Deux cent cinquante ans de relations tumultueuses entre le peuple français et ses élites
Intervention d'Éric Anceau, historien, professeur à l'Université de Lorraine, auteur, notamment, de Les élites françaises : des Lumières au grand confinement (Passés Composés, 2020), lors du colloque "La France et ses élites" du mardi 20 juin 2023.
Merci, Madame la présidente.
Il m’a été demandé de vous proposer une présentation panoramique de nos élites sur deux siècles et demi en vous montrant leurs relations difficiles avec le peuple français et en vous apportant quelques données sur leur sociologie et leur formation qui permettraient de les expliquer. Chemin faisant, je soulignerai que ces dernières ne suffisent pas à comprendre la défiance assez générale des Français et l’échec périodique de nos élites et j’ajouterai quelques facteurs d’explication supplémentaires.
L’autre élément de mon cahier des charges n’est pas le moins délicat à honorer : tenir le temps imparti. L’exercice risque même de relever de la quadrature du cercle et de donner l’impression d’un simple survol du sujet, mais il permettra, je l’espère, de proposer quelques pistes de réflexion pour ouvrir le débat[1].
La défiance des Français à l’égard de leurs élites ne date pas d’hier, ni même d’avant-hier, mais vient de très loin, dès la Révolution, mais nous n’en sommes pas moins, aujourd’hui, à un moment paroxystique comme nous en avons connu plusieurs au cours de l’époque contemporaine.
Notons d’abord que les moments de confiance sont bien les exceptions qui confirment la règle. En deux cent cinquante ans, ils se comptent sur les doigts des deux mains. On peut citer la fête de la Fédération de 1790, les Trois-Glorieuses de 1830, les débuts de la Deuxième République en 1848 avec la plantation des arbres de la liberté en présence de tous les pouvoirs et d’un grand concours de population, l’Union sacrée lors de l’entrée en guerre en 1914, le gouvernement Poincaré dit d’union nationale en 1926 ou encore l’apogée de la République gaullienne.
Les états de grâce durent peu. Ils se terminent lorsque les dirigeants se montrent incapables de résoudre la crise par laquelle ils sont arrivés au pouvoir et à laquelle ils sont eux-mêmes confrontés, lorsque le peuple se sent trahi, lorsqu’une fraction de l’élite bascule dans l’opposition ou qu’une « contre-élite » émerge en vue de succéder à l’élite en place.
En fait, pour mieux comprendre ce qui se joue, il faut introduire un troisième acteur : le pouvoir exécutif. En effet, les élites peuvent appuyer ce pouvoir exécutif, mais elles peuvent aussi occasionnellement s’en détacher pour le contester voire le renverser et le peuple qui est le plus souvent sous leur domination conjointe, peut parfois servir de soutien à l’exécutif contre les élites ou aux élites contre l’exécutif. De ce point de vue la période prérévolutionnaire 1787-1789 est fascinante, mais le même phénomène se retrouve aussi en 1830 et en 1848. Le peuple soutient alors la bourgeoisie pour renverser les dirigeants en place, mais la déception arrive vite :
En 1830, le peuple se rend rapidement compte que le pouvoir est confisqué par le duc d’Orléans, Louis-Philippe, et la grande bourgeoisie d’affaires. Un régime plus libéral que la Restauration s’installe, la monarchie de Juillet, avec à sa tête le roi des Français, Louis-Philippe Ier, mais il est à peine moins censitaire[2], et guère plus social que le régime défunt, d’autant plus que, parmi les partisans du nouveau pouvoir, le parti de la Résistance incarné d’abord par Casimir Perier puis par Guizot, l’emporte sur celui du Mouvement.
