Débat final, lors du colloque "Le défi du redressement économique de la France" du mardi 31 janvier 2023.
Débat final, lors du colloque « Le défi du redressement économique de la France » du mardi 31 janvier 2023.
Marie-Françoise Bechtel
Merci infiniment.
On ne peut pas dire que vous n’ayez pas ouvert de nombreuses pistes. Vous êtes en partie d’accord avec l’intervenant précédent. Vous vous êtes retrouvés sur les politiques « verticales » qui toutes conduisent à davantage d’interventions de l’État, intelligentes, ciblées, dans les domaines sensibles.
Selon vous la délocalisation n’est pas une fatalité. Peut-être pourrons-nous revenir sur ce point parce que nous avons quand même subi beaucoup plus que nous n’avons agi dans ce domaine.
Vous avez aussi pris l’exemple des secteurs où l’innovation est nécessaire. Ce point est, je crois, très important.
Enfin, les DARPA pays par pays que vous préconisez pour répondre à l’IRA ne sont pas européens en réalité.
Marie-Françoise Bechtel
Merci infiniment.
On ne peut pas dire que vous n’ayez pas ouvert de nombreuses pistes. Vous êtes en partie d’accord avec l’intervenant précédent. Vous vous êtes retrouvés sur les politiques « verticales » qui toutes conduisent à davantage d’interventions de l’État, intelligentes, ciblées, dans les domaines sensibles.
Selon vous la délocalisation n’est pas une fatalité. Peut-être pourrons-nous revenir sur ce point parce que nous avons quand même subi beaucoup plus que nous n’avons agi dans ce domaine.
Vous avez aussi pris l’exemple des secteurs où l’innovation est nécessaire. Ce point est, je crois, très important.
Enfin, les DARPA pays par pays que vous préconisez pour répondre à l’IRA ne sont pas européens en réalité.
Philippe Aghion
Je ne voudrais pas qu’ils se fassent à vingt-sept. Je ne veux surtout ni veto ni « I want my money back ». Je veux donc une « coalition of the willing », surtout avec les grands pays.
Marie-Françoise Bechtel
Vous savez qu’une certaine logique européenne va avoir du mal à s’insérer dans ce cadre. Cela pose de lourds problèmes politiques, très intéressants d’ailleurs. Vous souhaitez donc des DARPA entre pays volontaires. Et même un DARPA avec le Royaume-Uni, ce qui est pour ma part une piste extrêmement intéressante. Si l’on ajoute le fait que l’Allemagne a besoin d’investir, comme vous l’avez dit tous les deux, et n’est pas dans une situation très brillante, notamment à cause du coût de l’énergie … des jeux sont peut-être possibles en Europe.
Sur le système, vous avez été très clair, presque cynique. Vous avez dit les choses comme elles sont, y compris le fait que les pays doivent afficher une volonté structurelle dans un certain nombre de domaines, de manière à passer par la solution Draghi, c’est-à-dire finalement l’endettement européen qui permet aux États de mener leur propre politique industrielle. Je donne la parole à notre président-fondateur à qui toutes ces questions doivent parler particulièrement, puisqu’il fut quand même le premier en 1983, comme vous l’avez rappelé, à avoir dénoncé l’affaissement industriel qui menaçait la France. Il n’a pas eu beaucoup de raisons d’être plus optimiste dans les années qui ont suivi…
Jean-Pierre Chevènement
Puisque vous m’y invitez je ne vais pas me dérober.
J’entends le discours de Louis Gallois. C’est un discours de sévère mise en garde contre toutes les faiblesses qui se sont accumulées depuis tant et tant d’années, près de quarante ans.
J’entends le discours de Philippe Aghion, un discours que j’ai bien entendu depuis quarante ans, le discours qui fait appel à l’innovation, à l’ouverture, à la plasticité, à l’agilité … et à l’enthousiasme surtout. Parce que je suis frappé de l’enthousiasme que Philippe met dans ses propositions.
Mais je suis un peu revenu de tout cela. Il y a quarante ans, en 1983, j’entendais déjà ce discours et je vois les résultats. Il faut bien constater que tout ce que l’on attendait de l’Europe, par exemple, ne s’est pas du tout réalisé. C’est un discours de « wishful thinking », comme on dit. Mais la réalité c’est que nous avons offert notre marché.
