Où va l’Italie ?

Intervention de Sabino Cassese, ancien ministre de la Fonction publique et professeur de droit administratif, lors du séminaire "Où va l'Italie ?" du mardi 21 mars 2023.

Intervention de Sabino Cassese, ancien ministre de la Fonction publique et professeur de droit administratif, lors du séminaire “Où va l’Italie ?” du mardi 21 mars 2023.

  1. Économie, politique, institutions et société au cours des trente dernières années

Il y a une trentaine d’années, en 1992-1994, prenait fin la « Uncommon Democracy » italienne (c’est ainsi que le professeur américain T.J. Pempel a défini le demi-siècle 1946-1992, la Démocratie chrétienne étant toujours au gouvernement, sans alternance au pouvoir), la première loi majoritaire était approuvée et disparaissaient les trois grands partis de l’après-guerre (Démocratie chrétienne, Parti communiste italien et Parti socialiste italien), qui avaient dominé l’histoire républicaine jusqu’alors. La « Deuxième République » commençait.

Que s’est-il produit depuis, dans l’économie, dans la politique, dans les institutions et dans la société ?

L’élément le plus important, en matière d’économie, est le taux moyen annuel de croissance du produit intérieur brut : dans les trente dernières années, il a été à peu près égal à un tiers du PIB français et encore inférieur par rapport au PIB espagnol et britannique ; par conséquent, le produit intérieur brut italien, semblable il y a trente ans au PIB français à égalité de pouvoir d’achat, ne correspond à présent qu’à environ deux cinquièmes de ce PIB (mais la croissance de la population italienne est inférieure à un tiers de celle de la population française). L’Italie progresse donc lentement, les autres pays européens avancent plus rapidement.

Il faut ajouter à cela qu’en Italie le niveau de la dette par rapport au produit intérieur brut,  au troisième trimestre 2022, était d’à peu près 147 %, à comparer aux 93 % de la zone euro, et que les grandes entreprises italiennes ont subi les transformations déterminées par la globalisation, et sont donc de moins en moins nationales: un exemple de « champion national » perdu est Fiat/FCA/Stellantis, alors qu’à l’opposé l’Enel, fruit de la nationalisation de l’électricité de 1962, donc création de l’État, est actuellement l’une des multinationales les plus vastes installées en Italie.

La politique a subi elle aussi d’importants changements. La participation aux élections, auparavant beaucoup plus forte, a diminué, au cours des trente dernières années, de 80 % à environ 60 %. Elle a continué à diminuer après le 25 septembre 2022 : durant la brève période du 25 septembre 2022 au 12 février 2023, la Lombardie a perdu deux millions de votants (dont la moitié au centre-droite, qui avait remporté les élections quelques mois plus tôt) et le Latium a un million de votants en moins (dont un tiers perdu par le centre-droite).

Il y a encore trente ans, les inscrits aux partis représentaient plus de 8 % de la population, ils sont à présent moins de 2 %. Le Mouvement Cinq étoiles, parti de la gauche populiste, fondé en 2009, a obtenu en 2013 25 % des voix, est passé en 2018 à 32 % des voix pour retomber à 15,6 % de l’électorat en 2022. Fratelli d’Italia, le parti de la droite, fondé en 2012, a recueilli aux élections politiques de 2013 2 % des voix, à celles de 2018 4 %, et 26 % en 2022.

L’électorat italien montre donc bien peu d’intérêt pour la participation politique active, il est extrêmement volatil, et par conséquent les partis sont devenus de simples comités électoraux.

Dans les institutions se confirme l’instabilité des gouvernements caractéristique de toute l’histoire de l’Unité italienne, à la seule exception des vingt ans du gouvernement de Mussolini. Durant les 61 ans d’histoire du Royaume d’Italie, jusqu’au fascisme, 57 gouvernements se sont succédé. Durant les 75 ans d’histoire républicaine, de 1946 à 2023, l’Italie a connu 68 gouvernements. Pendant la première période comme pendant la deuxième, la durée moyenne des gouvernements a été à peine supérieure à un an. L’histoire de l’Italie républicaine ne semble pas se différencier, quant à la brièveté des gouvernements, de celle de l’Italie monarchique.

Néanmoins les trente dernières années de l’Italie républicaine se sont distinguées des cinquante années précédentes par l’alternance au gouvernement : de 1994 à 1996, c’est le centre-droite qui a gouverné ; de 1996 à 2001 le centre-gauche; de 2001 à 2006 à nouveau le centre-droite; de 2006 à 2008, à nouveau le centre-gauche; de 2008 à 2011 à nouveau le centre-droite, suivi par un gouvernement « technique » et des gouvernements d’alliances inédites en 2011-2014; gouvernements de centre-gauche en 2014-2018; nouvelles alliances inédites de centre-gauche et de centre-droite en 2018-2022; à partir de 2022 c’est à nouveau le centre-droite qui gouverne.

