Les intellectuels fondateurs de la République – Cinq études sur la pensée politique du XIXe siècle

Note de lecture de l’ouvrage de Sudhir Hazareesingh, Les intellectuels fondateurs de la République – Cinq études sur la pensée politique du XIXe siècle, par Lucas Lusseau.

Littré, Dupont-White, Vacherot, Pelletan, Barni. Autant de penseurs dont l’héritage intellectuel est, semble-t-il, tombé en désuétude. Pourtant, l’idée républicaine et les institutions telles qu’elles ont été façonnées depuis la Troisième République leur doivent beaucoup. C’est cette richesse complexe, parfois mêlée de contradictions tant l’idée républicaine n’est pas un bloc monolithique, que l’historien britannico-mauricien Sudhir Hazareesingh donne à voir dans cet ouvrage portant sur les controverses intellectuelles et morales post-Révolution française. Une synthèse exigeante et très documentée, où l’on comprend que la République est d’abord une idée dynamique, intimement liée aux combats historiques qui la nourrissent, à la croisée des chemins entre socialisme, libéralisme et conservatisme.

Éminent spécialiste de l’histoire politique et culturelle française, Sudhir Hazareesingh est maître de conférences à Oxford. Son approche, disons-le, est nourrie d’une culture résolument libérale. Ainsi, au « républicanisme de la révolution de 1789 », enraciné « dans le mythe de la perfectibilité humaine porté par les Lumières » et « hanté par les analogies avec l’Antiquité » ainsi que par « l’idée de promouvoir la vertu », l’auteur oppose « le républicanisme modéré et pragmatique de la Troisième République » – avant tout « préoccupé d’ordre et soucieux de cultiver la rationalité ». C’est dans cette dernière « vision » que s’inscrivent les cinq penseurs étudiés dans l’ouvrage : Émile Littré d’abord, puis Charles Dupont-White, Étienne Vacherot, Eugène Pelletan et Jules Barni. À travers eux, Sudhir Hazareesingh se propose de revisiter les origines intellectuelles de la Troisième République et de « souligner le caractère indissoluble du lien entre la pensée politique et les grands évènements de la vie politique de l’époque », rappelant que dans la tradition républicaine française post-1848 il n’y a pas de « séparation artificielle entre l’idéologie et la pratique politique ». Si le projet de l’ouvrage perd parfois en clarté du fait de sa longueur, mais également de l’abondance d’informations qui mériteraient d’être davantage hiérarchisées, celui-ci demeure instructif sur ces figures « qui contribuèrent à porter le nouveau régime sur les fonts baptismaux » et concoururent à la légitimation de l’idée républicaine – abordée dans son caractère pluriel – en France. Ces penseurs de l’idéal républicain – très souvent occultés aujourd’hui – gagnaient certainement à être mis en lumière pour mieux éclairer toute une phase historique qui s’institue avec la « République des Jules » (Favre, Simon, Grévy et Jules Ferry). Peut-être est-il néanmoins regrettable que cette histoire de l’idée républicaine n’intègre pas leurs successeurs tels Gambetta, Jaurès ou Clemenceau.

Émile Littré est assurément le plus connu des cinq auteurs étudiés, son Dictionnaire de la langue française contribuant à enraciner intellectuellement le nouvel ordre politique. Il est d’abord un fervent disciple d’Auguste Comte, « vulgarisateur talentueux de la doctrine positiviste ». Au fond, qu’est-ce que la « croyance positiviste » ? Ce sont d’après l’auteur « les valeurs d’Ordre et de Progrès scientifique, le rejet de toute forme de raisonnement “métaphysique”, et l’idée d’une marche en avant de l’Humanité, suivant des lois prédéterminées. » Pour pasticher le duc de Sully, attachement au Progrès et sens de l’Histoire sont les deux mamelles dont procède la sève positiviste – celle-là même qui a irrigué la pensée républicaine tout au long du XIXe siècle. Cela étant, ce finalisme n’a rien d’un déterminisme : l’axiome comtien repose plus exactement sur l’idée selon laquelle « toute tentative de nager contre le courant du progrès [est] contre-productive. » Littré incarne donc cette quête permanente « d’une forme modérée de républicanisme, luttant pour se définir en opposition d’une part avec l’autoritarisme monarchique et religieux, et d’autre part avec la violence insurrectionnelle. » C’est pourquoi l’établissement définitif de l’imaginaire républicain, sous le sceau de la rationalité – à partir des années 1870 – a permis de « clore l’ère des destructions » engendrée par la Révolution française. Toujours est-il, d’après Littré, que le processus révolutionnaire demeure « salutaire, puisqu’il doit porter l’humanité, comme l’individu, à un niveau plus élevé de son évolution. » Afin de favoriser la stabilité politique et de conjurer l’anarchie menaçante, Littré défend un « centralisme néo-jacobin » et dit au sujet de l’ordre qu’il est « la condition de la vie sociale. » De surcroît, s’il abhorre le socialisme dit révolutionnaire, Littré « ne cessa d’affirmer que le socialisme méritait le respect de tous les républicains dans la mesure où il formulait l’impératif moral du changement social […] en d’autres termes, il y avait dans le socialisme une composante éthique fondamentale [eu égard à] la lutte entre le Travail et le Capital. »