En 1848 : la déception populaire ne tarde pas non plus. Elle se manifeste par exemple lorsque les nouveaux dirigeants républicains créent un nouvel impôt particulièrement lourd, dit « impôt des 45 centimes[3] », pour renflouer les caisses de l’État qui sont vides ou lorsqu’ils ferment les ateliers nationaux qu’ils avaient ouverts pour procurer du travail aux chômeurs parisiens, ce qui entraîne, dans le premier cas, des soulèvements ruraux et, dans le second, une guerre civile dans les rues de la capitale. Alors que le suffrage universel masculin a été instauré en mars, les électeurs, en particulier dans les campagnes, font payer leur déception et leur peur lors des élections municipales et cantonales de l’été qui se caractérisent par le retour des conservateurs, lors de l’élection présidentielle de décembre qui voit la victoire du neveu de l’empereur Napoléon, Louis-Napoléon Bonaparte[4], puis lors des législatives du printemps 1849 qui amènent le triomphe des légitimistes et des orléanistes. La nouvelle majorité se retourne alors contre le tiers le plus pauvre et le plus instable du corps électoral en lui retirant le droit de suffrage par la loi du 31 mai 1850[5]. En froid avec l’Assemblée qui l’empêche d’appliquer sa politique et qui ne souhaite pas réviser la constitution pour lui permettre de briguer un second mandat, le président que nous avons pu qualifier de premier grand populiste[6], joue la carte du peuple contre celle des élites. À Saint-Quentin, le 31 mai 1850, il lance devant un auditoire populaire : « Chaque jour me le prouve, mes amis les plus sincères, les plus dévoués, ne sont pas dans les palais, ils sont sous le chaume ; ils ne sont pas sous les lambris dorés, ils sont dans les ateliers, dans les campagnes. » Le coup d’État du 2 décembre 1851 est déjà en germe.
Ce jeu à trois, mais aussi cette défiance du peuple à l’égard de ses élites, voire cette colère et ce rejet, expliquent que la France batte tous les records du nombre de régimes à l’époque contemporaine, parmi les grands pays, en particulier en Europe occidentale, avec treize changements politiques majeurs de 1789 à aujourd’hui. Elle a en effet connu quatre royautés, deux Empires, cinq Républiques, et l’État français entre 1940 et 1944, le régime de Vichy.
Ces changements sont dus le plus souvent à des révolutions (1789, 1830, 1848, 1870), des coups d’État (les 18-19 Brumaire et donc 2 décembre 1851), ou des défaites militaires (mai 1814, juin 1815, septembre 1870, juillet 1940). « La guerre est le suprême défi », disait Parménide. Et, de fait, les guerres mettent en lumière, de façon criante, la faillite des élites, que les temps de paix pouvaient masquer. Cela a été remarquablement montré pour la guerre de 1870 par Ernest Renan et Hippolyte Taine et pour celle de 1940 par Marc Bloch dans L’Étrange Défaite. Il y a une grande part de vérité dans le constat dressé, mais il faut faire la part du contexte particulièrement douloureux et l’on sait aussi la propension des Français à se chercher des boucs émissaires : les aristocrates et les prêtres sous la Révolution, Napoléon III, son principal ministre venu des rangs républicains, Ollivier, et l’élite bonapartiste en 1870, les parlementaires et les juifs à la fin du XIXe siècle, les profiteurs de guerre et les « planqués » en 14-18, de nouveau les parlementaires, les juifs et les « 200 familles » dans les années 30, les riches, toujours. On sait aussi la tendance de ceux qui prennent le pouvoir à dénoncer les faillites de leurs prédécesseurs.
La sociologie et la formation des élites jouent un rôle indéniable à la fois dans l’échec de nos élites et dans la défiance dont elles sont affectées. Les Français ont le sentiment d’avoir à leur tête une élite fermée sociologiquement, « une caste », mais aussi une élite enfermée dans une « pensée unique ». L’expression, on le sait, a une trentaine d’années, sa naissance se situant quelque temps après le traité de Maastricht de 1992[7]. Cependant, ce sentiment d’un « autisme » des élites en raison d’origines sociales privilégiées et d’une formation déconnectée des réalités, est beaucoup plus ancien.
Commençons par la sociologie et remontons au début de la période contemporaine. Le principal bouleversement sociologique dans la composition des élites correspond en effet au changement politique majeur de la Grande Révolution.
Sous l’Ancien Régime les deux premiers ordres (le clergé et en particulier ses franges supérieures et la noblesse) dominaient la société et la monarchie s’appuyait sur ces « privilégiés » de premier rang, dans une société où le privilège occupait une place clé. C’est de leur sein qu’est venue une partie de la contestation qui a amené la chute de la monarchie absolue. En effet, certains de leurs membres participaient au mouvement des Lumières. D’autres, au contraire, réclamaient le retour à une forme de monarchie plus ancienne où les grands (les prélats et les principales familles nobles) partageaient le pouvoir avec le roi. En sapant le pouvoir royal, ces élites ont scié, en quelque sorte, la branche sur laquelle elles étaient assises. Elles ont perdu leur pouvoir social[8].