Il est un point sur lequel je ne suis pas vraiment d’accord – abattons nos cartes sans frémir – : le mot « protectionnisme ». Je ne l’emploie pas pour ne pas vous heurter mais valoriser son marché intérieur, en faire un levier de développement, c’est ce qui a magnifiquement réussi à l’Allemagne depuis la fin du XIXème siècle. Au contraire de l’Allemagne, la France exporte ses capitaux, ses technologies, se retrouve avec une montagne d’actifs à l’étranger et, en même temps, du chômage
à domicile. L’Allemagne, depuis la fin du XIXème siècle, développe son marché intérieur et, inversement, s’efforce de préserver ses pépites. Notre politique n’est pas du tout celle-là. C’est le contraire.
J’ai entendu Philippe Aghion citer comme exemple l’offre faite à Siemens d’absorber Alstom. Parce que c’est bien ce dont il s’agissait. Il n’y aurait eu aucune plus-value, aucun bénéfice à tirer de cette fusion. D’ailleurs le carnet de commandes d’Alstom est bien garni. Alstom a absorbé Bombardier deux années plus tard et se porte très bien. Qu’offrions-nous ? Nous offrions essentiellement le PDG, M. Poupart-Lafarge, qui devait devenir le PDG de l’ensemble. Mais quel marché ? Quel développement technologique ? Rien ! C’est l’exemple même de ce discours illusoire qui nous fait croire en la construction d’un champion européen capable de résister aux champions chinois.… si ce raisonnement était vrai il s’appliquerait dans tous les domaines car dans tous les domaines le marché chinois est considérablement supérieur à la somme du marché français et du marché allemand.
Donc je mets en garde, non pas contre l’enthousiasme, il est bien nécessaire, mais il faut appliquer des méthodes qui puissent réussir. Vous avez cité l’exemple de la DARPA américaine. Je suis tout à fait d’accord, c’est ce qui a permis aux Américains de développer leur secteur industriel dans les technologies de pointe. Si on peut faire la même chose en France et en Europe, c’est ce que j’appelle un protectionnisme intelligent. Donc ne nous défions pas a priori du mot protectionnisme. Parlons plutôt du développement du marché intérieur, de ce qui nous permettrait de le préserver. Si on peut faire venir des investisseurs étrangers j’en suis mille fois d’accord. Mais là n’est pas l’unique recette. Et je mets en garde contre le discours unilatéral qui, tenu depuis quarante ans, non seulement n’a rien donné de bon mais a donné beaucoup de mauvais.
Aujourd’hui il faut modifier la trajectoire. Comment peut-on le faire s’il n’y a pas un choc psychologique, peut-être culturel ? Je me méfie un peu de cette « révolution culturelle » mais je pense à un choc comme celui qui est intervenu à la Libération, qui a donné le CNR. Le programme du CNR était un véritable enthousiasme productif qui s’est manifesté toutes opinions confondues. De Maurice Thorez au général De Gaulle il y avait une sorte d’unanimité. Mais si on ne retrouve pas confiance dans les capacités de la France… Je dis bien « de la France » car j’ai écouté avec attention Louis Gallois : « Il ne faut pas beaucoup attendre de l’Europe », nous a-t-il dit, laissant entendre qu’il faudrait quand même attendre un peu plus de la France. Je ne pense pas avoir déformé sa pensée
secrète. C’est cette croyance en la France et dans les capacités de la France qui a manqué et qui manque aujourd’hui terriblement. Le retour de cette confiance en la France serait bon pour l’Europe parce que nous aurions un pouvoir de marchandage, nous pourrions discuter avec nos amis allemands qui eux ne se gênent pas pour défendre leurs intérêts dans tous les domaines. Prenons l’exemple du nucléaire, de l’hydrogène, de beaucoup d’autres choses, de la taxonomie … on se met le doigt dans l’œil jusqu’au coude avec cette histoire de taxonomie. Il est temps de réagir mais cette réaction est éminemment politique et elle doit naturellement transcender tous les clivages et rassembler toutes les volontés. C’est une petite mise au point.
Philippe Aghion
Nous ne mettons pas les mêmes mots derrière les mêmes choses. Quand je parlais de protectionnisme je faisais référence à la hausse de tarifs qu’aurait pu tenter l’Europe. Évidemment les politiques volontaristes d’investissement et d’innovation telles que l’Allemagne les a menées sont exactement ce que je recommandais que nous fassions. Nous sommes donc d’accord sur ce point. Le mot protectionnisme signifie pour moi hausse de tarifs, barrières douanières, etc. L’excédent de 20 milliards du commerce allemand dans les produits anti-covid était imputable à l’investissement et à l’innovation, non à une hausse des tarifs.