Charles Dupont-White, lui, est un « libéral impeccable », manifestant un attachement résolu au principe d’une « liberté d’expression sans restriction. » Force est néanmoins de constater l’ambiguïté de son rapport au libéralisme : Sudhir Hazareesingh rappelle d’ailleurs au lecteur combien la définition du libéralisme relève d’une gageure, tant les frontières de ce « mélange composite » sont mouvantes : « Un tempérament ou une disposition culturelle » ? « Une idéologie bien constituée » ? Toujours est-il que l’historiographie récente a retenu trois traditions libérales : en effet, Le moment Guizot de Pierre Rosanvallon et L’individu effacé du politologue Lucien Jaume ont minutieusement décortiqué les différentes chapelles libérales de la France du XIXe siècle. Les doctrinaires, dont Guizot, sont des libéraux « étatistes » portant au pinacle la « souveraineté de la raison » – une raison dont l’État serait l’incarnation. Face à ce libéralisme « autoritaire », il y a les « individualistes » – Madame de Staël, Constant ou encore Tocqueville. Viscéralement attachés à la liberté des Modernes, « jouissance paisible de l’indépendance privée » là où la liberté des Anciens, rousseauiste s’il en est, « était la forme de liberté passant par la participation aux affaires publiques. » L’école libérale individualiste en appelle par conséquent à l’incessante conquête de droits individuels, là où l’État dépossédé de tout magistère moral « ne pouvait certainement pas prétendre fournir au reste de la société la définition de la vie bonne. » Enfin, le courant « catholique libéral » a longtemps cherché à « dépasser cette antinomie entre individualisme et étatisme ». Eu égard à cette typologie, Charles Dupont-White n’est pas le porte-voix de telle ou telle tradition du libéralisme mais au contraire semble-t-il dessiner une synthèse et faire siens les apports de chacune d’entre elles, penchant légèrement en faveur de l’« étatisme » d’un Guizot – ne définit-il pas le Progrès comme la « Raison dans la cité » ? Ce qui ressort également, comme pour Littré, c’est l’importance accordée à l’ordre et au fond la « conviction que la loi [a] un rôle important à jouer pour soutenir et maintenir l’ordre social » : le Droit apparaît ainsi sacralisé tel un outil mis au service de l’intérêt général. Tout bien considéré, Dupont-White est l’un des plus ardents défenseurs de la puissance publique, disant de l’État moderne qu’il « était en mesure d’offrir “l’intelligence sans la passion” ». Hostile à la décentralisation, « faisant valoir que c’était à la centralisation qu’on devait, en premier lieu, la création d’un sentiment d’identité nationale en France », il dit de la liberté qu’elle « n’était pas l’absence d’intervention de l’État dans la société […] mais la possession d’un certain nombre de facultés morales et intellectuelles développées grâce à l’État. » Aussi, Charles Dupont-White admet la justesse de l’« éthique socialiste » : déplorer les « insuffisances du libéralisme politique et économique » est une chose, encore importe-t-il de définir clairement les « devoirs de l’État » afin d’y remédier.

Étienne Vacherot est, quant à lui, l’auteur à l’époque remarqué de l’ouvrage La Démocratie. Les républicains, et plus largement les progressistes de tous bords, y voient « une contribution majeure à l’élaboration d’une alternative théorique au bonapartisme sous le Second Empire. » Vacherot s’impose tel le parangon de la tradition républicaine libérale et constitutionnelle : « La constitution de 1875 était acceptable car, selon l’expression de Thiers, elle avait créé le régime qui divisait le moins la France » Des mots qui résument bien le pragmatisme dont sait faire preuve Vacherot. Pour lui, la cause républicaine n’était d’autre qu’un subtil compromis. Toutefois, ne perdons pas de vue sa progressive conversion au monarchisme : « après 1871 cet éminent penseur s’écarta du régime républicain qu’il avait contribué à créer. » Très proche d’Adolphe Thiers, il se mue en héraut d’une « république conservatrice ». Républicain conservateur devenu critique conservateur de la République, il finit par publier, quelques années plus tard, La Démocratie libérale : un testament politique actant la « répudiation de son républicanisme antérieur », accompagné d’un « appel à remplacer la république par une monarchie autoritaire ».