La bourgeoisie a aussi pris sa part dans ce renversement qui lui a principalement profité. Une partie d’entre elle était déjà associée au pouvoir – le phénomène était ancien et remontait aux légistes de Philippe le Bel au tournant du XIIIe et du XIVe siècle –, mais la plus grande part était maintenue en position d’infériorité politique et sociale, alors qu’économiquement elle s’était considérablement enrichie, en particulier aux XVIIe et XVIIIe siècles. En témoignage de fermeture et même de réaction nobiliaire contre la menace de la bourgeoisie, on rappellera, à titre d’exemple, l’édit de Ségur de 1781 qui interdit aux roturiers et aux anoblis de fraîche date les plus hauts grades dans l’armée.
Cette bourgeoisie participe à la Révolution de 1789 avec la noblesse libérale et avec le peuple, mais c’est elle qui en profite surtout. Elle occupe toutes les principales fonctions dirigeantes, fait triompher ses valeurs que l’on retrouve dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et s’enrichit par l’achat des biens nationaux ou encore par les fournitures aux armées. C’est encore cette bourgeoisie qui constitue les gros bataillons des notables appelés par la Constitution de l’an VIII, celle du Consulat, en décembre 1799, à diriger la France, selon la conception de Sieyès. On parlera bientôt de « la France des notables ». C’est également cette bourgeoisie qui porte au pouvoir Napoléon Bonaparte pour consolider ses acquis de 1789, puis qui contribue à sa chute en 1814 lorsqu’elle juge qu’il devient un danger pour le maintien de ces mêmes acquis, comme l’a montré magistralement Jean Tulard, voilà plus de quarante ans, dans la biographie qu’il consacrait alors à l’Empereur[9].
Malgré un retour de la noblesse traditionnelle sous la Restauration, celle-ci doit toutefois, désormais, partager le pouvoir avec les grands notables issus de la Révolution. À la suite, 1830 rejoue 1789 et refait de la bourgeoisie la classe sociale dominante de la société française, celle où se recrutent la quasi-totalité des élites dirigeantes : les deux plus grands ministres de Louis-Philippe en sont issus : Guizot et Thiers. Cette domination de la bourgeoisie se poursuit ensuite. On trouve bien, sous tous les régimes, quelques fils du peuple qui accèdent au sommet de l’État – le premier nom qui me vient à l’esprit est celui de Pierre Magne, fils d’un teinturier qui devient l’un des deux grands ministres des Finances de Napoléon III –, mais ces hommes sont les quelques arbres qui cachent la forêt ou, pour le dire autrement, l’alibi du système. Lors des élections législatives de 1848, les ouvriers présents sur les listes de candidats le sont généralement en position non éligible.
Dans les années 1860, les ouvriers se plaignent de n’être représentés au Corps législatif que par des bourgeois et la protestation revient fréquemment sous la Troisième République. Les communistes prennent le problème à bras le corps dans les années 20 en mettant systématiquement en avant des « populaires », mais ils sont bien les seuls.
Dans les années 1960-1980 encore, malgré une démocratisation indéniable et une méritocratie réelle, Pierre Bourdieu n’a pas tort de souligner le caractère inégalitaire et reproducteur du système[10]. Les rares enfants des milieux populaires qui accèdent alors à l’élite sont souvent d’ailleurs issus des milieux enseignants, même modestes, où les études sont valorisées de façon exceptionnelle : le président Pompidou et les ministres Alain Peyrefitte et Jean-Pierre Chevènement… tous fils d’instituteurs. D’autres analystes, en particulier des sociologues et des politistes, ont montré que, certes, de nouveaux seuils de démocratisation ont été franchis durant les dernières décennies, mais que les élites sont encore loin d’être représentatives de la diversité de la population française, en particulier de ses franges les plus modestes.
Les lieux de formation des élites ne sont pas étrangers au phénomène. S’ils ont pu changer en plus de deux cents ans, des permanences instructives se constatent ici aussi.
