Les élites en question

Intervention de Marcel Gauchet, philosophe, historien, directeur d'études émérites à l'EHESS, ancien rédacteur en chef de la revue Le Débat, lors du colloque "La France et ses élites" du mardi 20 juin 2023.

Une observation préliminaire : le problème qui nous occupe concerne toutes les démocraties à des degrés divers. Partout, l’heure est à la remise en question de ces fameuses « élites », des élites qui ne se sont guère montrées à la hauteur de cette notion flatteuse. Partout, la coupure élites/peuples s’est installée dans le paysage politique, en perturbant les clivages traditionnels, le clivage droite/gauche au premier chef.

Le cas français est une illustration particulière de ce phénomène général, qui vient déjà de loin. Une date suffit à le rappeler, celle de la publication de La révolte des élites de Christopher Lasch : 1994. Le livre dégage déjà les traits essentiels de ce divorce. Trente ans après ou presque, il n’a fait que s’approfondir.

Le phénomène a un relief particulièrement important en France du fait de la concomitance de deux données : d’une part l’étendue des erreurs des dites élites – la liste donne le vertige, rétrospectivement -, et d’autre part la puissance de la révolte dite « populiste ». La corrélation n’a rien que de normal.

Ce relief mobilise inévitablement l’attention. Mais il ne faut pas perdre de vue pour autant l’arrière-plan général. Nous n’avons pas affaire à un cas particulier, mais à une version particulière d’un phénomène général.

À l’échelle globale, notre problème se concentre sous les traits d’un type humain, lié à un profil sociologique : le diplômé métropolitain, produit de ces nouveautés majeures que sont la mondialisation et la société de la connaissance, avec leurs corrélats : métropolisation, médiatisation, numérisation. Il y va d’une véritable révolution culturelle qui désarme intellectuellement les démocraties, au point de les menacer de dégénérer en « nullocraties », comme le pointe Emmanuel Todd.

Second préliminaire indispensable qui nous fait entrer celui-là dans le vif du sujet : pourquoi cette notion d’« élites » ? La voilà devenue consensuelle, alors qu’elle était sulfureuse il y a quelques décennies encore, en raison de ses origines dans l’extrême-droite italienne. La sociologie de Pareto et de Mosca n’avait pas bonne presse, c’est le moins que l’on puisse dire, au pays de Bourdieu.

Le vocabulaire en usage était celui de « classe dominante » ou de « classe dirigeante », succédanés de « classe possédante » ? à la rigueur, on pouvait parler d’« oligarchie ». Un glissement insensible nous a sortis de cette grille de lecture classiste pour des raisons qui sont très instructives. La première d’entre elles est qu’élites s’entend au pluriel. Les élites sont composites, alors que la classe dominante ou la classe possédante, comme d’ailleurs l’oligarchie ou l’élite dans son acception première, étaient supposées posséder une cohérence et une compacité qui ne sont manifestement pas au rendez-vous. Les élites sont plurielles et loin de présenter cette cohérence que semblait impliquer la possession tout à la fois des moyens de production, des rênes du pouvoir et des fonctions de direction dans la société.

Derrière ce fait de vocabulaire qui est en même temps un fait intellectuel, puisqu’il traduit la façon dont les acteurs voient et comprennent leur monde, il y a effectivement un changement de monde. Le changement qu’introduit la mondialisation dans ses multiples expressions.

La globalisation économique et financière fracture les sociétés d’une manière inédite par rapport aux précédentes sociétés de classes. Elle crée deux catégories dans la population : ceux qui sont branchés sur le processus global et ceux qui restent prisonniers du local. Les gens de n’importe où, les anywhere, et les gens de quelque part, les somewhere, pour reprendre les expressions frappantes de David Goodhart.

Cela s’accompagne d’une transformation majeure des conditions de fonctionnement du système économique. Ce qui comptait, c’était le travail, la production, avec pour conséquence dans le tableau politique l’opposition frontale des travailleurs et des détenteurs du capital et des moyens de production. Ce qui compte désormais, c’est, en amont, la conception, la recherche-développement, le financement de l’investissement, et, en aval, la commercialisation, le marketing, sans oublier les juristes qui établissent les innombrables contrats que supposent toutes ces étapes et bien entendu les managers qui nouent tout cela ensemble dans une économie de l’innovation.