Je suis très favorable à une politique de l’offre qui ait à la fois une dimension horizontale et une dimension verticale de choix de secteurs où nous sommes très actifs. N’attendons pas que cela vienne de l’Europe. La France doit s’engager. C’est la raison pour laquelle j’ai applaudi au plan d’investissement « France 2030 ». Il faut maintenant revoir la gouvernance de « France 2030 », une grosse machine diésel qui met beaucoup de temps à se mettre en marche. Il faut une politique très volontariste de réindustrialisation par l’innovation. Quand je dis innovation, c’est au sens large : permettre de nouvelles entreprises, de nouvelles technologies, etc. Dans mon esprit c’était un appel à la politique de l’offre avec une dimension verticale importante et sans attendre que tout vienne de l’Europe.
Ceci dit, on peut aussi se bagarrer au niveau européen pour obtenir que les instances européennes facilitent cette politique de réindustrialisation par l’innovation.
En parlant d’Alstom-Siemens je voulais dénoncer le fait qu’on que nous portons trop d’attention aux parts de marché et que nous menons une politique de concurrence trop statique, pas assez dynamique. Il se peut que cette fusion ait été une mauvaise décision pour d’autres raisons. Mais l’argumentaire qui avait été donné à l’époque n’était pas selon moi convainquant.
Je pense plus généralement qu’il faut moderniser la politique de concurrence européenne qui était très centrée sur l’Europe. Nous n’observions pas assez notre concurrence avec les Chinois et les Américains. Notre politique de concurrence européenne était trop « inward-looking ». Je pense que là il y a effectivement quelque chose qui doit changer.
Marie-Françoise Bechtel
Une chose est de ne pas trop attendre l’Europe et l’autre chose de ne pas se laisser bloquer par des règles européennes auxquelles nous avions consenti mais qui pour une grande partie d’entre elles sont quand même désuètes. Il peut s’ensuivre un affrontement avec les institutions européennes que, me semble-t-il, on ne pourra pas éviter dans ce domaine.
Louis Gallois
Sur ce débat du protectionnisme je suis sensible à ce que dit Philippe Aghion sur le fait que nous sommes aujourd’hui dans des économies ouvertes. Toutefois une chose me paraît nécessaire, c’est une politique de réciprocité. Cette politique de réciprocité est admise à Bruxelles dans les mots mais pas dans les faits. Cela parce que les Allemands le plus souvent s’y opposent. L’Allemagne est un pays mercantiliste qui a fondé son développement non pas sur son marché intérieur mais sur les marchés étrangers, en particulier européen, chinois et américain. Donc l’Allemagne défend son mercantilisme et s’oppose à toute expression de la réciprocité. Philippe Aghion évoquait les trains chinois … va-t-on admettre les trains chinois au prétexte que le premier TGV ICE (InterCity Express) roulant en Chine était un ICE allemand ? Depuis, il n’y a pas un train étranger qui soit entré en Chine. Ils ont acheté l’ICE, ils l’ont copié, amélioré … Les Chinois ont des trains magnifiques ! Mais plus aucun train ne rentre en Chine. Les marchés publics chinois ne sont pas ouverts. Comment se fait-il que les autobus chinois puissent accéder au marché européen ? [1] Il en est de même pour les États-Unis. Les réglementations de sécurité ne sont pas les mêmes. Je me souviens de l’époque où Bic a failli disparaître parce que les importations de Chine ne respectaient pas les règles de sécurité qu’on imposait à Bic. Donc je crois qu’il y a beaucoup à faire sur la réciprocité. Cela me paraît tout à fait important.
Sur « France 2030 » je partage votre diagnostic. J’étais favorable à « France 2030 ». Mais je ne vois pas ce que va être la gouvernance de ce programme. Pour avoir une gouvernance énergique il faut des opérateurs, des relais compétents (il y en a un : la DGA, notre petite DARPA). Il est absolument essentiel que nous ayons des opérateurs compétents – puisque les ministères ne le sont plus – qui puissent lancer des compétitions sur de nouveaux projets. Sur l’hydrogène il y a une dizaine de start-up qui se lancent en France. Finançons-les et mettons-les en concurrence ! Mais je dois dire que « France 2030 » depuis la rue de Babylone – que j’ai fréquentée puisque j’ai été commissaire à l’investissement – ne me paraît pas être l’instrument qui permettra de mettre en œuvre les innovations du futur.
Marie-Françoise Bechtel
Vous êtes d’accord sur l’idée d’avoir de gros opérateurs financés par la puissance publique.
Jean-Pierre Chevènement
Je ne veux pas laisser planer une ambiguïté sur les propos que j’ai tenus et la signification qu’ils ont. C’est un regard historique que j’ai promené sur le développement comparé de l’Allemagne et de la France. La promotion du marché intérieur allemand était la grande affaire de la fin du XIXème siècle. Et cette politique sera continuée entre les deux guerres et par Hitler. L’Allemagne se reconstruira très vite sur cette base et dès que son marché intérieur sera trop étroit il y aura le Marché commun (1957).
