les élites que nous méritons, les meilleures !

Est-ce le cas ? évidemment non.

La critique qui porte sur les élites est aussi ancienne que la République
elle-même. M. Anceau a très bien décrit comment, avec la conquête du suffrage universel, les élites ont pu se renouveler, mais dans une certaine mesure seulement, parce que le suffrage universel n’a pas été une conquête facile ni spontanée. Il y avait dans la République censitaire l’idée que la citoyenneté devait être liée à la fortune, en tout cas à un certain niveau de revenus, à un certain prélèvement fiscal, ceux-là seuls qui payent l’impôt à une certaine hauteur étant admis à participer au débat et à la décision politiques.

Tout cela met beaucoup de temps à s’affirmer – le suffrage universel date de 1848 -, de sorte qu’on se pose la question de savoir s’il n’y a pas une approche moins philosophique, plus réaliste, d’une certaine manière, de la notion d’élite à laquelle il faut revenir, une approche sociologique : l’affirmation du rôle de la bourgeoisie.

Karl Marx disait que l’idéologie dominante est toujours celle des classes dominantes. C’est une idée simple mais qu’il est difficile de battre en brèche tant elle est vraie.

Vous avez parlé de pensée unique. La pensée unique existe depuis bien avant 1985. Je dirai qu’il y a une pensée de l’ordre établi qui s’impose dans toutes les sociétés.

L’idée que les élites se renouvellent, se constituent, en quelque sorte, par le mérite est une idée éminemment républicaine, sans doute fausse, mais on aimerait y croire. C’est un militant communiste, Paul Langevin, qui, à la Libération, disait que l’élitisme républicain allait de soi puisque c’était une sélection qui se faisait à partir du mérite[1] « la sélection des meilleurs et la promotion de tous ». Je cite mes sources, elles sont anciennes. Mais je pense que cette ligne de pensée mérite d’être ressuscitée, ne serait-ce que pour être critiquée.

Aujourd’hui on parle de la crise des élites, voire de la trahison des élites.

Ne sommes-nous pas en train de vivre une crise de la démocratie tout à fait originale, qui mérite d’être approfondie, dans les trois pays qui ont le plus contribué à la naissance et au développement de la démocratie (les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France). Telle est la question que je pose, cœur de ma courte intervention.

Cette crise de la démocratie dans ces trois pays est patente. Voyez ce qui se passe aux États-Unis avec la prochaine élection présidentielle qui risque fort d’opposer Trump et Joe Biden. Nous avons là quelque chose qui défie l’entendement car, bien qu’il soit aujourd’hui inculpé pour dissimulation ou divulgation de secrets d’État, en tout cas pour atteinte à un secret de l’État, soupçon gravissime qui pourrait l’exposer à une très lourde condamnation, Trump a de fortes chances d’être élu, si on en croit du moins les sondages. Que se passera-t-il si Trump devait être élu ? Ne serait-ce pas là la manifestation la plus claire d’une crise de la démocratie pour laquelle je donne ma langue au chat car qui doit l’emporter dans un conflit entre la loi telle qu’elle a été faite et le suffrage populaire tel qu’il peut s’exprimer ? On ne le sait pas vraiment.

La situation n’est guère meilleure en France et en Grande-Bretagne. On sent très bien que la démocratie, dans nos pays, est devenue extrêmement fragile car les élites elles-mêmes sont soupçonnées de ne pas être à la hauteur de ce que l’on attend d’elles. Nos élites sont soupçonnées de ne pas pouvoir remplir le rôle pour lequel en principe elles ont été faites.