Dans ce cadre, le travail est passé au rang de variable d’ajustement délocalisable. Dans tous les cas, il est relégué dans la périphérie par rapport aux métropoles où se concentrent toutes ces fonctions intellectuelles qui supposent une formation académique plus ou moins poussée. Ainsi est née ce qui mérite le nom de société de la connaissance articulée autour de ce que je propose d’appeler le complexe juridico-technico-marchand.

Voilà à quoi correspondent nos élites. Elles sont faites des « manipulateurs de symboles » dont Robert Reich signalait le rôle névralgique dès le début des années 1990. La traduction politique directe de ce formidable déplacement est l’élévation de la fracture du diplôme au rang de variable explicative déterminante des options politiques et des comportements électoraux. Diplômés contre non-diplômés, métropoles contre périphéries : le point est désormais bien établi, là sont les données structurantes qui modèlent notre paysage politique.

On comprend à partir de là le pluriel des « élites ». Elles sont effectivement hétérogènes sur tous les plans. Elles sont le fait de spécialistes, d’« épistocrates », qu’unit la démarche de connaissance, sanctionnée par un diplôme, dont elles peuvent se réclamer. Leur légitimité s’enracine dans un commun principe de compétence qui rapproche des gens par ailleurs très inégalement rémunérés et de conditions sociales éloignées. Entre un chercheur scientifique à 3000 euros par mois et un administrateur du capital ou un trader, l’écart des revenus et des modes de vie afférents est immense. Mais elle est secondaire par rapport à la complicité intellectuelle que crée leur socle cognitif, le cadre de références qui s’y rattache et leur place dans le fonctionnement social global. Lequel fonctionnement obéit à une règle de division du travail entre spécialistes harmonisée par une régulation de type « marché », soit ce que l’on appelle « la gouvernance ».

Dans ce cadre, notons-le au passage, il n’y a plus de place pour les « intellectuels ». Ils avaient pour double vocation, soit de rappeler les principes fondamentaux (la vérité et la justice de Zola), soit d’apporter et d’illustrer une compréhension d’ensemble de la marche du monde (« le marxisme, horizon indépassable de notre temps » de Sartre). Les deux fonctions sont désaffectées. Les principes ont leurs spécialistes opératoires et la compréhension du monde a été remplacée par l’information sur ce qui s’y passe. C’est ici qu’intervient la médiatisation, phénomène sociologique majeur. Il a capturé le « pouvoir spirituel » détenu hier par les « hommes à imagination », comme disait Saint-Simon, au profit des journalistes. L’intelligibilité n’est plus le problème. Il n’y a rien à comprendre, l’important est d’être au courant pour participer, en bon petit soldat, à la marche d’un monde sans mystère.

Le problème que soulève cette évolution, du point de vue du fonctionnement démocratique, est celui de la méconnaissance que sécrète cette « connaissance », en elle-même indiscutable, sauf qu’il y a divorce entre les savoirs qu’elle mobilise, des savoirs tournés vers l’efficacité opérationnelle à base de rationalité pratique et la démarche de compréhension, la quête d’intelligibilité.

L’exemple de l’information le rend sensible : on peut être parfaitement informé de tout ce qui se passe dans le monde et ne rien y comprendre. À un moment donné, l’information au présent absorbe, dévore, annule l’intelligence de son objet. Il faudrait avoir le temps de développer des exemples de cette ignorance née de la surinformation. Ils pullulent. Il en est un dramatique et fascinant : l’aveuglement occidental sur ce qu’allait être la mondialisation, tombeau intellectuel de nos expertocraties.

Notre première tâche politique devrait être de mesurer les limites de la connaissance en question s’agissant de diriger les sociétés. L’illustration-type en est fournie par la « gouvernance par les nombres » dont Alain Supiot a si bien démonté les méfaits. J’y ajouterai comme prolongement concret l’excellent petit livre de Bernard Granger dont le titre dit bien l’objet : Excel m’a tuer. Le reporting est ce que l’on a inventé de pire en fait de technique de gestion. La connaissance qu’il procure fonctionne comme un écran à l’égard de ce qu’il y a derrière ou au-delà des chiffres, qui est tout simplement la réalité agie et vécue par les acteurs. De proche en proche, ces démarches conduisent à ce qui fait la crise démocratique actuelle : la perte du sens de ce qu’est une société.

Pour en avoir une idée plus complète, il faudrait montrer la connexion de ce cadre intellectuel avec le consensus idéologique libéral-libertaire qui cimente l’internationale des élites occidentales. Un consensus conflictuel, puisque les deux pôles ne peuvent être qu’en tension, mais un consensus tout de même, puisque l’alliance finit toujours par s’imposer. Elle se traduit dans le progressisme minimal qui constitue le fond de l’air de nos gouvernances.