Si on veut raisonner dans des termes qui aient une signification, regardons ce qu’exportent les Allemands : 400 milliards sur la zone euro, 100 milliards sur les États-Unis, plus de 100 milliards sur la Chine. C’est quand même sur l’Europe que l’Allemagne assoit son développement et son excédent commercial extérieur qui est d’ailleurs en voie de rapide réduction du fait de la chute de ses exportations et de la croissance du coût des importations. Ce système est en train de voler en éclats. Les Américains se ferment (législation IRA). Les Chinois se ferment également. Par conséquent l’Allemagne se ferme. C’est le cas, plus généralement, de l’Europe mais c’est particulièrement vrai de l’Allemagne, se trouve face à des défis qu’il lui est difficile de relever. Il faudrait réfléchir à la manière dont l’Europe peut les relever collectivement. L’Allemagne pense encore qu’elle peut s’en sortir par le libre-échange.
Le marché européen, le grand marché unique, tout cela est très bien mais à condition qu’il y ait réciprocité.
Marie-Françoise Bechtel
Ce que vous dites trouve un écho dans l’ouvrage de François Lenglet qui a fondé son analyse sur l’idée que l’affaire du marché ouvert part maintenant en éclats.
Quelles conséquences allons-nous en tirer, notamment pour l’Europe qui maintient une sorte d’énorme marché libéral, le marché unique, avec des règles super libérales au sein d’un monde où les marchés se réveillent et où le marché mondial n’existe plus ?
Philippe Aghion
Comment Louis Gallois et Jean-Pierre Chevènement voient-ils la manière de réformer l’OMC qui est quasiment « en mort cérébrale » ?
Louis Gallois
L’OMC est en mort cérébrale. Elle est morte le jour où on y a fait rentrer la Chine. C’est le ver dans le fruit.
Marie-Françoise Bechtel
Avec de fausses promesses de la part de la Chine… Elle est peut-être aussi en état de mort cérébrale du fait que les États-Unis ne nomment plus leurs juges dans la commission de règlement des litiges, ce qui fait que l’OMC ne peut de toute façon pas aller au bout de sa logique.
Philippe Aghion
On a pensé que la politique allait se réformer par l’économie. On a fait la même erreur avec la Russie.
Gérard Naudin
Vous n’avez pas parlé des pôles de compétitivité. Ils sont nombreux en France mais ils ne concernent que des chercheurs. En Allemagne, ces pôles de compétitivité rassemblent plutôt des technico-commerciaux et toute la R&D est orientée vers la commercialisation des produits, à l’inverse de la France. Et dans les pôles de compétitivité français les entreprises envoient souvent des « petits techniciens », des personnes qui n’ont pas toujours l’envergure nécessaire.
Louis Gallois
Un certain nombre des territoires que j’ai cités étaient des pôles de compétitivité. Les pôles de compétitivité ont joué leur rôle. Ça continue un peu. Quelques-uns sont dynamiques mais beaucoup battent de l’aile.
Dans la salle
Merci pour tout ce que nous avons entendu.
Vous n’évoquez pas le problème de la bureaucratie française. Il semblerait que pour construire une usine en Allemagne il faut trois ans, en France il faut huit ans. C’est un frein énorme à tout projet.
Vous parlez beaucoup d’évaluation des programmes mis en place. La Cour des comptes fait du bon travail et fournit souvent des rapports de qualité. Mais son rôle n’étant que consultatif on a l’impression qu’elle fait un travail magnifique qui ne sert pas à grand-chose.
Philippe Aghion
Je suis absolument d’accord. Il y a en France trop de « Red tape » (paperasses, réglementations formelles), trop de bureaucratie, trop de procédure. On le constate même dans « France 2030 ». Les universités d’excellence en Allemagne ont très bien marché. En France les IDEX étaient des usines à gaz car elles étaient trop grosses. À Toulouse, Jean Tirole ne s’est maintenu qu’après avoir obtenu du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche une promesse d’indépendance administrative, scientifique et financière.
Louis Gallois
Je ne partage pas totalement ce point de vue. S’il est vrai qu’à Toulouse c’était la foire d’empoigne d’autres IDEX ont bien fonctionné…
Philippe Aghion
C’est un peu compliqué. Par crainte que des projets démarrés ne puissent jamais être évalués puis arrêtés nous avons tendance à rendre très difficiles les sélections de projets ex ante et nous créons souvent des usines à gaz et des procédures trop compliquées. C’est pourquoi l’évaluation va de pair. Une bonne évaluation et la possibilité d’arrêter un projet qui ne marche pas permet de laisser davantage de projets démarrer.