Vous avez cité le livre de Christopher Lasch, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie (publié de façon posthume en 1995, traduit en français en 1996). Christopher Lasch, si j’ai bien compris sa ligne de pensée (il est vrai que son livre est complexe), considère que les élites réelles manquent aujourd’hui à leurs responsabilités, ne sont pas des élites sérieuses, sont des élites individualistes, hédonistes, qui s’éloignent du bien commun qui devrait être au cœur de leur définition. Car une élite qui n’a pas le sens de l’intérêt commun, qui n’a pas le sens du bien public n’est pas une élite. Ce sont peut-être des gens qui ont une influence particulière qui en font une classe dominante, mais on ne peut pas les définir comme élite (la sélection des meilleurs). La thèse de Christopher Lasch me paraît mériter d’être discutée. En effet, s’il est vrai – comme je le crois moi-même – que nos élites actuelles sont caractérisées par l’hyperindividualisme, l’hédonisme, l’incapacité à débattre sérieusement, à mener un débat argumenté, cela veut dire qu’on ne peut remédier à la crise des élites que par une véritable révolution intellectuelle et morale. Il faut par le débat, par l’écoute, par l’argumentation, reconstituer des élites dignes de ce nom.

L’ÉNA mérite-t-elle toutes les critiques qu’on lui a faites (moi le premier) ? En ce qui me concerne, j’ai surtout critiqué le lien qui était fait entre l’espèce de prédestination sociale à laquelle aboutissait le classement et, à travers les choix des « grands corps », cette sélection précoce consistant en définitive à figer très tôt la distribution des mérites et celle des responsabilités.

Comment remédier à la situation actuelle ? Est-il possible de régénérer nos élites ?

Il y a une expérience sur laquelle je suis tenté de revenir pour vous inciter à réfléchir, c’est celle de la Résistance, celle du renouvellement de nos élites à travers le combat, à travers l’affirmation d’une ligne politique différente de celle qui a prévalu dans un moment de faiblesse. Si cette intuition était juste, il faudrait dire les raisons de reprendre et continuer ce combat. L’avenir de la France ne se confond pas avec la mondialisation libérale. C’est ainsi seulement que nos élites pourront se renouveler.

Je voulais, en quelques mots, vous livrer ces réflexions qui partent d’un problème de définition pour aboutir à une grande question : Comment renouveler nos élites ? Selon quelles méthodes ? Comment s’y prendre ?

Merci.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Vous avez contribué largement à éclairer le sujet en le posant d’une manière raisonnée, si je puis dire.

De votre intervention, et notamment de la référence à Christopher Lasch qui étudie, me semble-t-il, la façon dont la société de consommation façonne les élites et les classes moyennes, ressort pour moi une interrogation forte : n’avons-nous pas finalement les élites que nous méritons ? La classe moyenne, appelée à consentir à un ordre des choses décidé par d’autres, ne connaît-elle pas elle-même un affaissement par la recherche effrénée de la consommation ? Vous avez fait allusion au côté ludique de la vision des choses dans les trois démocraties que vous avez citées. Mais tout cela est porté quand même par la jouissance consumériste qui s’est développée depuis une quarantaine d’années, ce que Charles Wright Mills avait d’ailleurs été le premier à analyser (Lasch est un peu son successeur). Ces « élites jouissives » dont nous bénéficions – si j’ose dire – aujourd’hui, ne sont-elles pas elles-mêmes portées par une évolution qui touche les classes moyennes autant que les classes supérieures ? Il n’est que de voir l’affaissement de l’école, elle-même portée par l’adhésion parentale à des modèles plus marchands, plus « scoutistes » peut-être, que des modèles éducatifs. C’est une interrogation.

Je me tourne maintenant vers Marcel Gauchet qui va nous dire si notre peuple a les élites qu’il mérite et, plus généralement, comment de son côté il voit les choses.


[1] Chacun se souvient du plan Langevin-Wallon, projet global de réforme de l’enseignement et du système éducatif français élaboré à la Libération conformément au programme de gouvernement du Conseil national de la Résistance (CNR). Bien qu’il n’eût jamais été appliqué ce programme sert toujours de référence.

Le cahier imprimé du séminaire « La France et ses élites » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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