Dans l’évolution des institutions il semble donc que se manifestent les signes d’une certaine stabilisation des politiques.

La société continue à être divisée. La première division est la fracture historique, Nord-Sud, qui s’est accentuée ces dernières années. La distance entre Rome et Cosenza est à peu près égale à la distance entre Rome et Milan. Le voyage en train de Rome à Cosenza dure deux fois plus que de Rome à Milan. La culture courante, le type de rapports sociaux, le développement économique, l’efficacité des administrations publiques, le taux de scolarité présentent des différences entre le Sud et le Nord. Le Sud d’aujourd’hui est très différent de celui d’hier, mais la divergence avec le Nord subsiste.

La décroissance démographique a réduit en quelques années la population italienne de 60 à 59 millions d’habitants, dont 5 millions d’étrangers. Le nombre de retraités est aujourd’hui légèrement supérieur au nombre de travailleurs (indépendants et salariés) : les premiers sont 22.759.000; les travailleurs en activité sont 22.554.000 (mais au Sud il y a 1.244.000 retraités de plus que de personnes en activité).

La troisième différence porte sur l’efficience entre le secteur privé et le secteur public. Il y a peu de pays dans lesquels, comme en Italie, la bureaucratie soit quotidiennement mise en accusation, de toutes parts, pour sa lenteur et son absence d’efficacité.

Donc, à des fractures anciennes, comme celles qui existaient entre le Nord et le Sud et entre le secteur privé et le secteur public, s’en ajoutent de nouvelles, par exemple celle qui est due à la dénatalité.

  • Compensations et amortisseurs

Ralentissement de l’économie, crise de la politique, faiblesse des institutions, fractures sociales, produiraient un état de tension très forte, presque insupportable, si nombre de ces éléments ne trouvaient pas de compensations, c’est-à-dire en l’absence d’amortisseurs.

Premièrement : la richesse des familles compense un État pauvre et accablé de dettes : la dette publique est évaluée à 2763 milliards, mais la richesse nette (somme des immeubles d’habitation, des terrains, etc. et des dépôts, titres, actions, etc.) des familles est presque quatre fois supérieure, soit un total de 10.422 milliards, et le patrimoine global des familles augmente plus que le revenu du travail et des pensions de retraite. En outre, les deux tiers de la dette publique sont financés par les Italiens eux-mêmes. 

Si le rapport entre richesse privée et dette publique peut être vu comme un indice du peu de confiance des Italiens dans l’État, le chiffre mesurant la part de titres de la dette publique dont les Italiens sont propriétaires est, par contre, une preuve de leur confiance dans l’État.

En outre, actuellement l’Italie est sortie rapidement, en progression constante, de la crise économique, mieux que d’autres pays européens ; aucune des fractures que j’ai citées n’a provoqué de tensions sociales et politiques égales à celles que l’Italie a vécues durant les « années de plomb », et elles semblent même en voie d’ajustement.

En second lieu, en considérant le rapport entre travailleurs en activité et retraités en liaison avec le chômage important, la faible participation au travail et l’espérance de vie élevée (80,5 ans pour les hommes et 85,8 pour les femmes), on constate qu’une énorme main-d’œuvre est inutilisée, entre autres à cause de la croissance des espérances de vie. Je vois là une grande place pour l’application concrète du principe que les constituants, en 1947, dans l’article 4 de la Constitution, associèrent avec clairvoyance au droit des citoyens au travail : « Tout citoyen a le devoir d’exercer, selon ses possibilités et selon son choix, une activité ou une fonction concourant au progrès matériel ou spirituel de la société ».

En troisième lieu, si les Italiens montrent peu d’intérêt à participer activement à la vie politique, cela ne veut toutefois pas dire qu’il y ait une forte conflictualité avec la gestion publique, comme le démontre la raréfaction des grèves, due entre autres aux procédures d’atténuation et de conciliation et à la Commission de garantie pour la grève dans les services publics : le nombre de grèves générales et de grèves communes à plusieurs secteurs est à peu près semblable en 2011 et en 2021, et presque toutes ont été peu suivies. Donc, une société calme, peut-être apathique.