Vous avez raison sur les deux choses.
La Cour des comptes en elle-même travaille très bien mais il existe maintenant toute une série de mesures permettant d’améliorer les critères d’évaluation (brevets, productivité) des politiques d’innovation.
Les moyens de la Cour des comptes sont insuffisants, notamment par rapport à ceux de son équivalent américain, le Government accountability office (GAO).
Marie-Françoise Bechtel
La Cour des comptes est excellente quand elle évalue à long terme les effets des politiques publiques. Par exemple, il n’y a pas si longtemps, elle a rendu un rapport montrant qu’un partenariat public-privé coûtait en réalité à long terme aux finances publiques. Mais, le jour où il faut saisir une politique publique à l’instant T sur l’année, « Attention, trop de dépenses ! », alerte-t-elle. La Cour des comptes est dans l’ambiguïté : elle évalue les politiques à long ou moyen terme, y compris donc les effets induits de politiques publiques … qu’elle s’attache à sanctionner parce qu’elles coûtent trop dans l’immédiat ! J’avais eu un échange sur ce sujet avec Didier Migaud, à l’époque premier président de la Cour des comptes.
Il est donc vrai qu’il nous manque d’un côté un outil qui évaluerait les effets, y compris les effets induits, des politiques à moyen terme, voire à long terme, et de l’autre côté un outil pour évaluer les comptes sur l’année. C’est nécessaire. Mais je crois que cet outil doit quand même être subordonné aux politiques publiques.
Louis Gallois
Puisque nous parlons de bureaucratie je citerai l’exemple de Safran (deuxième équipementier aéronautique mondial) qui au bout de deux ans n’avait toujours pas l’autorisation d’implanter une usine ! Le patron a poussé un grand coup de gueule, c’est monté jusqu’au Président de la République qui est intervenu pour que Safran obtienne l’autorisation d’implanter son usine…
J’attire l’attention sur une nouvelle vague de réglementations environnementales qui posent de véritables problèmes. Le président de la communauté de communes d’Alès m’expliquait que, n’ayant pas le droit d’artificialiser des sols, il ne pouvait implanter des usines que sur des friches industrielles. Or le succès de la politique d’industrialisation du territoire faisait qu’il lui restait 4 hectares … après quoi il ne pouvait plus rien implanter, pas même une boulangerie. Le Président de la République, sensible au sujet, a demandé à ce que ces règles soient assouplies. Aucun effet sur le terrain ! Les fonctionnaires en charge de ce dossier n’ont pas entendu le message du Président de la République. Le préfet, embarrassé – s’il passe outre l’avis de ses services il peut être l’objet de contentieux, suscités d’ailleurs par ses propres services -, reste coi. Ce qui est vraiment catastrophique.
Marie-Françoise Bechtel
Vous pouvez ajouter à cela qu’une des lois votées sous le quinquennat Hollande a encore complexifié les choses : entre les schémas régionaux de défense du tourisme, les schémas de préservation de territoire qui doivent s’articuler avec les schémas urbains et les schémas d’État … c’est vraiment à n’y rien comprendre ! Sans compter la très forte pression des groupements écologistes qui entrent dans ces niches pour bloquer un certain nombre de projets.
Louis Gallois
L’entreprise Bridor voulait installer une usine de viennoiserie en Bretagne (500 emplois, 250 millions d’investissement). Après s’être heurtée sur le plan local à l’opposition des écologistes (aux prétextes de l’artificialisation des sols et des émissions de carbone liées à l’exportation de ses produits (…) Bridor a décidé d’’installer son usine à l’étranger !
Alain Dejammet
Nous avons l’occasion d’avoir à la tribune des avocats passionnés et
passionnants, éloquents, persuasifs …
La plupart des sociétés du CAC 40 avaient leur siège social à Paris, sauf deux entreprises d’une certaine taille, Michelin, dont le siège social est à Clermont-Ferrand, et Legrand à Limoges. Ces deux entreprises sont en train d’agiter la menace de se délocaliser à Paris en raison des difficultés des liaisons ferroviaires entre limoges, Clermont-Ferrand et Paris. Limoges est une vieille ville ouvrière encore très active il y a trente ou quarante ans. Quand j’habitais New York j’étais heureux, en remontant Madison Avenue, de voir les vitrines de Bernardaud, marchand de porcelaine, et de Weston [2]. Haviland [3] était également encore présent.