À mes yeux, les trois plus importantes, qui sont caractéristiques de notre histoire contemporaine et qui sont liées les unes aux autres, sont l’existence d’un haut enseignement théorique, abstrait, ayant tendance à intellectualiser les problèmes que le simple bon sens permettrait de mieux traiter et coupé souvent des réalités du terrain, un fétichisme du diplôme qui détermine souvent la carrière et qui prémunit contre quasiment toutes les fautes, et enfin la domination de grandes écoles, d’abord appelées écoles spéciales sous l’Ancien Régime, la Révolution et le XIXe siècle, et dont les premières, telle Saint-Cyr, sont antérieures à 1789, mais pour lesquelles la Révolution marque indéniablement un premier temps fort.
Polytechnique créée à ce moment-là en est le meilleur exemple. Voilà une école qui a été ouverte pour former des ingénieurs militaires et qui devient par dévoiement rapide de sa fonction originelle et de son enseignement une école plus théorique où se recrute une partie du haut personnel politique et administratif du premier XIXe siècle, comme l’ont montré, par exemple, Terry Shinn et Bruno Belhoste[11]. Une autre partie des élites dirigeantes d’alors vient de l’auditorat au Conseil d’État conçu par Napoléon Bonaparte comme une pépinière et de la haute fonction publique et la meilleure propédeutique de celle-ci. Une dernière filière de recrutement, et en fait la plus importante, est la faculté de Droit de Paris où la formation – essentiellement une exégèse du Code civil, sans droit administratif et sans économie politique -, est moins importante que le réseau d’amitiés que l’on y constitue.
Au lendemain de la défaite de 1870, le système de formation des élites est remis en cause dans des centaines d’essais et d’articles[12]. C’est dans ce cadre qu’est ouverte, en 1872, l’École libre des sciences politiques (l’actuelle Sciences-Po Paris) à l’initiative d’Émile Boutmy et où enseigne, entre autres, Taine et Renan, pour remédier aux défaillances constatées dans le personnel politique, comme sont d’ailleurs fondées, quelques années plus tard, l’École supérieure de Guerre et HEC pour remédier à celles des élites militaires et économiques. Cependant, au fil du temps, les mêmes causes produisent les mêmes effets et la catastrophe évitée en 1914, se produit en 1940.
À la Libération, le général de Gaulle et Michel Debré créent l’École Nationale d’administration, lointaine héritière d’une première ÉNA, sous la Deuxième République, et de deux autres projets avortés, l’un, celui d’Hippolyte Carnot au début de la Troisième République et l’autre, celui de Jean Zay, à la fin de ce régime. L’ÉNA de 1945 est plus durable. Elle a pour origine la belle idée de constituer une haute fonction publique recrutée sur une base méritocratique, bien formée et dévouée corps et âme au service de l’État.
Revenu au pouvoir en 1958, de Gaulle s’appuie beaucoup sur les énarques. L’idée est que le politique se sert des compétences de la haute fonction publique dont il a besoin, mais garde le contrôle. Malheureusement, le dévoiement finit par se produire ici aussi. En plus d’une ouverture sociale réduite dénoncée par trois jeunes énarques Jean-Pierre Chevènement, Didier Motchane et Alain Gomez, sous le pseudonyme de Jacques Mandrin, dans L’Énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise, en 1967, les énarques sortent de leur rôle, avec la bénédiction des politiques. Ils commencent par coloniser la
politique – l’élection présidentielle de 1974 avec l’accession de deux d’entre eux, Valéry Giscard d’Estaing et Jacques Chirac, l’un à l’Élysée et l’autre à Matignon, est symbolique. Ils partent ensuite pantoufler dans les grands groupes industriels et financiers. On sait ici qu’une autre élection présidentielle, celle de 1981, marque une étape importante sur cette pente. Cette interpénétration des élites donne le sentiment que l’on est passé du pluriel au singulier, qu’il n’existe plus des élites, mais une seule et même élite, une « super-élite » qui contrôlerait tout et qui ne ferait plus valoir que ses seuls intérêts[13].
Dans le climat très anti-élitaire du moment et en plein mouvement des Giles jaunes, c’est un autre président, Emmanuel Macron, qui décide de sacrifier l’école dont il est lui-même issu pour la remplacer par l’Institut du service public. Sous ses derniers directeurs, l’école a pourtant accompli des réformes significatives en accueillant des proportions records de boursiers et en améliorant la formation de ses élèves sur le terrain[14].
Il y a tout lieu de penser que la suppression de l’ÉNA n’empêchera pas de nouveaux échecs des élites et n’atténuera pas non plus la défiance dont elles sont l’objet. Leur sociologie et leur formation ne constituent en effet qu’une partie du problème.