C’est à partir de là qu’il devient possible de comprendre la fracture politique qui s’agrandit à l’ombre de cette évolution. Elle en représente l’envers exact. Le développement du populisme se nourrit de tout ce que cette vision du fonctionnement social et politique ignore par construction.

Phénomène troublant que je me borne à mentionner : la concrétisation de cette méconnaissance inhérente à la société de la connaissance dans le fait métropolitain, avec la méconnaissance de l’être-en-société qui l’accompagne. Une question d’avenir.

Tout cela, me direz-vous, nous éloigne considérablement du problème pratique de la formation des élites en France. Aucunement. C’est dans ce cadre général que le problème prend sens. Les démocraties sont au défi de dégager et de former des élites aptes à conduire, administrer, gouverner des sociétés qui échappent largement à leurs responsables en l’état actuel des choses. La crise démocratique est là. C’est une crise de « gouvernance », en effet. Ne peuvent valablement prendre en charge la conduite d’une société que des gens qui savent ce qu’est une société. Ils nous font défaut, et le déficit s’aggrave, manifestement.

La spécificité du problème français, dans ce cadre, est que la France est un pays qui a été précocement et frontalement confronté au problème. Il a dû reconstituer ses élites de toutes pièces à la suite de la rupture révolutionnaire. Il a vécu la disparition des élites d’Ancien régime en place et la nécessité de leur procurer un substitut plus pertinent. Non sans un succès certain si l’on considère le sort des armées révolutionnaires et l’efficacité de l’appareil administratif mis en place par l’Empire napoléonien.

Cette expérience matricielle a eu pour effet d’installer une préoccupation permanente. La France est un pays qui compte particulièrement sur ses élites tout en s’interrogeant sur leurs compétences et en se montrant prête à les contester. Cette préoccupation a trouvé sa formule stabilisatrice avec la méritocratie républicaine, formule aussi indiscutable dans le principe qu’ouverte à la discussion de sa mise en œuvre. Elle a paru se rapprocher de son idéal dans le moment faste des Trente glorieuses. Le tournant de la globalisation a relancé les interrogations sur son bien-fondé.

Qu’est-ce qui ne tourne particulièrement pas rond dans ce système ? Je m’en tiendrai aux deux points qui me semblent les plus importants et qui sont les plus rarement abordés.

Pour commencer, le défaut de toute sélection méritocratique est de donner prime au conformisme des bons élèves. Des gens qui ont bien appris leurs leçons tendent à se montrer dangereusement fidèles aux leçons qu’ils ont apprises, y compris quand les circonstances exigent de les corriger. C’est un facteur d’inertie considérable. Le système fonctionne bien dans les « époques organiques », pour parler comme Auguste Comte, où prévaut une lecture bien assise de la situation générale et de la conduite à tenir (exemple : le répertoire des solutions keynésiennes qui a fait merveille pendant la phase de haute croissance d’après-guerre). Il dysfonctionne dans les « époques critiques » où le bouleversement des repères rend les acquis du passé fragiles, voire contre-productifs. Cela alors que la grande incertitude sur l’évolution en cours rend le besoin d’une direction claire et ferme plus pressant que jamais. Nous y sommes. Il est clair que la grille néolibérale qui a inspiré tant la gestion des entreprises que les politiques publiques depuis le tournant de la globalisation arrive en bout de course. Difficile de demander à des esprits formatés par ce catéchisme d’inventer les réponses aux nouvelles urgences collectives.

Problème plus délicat encore, le problème « anthropologique », dirai-je faute d’un meilleur mot, du type de personnalité valorisé par le système de filtrage et de sélection qu’implique toute élite. Ce qui définissait « l’élite » ou « les élites », c’était la capacité de prise en charge du sort collectif, du bien commun, de l’intérêt général, comme on voudra l’appeler, à ses différents niveaux, du modeste notable local au responsable national. À l’heure du type d’individualisme qui caractérise nos sociétés, ce type de personnalité existe-t-il encore ? Beaucoup de comportements observables au quotidien en font douter. Mais en ce point, l’interrogation devient vertigineuse. Nous savons former intellectuellement des gens compétents, nous savons les sélectionner intelligemment, mais les évaluer humainement, c’est une autre affaire. Merci.

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Le cahier imprimé du séminaire « La France et ses élites » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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