Les dirigeants de ces sociétés pensaient qu’il était possible de créer une petite bretelle ferroviaire entre Limoges et Poitiers pour se brancher sur le TGV, ce qui aurait mis Limoges à une distance tout à fait raisonnable de Paris. Y a-t-il une possibilité pour que l’on puisse surmonter l’obstacle – opposé, je crois, par Ségolène Royal – lié à un bataillon de crapauds-buffles qui copulent entre Limoges et Poitiers et qu’il ne faut pas déranger ? Il semblerait que cet argument avait convaincu à l’époque le Président de la République, M. Hollande.
Autrefois les candidats à l’élection présidentielle étaient soumis à un examen de passage au cours duquel on les interrogeait sur la part du nucléaire dans l’électricité française. « 70 % », répondaient-ils tous. Or il me semble que vous avez évoqué ce chiffre de 70 % de nucléaire dans l’électricité française comme un objectif. Je voudrais savoir si ce chiffre, qui personnellement me comble de bonheur (je suis l’un de vos fidèles depuis longtemps), est un peu crédible actuellement auprès des milieux attachés au sort des crapauds-buffles.
Louis Gallois
Sur le barreau ferroviaire Poitiers-Limoges deux Présidents de la République corréziens s’étaient investis, Chirac et Hollande. Il coûterait environ 3 milliards d’euros. Je ne parierais pas un kopeck sur sa construction. En revanche je pense qu’il faut dépenser 700 ou 800 millions d’euros pour faire une ligne correcte entre Poitiers et Limoges parce qu’actuellement il faut près de deux heures pour faire 80 kilomètres, ce qui est un scandale. Il faut redresser la ligne, la moderniser de telle manière que les rames TGV puissent aller jusqu’à Limoges, même si elles n’y vont pas à 300 km/h mais à 160 ou 220 km/h, ce qui pour 80 kms n’est pas dramatique. Donc je pense qu’il y a une solution intermédiaire qui coûterait moins que la ligne à grande vitesse.
Il se trouve qu’une partie de ma famille habite Limoges et je sais que Legrand menace de quitter Limoges parce qu’il ne peut plus y attirer de cadres [4]. C’est pourquoi je disais que l’énergie locale doit être accompagnée par l’effort de l’État.
Alain Dejammet
Y a-t-il selon vous une petite chance pour que cette proposition modérée, raisonnable, de permettre au TGV d’arriver jusqu’à Limoges et peut-être même jusqu’à Figeac soit écoutée et suivie d’effet ?
Louis Gallois
C’est la proposition d’un vieux retraité qui n’a absolument aucune chance d’être entendu dans la situation de pénurie d’argent qui marque la SNCF qui doit, en même temps, faire un certain nombre de lignes à grande vitesse et rénover son réseau qui est en mauvais état. Il y a fort à faire.
La part de 70 % de nucléaire dans notre électricité est-elle un chiffre crédible ? Cette part était montée jusqu’à 80 % à une époque où la fiabilité des centrales nucléaires était de 80 %. C’est-à-dire que pour une puissance théorique de 100 on pouvait compter sur 80. Actuellement, sur une puissance théorique de 100 on compte sur 60. Le nucléaire français a perdu beaucoup de sa capacité réelle de puissance. Il faut évidemment, à travers les opérations de jouvence en cours, commencer par remonter la capacité des centrales actuelles.
L’objectif d’une part du nucléaire de 50 % au plus, qui est actuellement celui de la programmation pluriannuelle de l’énergie, nous place dans une situation où il faudrait 50 % de renouvelables. Or on ne peut pas fonctionner avec 50 % de renouvelables. Donc il faudra du gaz pour faire la soudure et pour nous mettre à l’abri des périodes hivernales.
Le nucléaire est pour moi incontournable. Pour atteindre les 70 %, il faudra construire une vingtaine de réacteurs d’ici 2050. La discussion est entre 20 et 24. Cela veut dire qu’au-delà des 14 promis par le Président de la République il faut en construire au moins 6 de plus. Et, après accord de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), il faut prolonger les centrales actuelles jusqu’à 60 voire 80 ans. L’ASN vient de dire qu’elle était prête à examiner les conditions d’une prolongation de 80 ans. Je ne suis pas un technicien, mais je pense que ce n’est pas hors de portée puisque les Américains sont en train de le faire avec des technologies identiques aux nôtres.
Dans la salle
Vous avez parlé des investissements qu’il faudrait faire (dans le nucléaire, dans l’industrie, etc.), ce qui demandera de nombreux milliards. Faut-il créer une caisse supplémentaire, c’est-à-dire prélever de l’impôt ou faire des baisses de dépenses massives ? Mais où ? Il faut aussi baisser les impôts pour certaines économies qui en ont besoin.