Les élites semblent n’avoir plus prise sur rien et en auraient pris leur parti. Le sociologue et historien américain Christopher Lasch dénonçait déjà le phénomène voilà quarante ans dans La Révolte des élites[15], mais celui-ci a pris une ampleur nouvelle dans le cadre de la mondialisation. Les dirigeants politiques se sont laissés dessaisir par des instances supranationales au nom de la transitivité démocratique selon laquelle le pouvoir des non-élus est légitime puisqu’il émane des élus, mais aussi par des grands décideurs économiques aujourd’hui plus puissants que la plupart des chefs d’État (on pense en particulier aux GAFAM). Le sentiment qu’une épistocratie opaque a pris la place de la démocratie est fort répandu. Après le saint-simonisme et la technocratie, le gouvernement des experts !
Or, en France, une tradition de verticalité du pouvoir, d’étatisme et de centralisation procure aux élites dirigeantes une puissance qu’elles n’ont théoriquement pas ailleurs, mais leur donnent aussi une responsabilité plus grande. Tocqueville a écrit des pages importantes sur cette question dans L’Ancien Régime et la Révolution au milieu du XIXe siècle et, plus près de nous, au milieu des années 1970, Alain Peyrefitte aussi dans son best-seller Le Mal français. Dans un pays comme le nôtre où les contre-pouvoirs sont moins nombreux et moins puissants que dans des pays plus décentralisés, toute erreur commise par la tête lui est directement imputée. Nous en avons eu l’exemple lors de la crise de Covid-19.
Par ailleurs, la République, notre régime depuis maintenant plus de cent cinquante ans – hors de la période de Vichy – repose sur des principes et des valeurs hérités des Lumières : universalité, liberté, égalité, fraternité, laïcité… qui relèvent d’un haut degré d’exigences, mais qui ont du mal à être appliqués ou qui, quand ils le sont, sont critiqués à l’extérieur comme à l’intérieur, la responsabilité, dans un cas comme dans l’autre, retombant sur les élites.
S’ajoutent une médiatisation, une pipolisation, une exposition sur les réseaux sociaux, une instantanéité qui ont achevé de faire descendre les élites de leur piédestal pour les amener au ras du sol, au milieu de l’arène où leurs erreurs de gouvernance, les affaires qui les touchent et leurs simples bourdes leur reviennent en pleine face.
Tout cela contribue à déstabiliser l’imaginaire français qui porte très haut le politique et explique le profond mécontentement des Français[16]. L’historien dira que la crise de confiance actuelle est l’une des plus fortes des deux cent cinquante dernières années, mais elle l’est aussi en comparaison mondiale. Elle se mesure ici dans le fait que les Français sont systématiquement en fin de classement des sondages internationaux de satisfaction des peuples à l’égard de leurs élites que réalisent depuis quelques années YouGov et Harris Interactive.
Le populisme et le « dégagisme » n’ont pas encore eu de traduction électorale majeure dans notre pays contrairement à d’autres grandes démocraties, mais la montée des forces extrêmes et radicales ne traduit pas moins un malaise profond, comme les récentes poussées de « fièvre hexagonale » particulièrement spectaculaires et rapprochées : mouvement des Gilets jaunes, opposition à la réforme des retraites, embrasement des villes à la suite de la mort du jeune Nahel.
Pour remédier à cette crise, l’historien n’a pas de solution-miracle à apporter. Il peut simplement, en guise de conclusion, esquisser quelques pistes puisées dans les expériences du passé :
Le non-cumul des mandats qui est contraire à toute notre tradition politique a accentué la coupure des élus nationaux avec le terrain et devrait être abandonné au profit d’un cumul simple de mandat exécutif local avec le mandat national.
Le développement d’une formation plus pragmatique et plus opérationnelle, en prise avec les réalités concrètes s’impose.
L’accroissement de la diversité des élites, celle des origines, des parcours, des expériences, la promotion des talents aux parcours atypiques, la circulation entre les corps apparaissent nécessaires.
Il faut enfin et surtout rendre, en amont, l’École de la République plus égalitaire, tout en ayant le courage d’en relever le niveau. C’est une œuvre courageuse, de longue haleine, mais d’utilité publique. Je vous remercie.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup.