L’auteur en vient ensuite à Eugène Pelletan. Formé sous la monarchie de Juillet, ce militant anti-bonapartiste de la toute première heure « partageait la conviction républicaine que l’homme était bon et sociable par nature, et rejetait la thèse machiavélienne des bonapartistes selon laquelle la violence et l’immoralité étaient l’essence de la vie terrestre. » Attaché, tout comme Barni et Vacherot, à la démocratie locale, ce qui le distingue est avant toute chose son indéniable cohérence intellectuelle et son attachement au saint-simonisme. Valorisant le travail industriel sa vie durant – ce « doux commerce » dont parlait Montesquieu – il fait même fi des événements de 1870/1871, continuant de penser que « le développement de l’industrie du commerce entre les nations constituait la force motrice qui conduisait à la paix internationale : attaché à la distinction saint-simonienne entre “oisifs” et “travailleurs” [n’hésitant] pas à décrire l’oisif comme un “traître à la destinée humaine” ». Homme de progrès, Pelletan est avant-gardiste : il n’y a ici qu’à penser à « son insistance sur la nécessité d’accorder aux femmes une place plus équitable dans la société républicaine » Aussi Pelletan n’a-t-il de cesse de célébrer « l’universalité de la nature humaine ». Jaurès ne dira pas autre chose lorsqu’il s’exclamait en ces termes : « C’est qu’au fond, il n’y a qu’une seule race : l’humanité ! » Pelletan est donc bien à la fois « père de la modernité républicaine » et « fruit tardif des Lumières » : adepte « de l’intervention intellectuelle dans la vie publique. » « Qui pense croit, qui pense agit, le monde appartient à l’action dirigée par la pensée. »

Enfin, Jules Barni est cet « intellectuel engagé » doté d’une solide « armature kantienne ». N’oublions pas qu’il doit sa notoriété naissante à sa traduction en français des écrits de Kant. Figure majeure de la République des lettres, il fut ainsi « l’un des tout premiers moralistes laïques. » Son Manuel républicain est une « entreprise de vulgarisation de la pensée politique républicaine » – se dressant somme toute telle « une exégèse universitaire de la philosophie morale des Lumières. » Initialement réticent à la chose, il finit par faire sienne l’idée selon laquelle « seul le suffrage universel peut donner au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif le caractère républicain » – et, partant, asseoir la légitimité républicaine. Un propos qui résonne d’autant plus aujourd’hui, ajoutant que « la vraie cause de l’instabilité politique de la France [est] l’absence d’une solide culture civique » : il plaide alors en faveur d’une « éducation primaire obligatoire » En résumé, « tout l’édifice de la politique républicaine reposait sur des fondements moraux ». Il prend en cela le contre-pied total des écrits d’un Machiavel, lorsqu’il ajoute que « politique et morale sont indissociables. Pour élever un édifice démocratique qui ne soit ni la démagogie, ni l’anarchie, ni la tyrannie, ni en un mot aucune espèce de despotisme, il faut construire sur un terrain moral. » Barni est aussi ce défenseur opiniâtre d’un municipalisme républicain, « les citoyens ne [devant] pas tout attendre de l’État. » La république municipaliste et l’idée d’un self-government lui viennent d’un Turgot, hostile à la structure verticale de l’État républicain. Aussi cet attachement à la « République par en bas » lui fait-t-il déclarer qu’une « république véritable ne pouvait qu’être décentralisée. » Cette idée a de longue date et jusqu’à nos jours alimenté différents courants de la gauche.

L’idée républicaine – pour nos cinq intellectuels – est à l’évidence une « philosophie publique totale », en d’autres termes une « aspiration à une congruence complète entre les principes et la vie personnelle ». Plus qu’une « collection de textes », il s’agit pour l’auteur d’un « code moral rigoureusement défini. » De tensions en apparence insolubles entre ces différentes conceptions de la « vie bonne » ressort la continuelle poursuite de leur dépassement : « entre cosmopolitisme et nationalisme ; entre les régularités bien ordonnées de la science du XIXe siècle et les réalités brouillonnes de la pratique politique. » Il en va de la dialectique et de cet inlassable va-et-vient entre théorie et pratique qui ressortent au fil des portraits commentés. Littré en a bien rendu compte dans De la philosophie positive, où il se pose en contempteur de « la pratique des hommes d’État qui, voués à l’empirisme, n’ont guère la vue que d’un présent circonscrit, sans aucun souci du passé qui a préparé ce présent, et de l’avenir qui l’agite. »  Si l’ouvrage aurait gagné à s’intéresser aux débats ultérieurs, tels qu’ils se sont notamment cristallisés au Parlement autour des grandes lois de 1901 et de 1905, il demeure une référence intéressante et nourrie de sources historiques sérieuses. Face à la crise de la transmission et à la fracturation du pays qui sévissent aujourd’hui, il permet de redécouvrir des penseurs trop souvent ignorés, capables de nous aider à penser la République de manière opérationnelle et exigeante, loin des incantations vides de sens à laquelle celle-ci est trop souvent réduite dans le discours politique.

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