Philippe Aghion
J’étais dans le Comité action publique 2022 (CAP 22) qui a été un échec. C’était vraiment une armée mexicaine. Nous étions 40 (économistes, cadres du secteur public et privé, élus) et Bercy pilotait. C’est exactement ce qu’il ne fallait pas faire. Quand ils ont fait une réforme de l’État, les Suédois ont mis le dossier dans les mains de trois ou quatre personnes, lesquelles ont produit un rapport décapant qui a conduit à « agenciser » beaucoup de choses et à transformer l’État en profondeur. Je n’érige pas la Suède en modèle de ce qu’il faut faire mais disons que leur méthode était plus décapante.
La réforme de l’État est à repenser.
Des réformes doivent viser à réduire les dépenses récurrentes et augmenter le taux d’activité. C’est une question de crédibilité. Il faut à cette fin faire des investissements de croissance. En augmentant le taux de croissance l’État augmente sa capacité à rembourser sa dette à long terme. C’est l’approche Blanchard pour qui ce qui compte est l’écart entre le taux d’intérêt (r) que le gouvernement verse à ses emprunteurs et le taux de croissance nominal (g) de l’économie. Si le taux de croissance est supérieur au coût de l’emprunt public, on est crédible. D’où la nécessité de faire des investissements de croissance. Cela donne une certaine marge (le gouvernement peut reconduire sa dette, voire se permettre un léger déficit primaire tout en voyant son ratio dette publique sur PIB décliner sans avoir eu à augmenter ses impôts). Mais cette politique d’investissements de croissance n’est pas moins exigeante car elle soumet à des critères de gouvernance et d’évaluation qui n’existaient pas jusque-là. C’est cette approche tout à fait révolutionnaire que je tente d’imposer. En effet, si nous voulons faire 100 milliards d’économies nous ne pourrons même plus financer la transition énergétique et nous laisserons aux générations futures une dette à la fois monétaire et environnementale. Nous devons donc regarder les deux dettes en parallèle, la dette environnementale et la dette monétaire.
Marie-Françoise Bechtel
La réforme de l’État (un sujet qui m’a passionnée), qui a connu plusieurs vagues, est généralement mal pensée. En effet, on en a généralement une vision extrêmement restrictive selon laquelle il est nécessaire de supprimer des fonctionnaires sans même s’être interrogé sur l’utilité des différentes fonctions, ce qui serait la première des choses.
La première des réformes de l’État voudrait selon moi que l’on s’attaque à la bureaucratie, un véritable mal de notre administration … que je crois connaître un peu.
J’ajouterai que l’on confond souvent la bureaucratie avec la centralisation. Contrairement aux apparences, les indicateurs montrent que la France n’est pas un État très centralisé en termes de compétences rapportées aux ressources financières des collectivités (l’État le plus centralisé d’Europe est le Royaume-Uni). Ce sont des études objectives. Ce sont des chiffres et des réalités. Réduire la bureaucratie en France – avant toute autre réforme – relèverait d’une réforme qualitative de l’État. Par exemple, au lieu d’avoir quatre administrations qui s’occupent de la même chose, je préconise de désigner un chef de file administratif qui aurait obligation de répondre dans un certain délai. Ce sont des choses de bon sens que nous pourrions être amenés à faire à une assez vaste échelle.
Quant à la réforme par les agences, c’est une catastrophe. J’ai siégé à l’ONU au comité d’experts en administration publique dans ces années-là. On cite en exemple le Canada qui a transformé un certain nombre de missions administratives en agences, comme l’a fait le Royaume-Uni … qui en est revenu d’ailleurs, réembauchant beaucoup de fonctionnaires qu’il avait extériorisés dans les agences. Les Canadiens se sont à un certain moment trouvés pris dans de telles affaires de corruption liées au fonctionnement de ces agences qu’eux-mêmes sont revenus sur cette réforme.
Soyons donc prudents au moment de toucher aux structures.
Il ne faut pas renoncer à une réforme de l’État. Elle est nécessaire. Mais les exemples étrangers, « les exemples vivants sont d’un autre pouvoir »… Regarder les exemples étrangers c’est aussi se garder des idéologies qui ont été très énergiquement vendues, ce « new public management » que les Britanniques et les Néo-Zélandais à une époque ont tenté non sans succès de propager dans le monde jusqu’au moment où on s’est rendu compte que l’offre était plus belle que la marchandise.
Dans la salle
Ma question porte sur un point dont je ne sais pas si c’est un point de détail ou s’il appelle des développements. J’apprends que les Français ont du mal à fabriquer un EPR. Je lis que les Chinois en ont fabriqué deux. Qu’est-ce qui empêche les Français de demander un coup de main aux Chinois pour terminer l’EPR ?