Avant de donner la parole à Jean-Pierre Chevènement, je voudrais relever que j’ai pour ma part des désaccords avec un certain nombre de points que vous avez soulevés, que ce soit la justesse de l’analyse de Pierre Bourdieu, le fait que l’École de la République doit être, si j’ai bien compris, égalitaire avant de distiller un savoir, que ce soit aussi sur le fait que vous avez pointé justement le rôle historique de certains corps mais en oubliant l’Inspection des Finances qui est quand même peut-être celui qui a le plus œuvré au XIXème siècle, celui qui a été créé pour accompagner le capitalisme français, ce qu’il a fait d’ailleurs avec un art consommé.
Éric Anceau
Il est de création plus récente. Il date de 1830.
Marie-Françoise Bechtel
Certes mais son rôle n’en est pas moins majeur.
Vous avez en tout cas dit un certain nombre de choses sur lesquelles je serais heureuse d’avoir un débat tout à l’heure avec vous.
Je vous remercie surtout beaucoup d’avoir donné la profondeur historique que nous souhaitions à cette question. Car si nous parlons d’une forme de trahison, de désertion des élites par rapport au modèle national nous ne le faisons pas d’une manière superficielle et fracassante. Nous cherchons à fonder en raison ce que nous disons.
Et qui mieux que Jean-Pierre Chevènement pourrait maintenant fonder en raison par ses propos l’approche de notre sujet ?
[1] Nous nous permettons de renvoyer, pour de plus amples explications, à notre ouvrage Les Élites françaises des Lumières au grand confinement, Paris, Passés Composés, 2020,
462 p., rééd. Alpha, 2022.
[2] En 1831, le corps électoral passe de 95 000 électeurs à 167 000 … pour une population de 32,5 millions de Français.
[3] Cet impôt exceptionnel consiste à prélever 45 centimes supplémentaires sur chaque franc prélevé au titre des quatre contributions directes et est historiquement l’un des plus élevés jamais perçu par l’État français.
[4] Nous nous permettons de renvoyer ici à Éric Anceau (dir.), La Première élection présidentielle de l’histoire de l’Histoire. 1848, avec la collaboration de Jean Tulard, Jean Garrigues et Yves Bruley, Paris, SPM, Kronos, 2022.
[5] Marie-Hélène Baylac a montré récemment combien la peur du peuple structure la vie politique sous la Deuxième République. La Peur du peuple. Histoire de la Deuxième République (1848-1852), Paris, Perrin, 2022.
[6] Olivier Dard, Christophe Boutin et Frédéric Rouvilllois (dir.), Le Dictionnaire des populismes, Paris, Éditions du Cerf, 2019, entrée « Napoléon III », p. 723-726.
[7] Jean-François Kahn, La Pensée unique, Paris, Fayard, 1995.
[8] Voir à ce sujet Fadi El Hage, Le Sabordage de la noblesse. Mythe et réalité d’une décadence, Paris, Passés composés, 2019.
[9] Jean Tulard, Napoléon ou le mythe du sauveur, Paris, Fayard, 1977.
[10] En particulier avec Jean-Claude Passeron, dans La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970, puis, vingt ans plus tard, dans La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, 1989.
[11] Terry Shinn, Savoir scientifique et pouvoir social. L’École Polytechnique, 1794-1914, Paris, Presses de la FNSP, 1980 et Bruno Belhoste, La Formation d’une technocratie. L’École polytechnique et ses élèves de la Révolution au Second Empire, Paris, Belin, 2003.
[12] Voir à ce sujet, Éric Anceau, L’Empire libéral, Paris, SPM, Kronos, 2017, 2 vol., t. 2, Menaces, chute, postérité, p. 991 et suiv.
[13] La France ne faisant ici que suivre le phénomène constaté aux États-Unis par Charles Wright Mills dans les années 1950. The Power Elite, New York et Oxford, Oxford UP, 1956, ouvrage publié treize ans plus tard, en français, sous le titre L’Élite du pouvoir, Paris, Maspero, 1969.
[14] Le taux de boursiers atteint 36 % sous le dernier directeur, Patrick Gérard.
[15] The Revolt of the Elites. And the Betrayal of Democracy, New York, W. W. Norton, 1994, trad. Française, Paris, Climats, 1999.
[16] Stéphane Rozès a écrit récemment des pages importantes sur le sujet dans Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples, Paris, Cerf, 2023.
Le cahier imprimé du séminaire « La France et ses élites » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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