Quatrième point : il est vrai que les gouvernements sont de courte durée, mais ils n’en sont pas faibles pour autant. Les partis ont eu la force d’utiliser les « réserves de la République » (Ciampi, Dini, Monti, Conte, Draghi n’appartenaient pas au monde de la politique) et d’utiliser le personnel politique qui avait survécu à la fin de la Démocratie chrétienne, du Parti socialiste et du Parti communiste, comme Amato qui avait travaillé avec le socialiste Craxi, D’Alema, ex-leader du Parti communiste italien, Prodi, membre du parti politique Démocratie chrétienne qui avait été ministre de l’Industrie en 1978. En outre, les gouvernements ont étendu leur sphère d’influence, en absorbant une grande partie de la fonction législative (les normes sont, dans une large mesure, dictées par des décrets-lois, dont le nombre est très élevé, environ un par semaine). Enfin, il faut signaler la capacité de rénovation de la classe politique : en l’espace de quelques mois, deux femmes, l’une quadragénaire, l’autre âgée d’une trentaine d’années, ont été élues à la tête du gouvernement et à la direction de l’un des partis de l’opposition.

Cinquièmement, la fracture entre travailleurs en activité et retraités est compensée par les réformes qui, en 1995, ont entraîné l’extension, encore qu’échelonnée dans le temps, du système des cotisations pour le calcul des pensions de retraite et, en 2011, ont introduit le mécanisme d’indexation à l’espérance de vie et donc le report de l’âge de la retraite à 67 ans pour la retraite des vieux travailleurs. Malgré ses quelques pas en arrière, la réforme, qui garantit la viabilité du système des pensions de retraite à long terme, a été accueillie avec difficulté, mais sans tensions excessives.

Sixième point : la fracture entre le Nord et le Sud est compensée par les 2 millions environ de méridionaux qui sont passés ces vingt dernières années du Midi au Centre-Nord.

Enfin, la discordance entre le public et le privé est compensée par le recours à des moyens extérieurs, publics et privés, qui ont transformé l’État d’une pyramide en un réseau, puis d’un réseau en un archipel.

  • Un pays immobile ?

Pour conclure, peut-on dire que l’Italie est un pays immobile ? J’ignore la réponse à cette question. Je peux seulement vous présenter quelques réflexions en guise de conclusion.

Tenter de résumer en chiffres le vécu de la péninsule est une tâche impossible. Une suggestion méthodologique générale dans ce sens nous a été donnée, dès 1931, par Paul Valéry. Dans une page d’une grande perspicacité sur l’histoire, contenue dans ses Regards sur le monde actuel (P. Valery, Œuvres, Paris, Gallimard, 1957, I tome, p. 1412). Valéry écrivait : « l’histoire mélodique n’est plus possible. Tous les thèmes politiques sont enchevêtrés, et chaque événement qui vient à se produire prend aussitôt une pluralité de significations simultanées et inséparables. » Valéry s’opposait à simplifier la complexité de la réalité historique (l’historiographie comme « ensemble de tables chronologiques parallèles ») et à mettre les événements en séquence. Pour Valéry l’histoire est faite de plusieurs couches, inextricables, plus ou moins longues, mais rattachées les unes aux autres, en tension continue.

J’accepte le conseil de Valéry, et en premier lieu j’étends mon exploration bien au-delà des trente dernières années, en notant que l’évolution de la péninsule a été également, durant l’histoire plus lointaine, presque toujours cyclique : au cours de certains siècles, en particulier le XVIème et le XVIIIème, ont fleuri dans la péninsule des économies et des sociétés parmi les plus développées d’Europe, et donc du monde. Mais d’autres siècles sombres ont suivi, de stagnation, de sous-développement. Il faut donc faire attention non seulement aux évolutions, mais aussi aux cycles, aux inversions, aux retours en arrière.

Il faut, en second lieu, rappeler le destin du réalisateur de l’unité italienne. Cavour était né en 1810, Bismarck en 1815 et Gladstone en 1809 ; ils étaient contemporains. Cavour, l’artisan de l’unité, meurt en 1861, moins de trois mois après l’Unité d’Italie. Il n’en va pas de même pour Bismarck, l’artisan de l’unité de l’Allemagne, et pour Gladstone, rénovateur du gouvernement anglais. Bismarck, qui avait cinq ans de moins que Cavour, a été premier ministre en Prusse de 1862 à 1871 et chancelier impérial de 1871 à 1890. Il a gouverné 30 ans de plus que Cavour. Gladstone a été pendant quinze ans (de 1841 à 1866) chancelier de l’Échiquier, à une époque où le titulaire de cette fonction était très proche du premier ministre ; puis, pendant quatorze ans (encore qu’avec des interruptions) de 1868 à 1894, il a été premier ministre de l’Angleterre.

Troisièmement : l’Italie est un pays prismatique, plein de contradictions, d’asymétries, de déséquilibres, d’inégalités. Ces difficultés se compensent souvent, comme celles d’une personne qui boîte, mais la compensation produit de nouvelles contradictions.