Louis Gallois
L’EPR chinois n’est pas tout à fait l’EPR français. Les Chinois ont été capables d’opérer un certain nombre de simplifications que nous n’avons pas opérées parce que l’EPR français est parti sur une double base Framatome-Siemens. Il faut se rappeler qu’au départ Siemens était partie prenante dans Flamanville. Il n’en reste pas moins que plusieurs rapports, notamment le rapport Folz [5], ont montré qu’il y avait eu des défauts d’organisation du programme. Il s’agit en effet davantage de défauts d’organisation et de gestion du programme que de défauts de compétences. Ceci étant dit, certaines compétences ont manqué à Flamanville. On a cité la soudure et le contrôle qualité.
Je suis d’accord avec vous, on peut recourir à ceux qui sont compétents. Je signale qu’il y a à Flamanville des soudeurs américains. On fait donc appel à de l’expertise : Flamanville est d’ailleurs une tour de Babel, ce qui pose un problème sérieux … c’est qu’il n’y a pas trois personnes qui parlent la même langue !
Je pense que sur le nucléaire la France ne doit pas faire cavalier seul. Il y a dix pays en Europe qui veulent faire du nucléaire. Ils ne sont pas tous manchots. Ensemble, au-delà du lobbying à Bruxelles, des positions à prendre au Conseil européen, où il faut que nous affirmions ce bloc pronucléaire, il y a aussi des choses à faire ensemble ou au moins de manière coordonnée en termes de formation des compétences des salariés, de recherche sur la quatrième génération (réacteurs à neutrons rapides, le SMR, etc.). Travailler avec d’autres pays qui sont intéressés par le nucléaire et qui ont des compétences serait très utiles.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup.
Nous allons conclure.
Ce colloque – peut-être cela donne-t-il raison à François Lenglet – se tient à un moment de tournant, de basculement. Encore faut-il bien mesurer les contraintes qui sont les nôtres, vous les avez l’un et l’autre évoquées, avant de regarder les pistes possibles. En très gros, si François Lenglet a raison en parlant du retour du politique, cela se traduit dans un pays comme le nôtre par le retour de l’État. Nous avons évoqué le rôle de l’État initiateur en recherche-éducation, le rôle de l’État incitateur en matière d’innovation, le rôle de l’État planificateur.
Le seul que nous n’ayons pas évoqué, le réservant pour un prochain colloque sur les enjeux énergétiques, est l’État propriétaire d’entreprises comme EDF par exemple.
Je vous remercie et je remercie infiniment les deux intervenants.
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[1] Sur la base de la garantie de la qualité des produits et de la garantie de service à l’étranger, Yutong Bus a obtenu, après un schéma stratégique à long terme, la certification de véhicule UE WVTA et est officiellement entré sur le marché européen en 2004. La performance des ventes a également commencé à entrer dans la voie de développement rapide depuis 2011 et a maintenant vendu 5,917 unités. En France, en Grande-Bretagne, en Slovaquie, en Norvège, en Islande et dans d’autres pays européens, de plus en plus de bus Yutong sont visibles. »
[2] Malgré la consonance anglo-saxonne de son nom, Weston est une entreprise de chaussures de luxe française, fondée en 1891 à Limoges, par Édouard Blanchard, bottier
[3] Haviland, un nom synonyme de l’art du luxe à la française qui perdure jusqu’à aujourd’hui. En 1842, David Haviland fait de Limoges la capitale mondiale de la porcelaine et crée en 1838 une entreprise d’importation de faïence et porcelaine à New York.
[4] Née à Limoges en 1860, l’entreprise Legrand, l’unique entreprise du CAC 40 de Nouvelle-Aquitaine, qui se présente comme « le spécialiste mondial des infrastructures électriques et numériques du bâtiment » et emploie 1 200 salariés en Limousin, a récemment dénoncé les retards et les modifications horaires des trains vers Paris, menaçant de quitter Limoges si rien n’est fait pour améliorer la desserte entre la capitale et Limoges.
[5] Ce rapport commandé à l’instigation du ministre Bruno Lemaire par le président directeur général d’EDF à Jean-Martin Folz, personnalité reconnue du monde industriel (il a été jusqu’à sa retraite président directeur général du groupe PSA Peugeot Citroën et est encore aujourd’hui président du conseil d’administration d’Eutelsat) avait pour finalité d’analyser les causes des dérives de coût et de délai du réacteur de 3ème génération en cours de construction à Flamanville.
Le cahier imprimé du colloque « Le défi du redressement économique de la France » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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