Enfin, en Italie le poids du passé est d’une extrême importance : la modernité se répand en Italie avec trois siècles de retard, à cause des divergences, du sous-développement, de l’absence de démocratie, de la faillite du réformisme hérité de la philosophie des Lumières (mais aussi, sur le plan intellectuel, du formalisme, du dogmatisme, de l’hégélianisme), auxquels il faut ajouter la présence des États Pontificaux. L’État national unitaire est resté loin de la société. Il a obligé, il n’a pas influencé, incité, stimulé, éduqué. Son droit a été construit sur un modèle d’individu anomique et asocial et il a été légitimé par la force et par la menace de la force. Ses processus décisionnels ne sont jamais parvenus à dominer la complexité des pouvoirs publics modernes. Son paternalisme n’a jamais réussi à exploiter la rationalité de ses citoyens, ou leurs passions, ou leurs intérêts. En un mot, l’État est dépourvu d’un projet pour la société. Pour terminer sur une note positive, je voudrais relire un article de Gilles Céron publié par « Le Monde » du 6 mai 1978, dans la chronique « Au jour le jour » : « Rome, fin avril 2021. En raison des tragiques événements qui s’y succèdent, le soixante-quinzième anniversaire de la République italienne a été célébré très sobrement. On rappelle que les Italiens n’ont jamais eu le sens de l’État, à cause de leur longue histoire d’invasions et de morcellements, et que, dans ce climat d’effritement des institutions, les jours de la République italienne sont comptés. À cette occasion, le président de la République italienne a reçu de nombreux messages de sympathie, notamment ceux du premier ministre de la XIIe République française, des présidents de la Californie, du Wyoming et de quarante autres républiques d’Amérique du Nord, des rois de Murcie et de Galles et du grand-duc de Schleswig-Holstein ».

Marie-Françoise Bechtel

Merci infiniment, Monsieur le ministre, d’avoir su exprimer avec une telle concision les contradictions propres à votre pays, non sans y mettre un certain humour et, avons-nous cru reconnaître ici ou là, quelques éléments qui faisaient écho à la situation française.

Vous avez dit qu’il n’y a pas vraiment d’État en Italie, que c’est un pays prismatique dont les contradictions se nourrissent d’elles-mêmes et engendrent toujours, par les compensations, de nouvelles contradictions. Tout ceci est très riche mais aussi très déconcertant comparé à un pays comme le nôtre qui, comme dirait notre ami Stéphane Rozès, se reconnaît principalement dans la verticalité et notamment la verticalité de l’État. Nous connaissons, bien sûr, cette différence profonde entre nos deux pays mais je dirai que vous l’avez plutôt accentuée dans vos propos.

Peut-être vous posera-t-on une question tout à l’heure sur ce qui pourrait relever davantage de certaines ressemblances, au rang desquelles les formes que revêtent dans chacun de nos pays une certaine radicalisation de l’opinion. J’ai cru en discerner un autre exemple au début de votre propos quand vous avez parlé du poids de la dette publique, de l’importance du patrimoine privé. Vous avez parlé aussi de la façon dont l’épargne privée est mobilisée en assez grande partie au secours de la dette publique ou du financement public, peut-être pas autant qu’au Japon, par exemple, mais j’ignorais pour ma part ce trait. C’était très intéressant pour nous puisque notre situation est en ce point comparable. Vous avez parlé aussi de l’hétérogénéité du Nord et du Sud alors qu’en France l’analyse qui monte est celle de l’hétérogénéité des territoires et de l’archipélisation de la société française.

Les morcellements, les contradictions, les compensations, le mauvais état des finances publiques … en tout cela nous nous rejoignons, à une exception près qui est celle de la stabilité des institutions, du moins de la stabilité politique qui, quels que soient les événements du jour, marque notre pays à l’encontre de ce que l’on pourrait dire pour le vôtre.

Mais j’ai senti quand même beaucoup d’harmoniques dans ce que vous disiez au point que l’on peut se demander si des pays qui ont de tels points communs ne pourraient pas s’entendre davantage et manifester une synergie plus forte en Europe. Mais c’est une vaste question. Je vais maintenant donner la parole à un autre connaisseur de l’Italie dont j’ai dit tout à l’heure qu’il a consacré une partie de sa carrière à ce pays pour y réfléchir aussi sur l’Europe. Yves Mény va maintenant nous dire à sa façon où va l’Italie, à partir de quels fondamentaux sociaux et sociétaux, si j’en crois les thèses des différents ouvrages que j’ai rappelés tout à l’heure et qu’il a récemment publiés.

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Le cahier imprimé du séminaire “Où va l’Italie ?” est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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