Défense et illustrations des valeurs de la République : deux contributions précieuses

Note de lecture croisée sur les ouvrages de Jean-Éric Schoettl, La démocratie au péril des prétoires : de l’État de droit au gouvernement des juges (Gallimard, Le Débat, 2022) et de Benjamin Morel, La France en miettes : Régionalismes, l’autre séparatisme (Le Cerf, 2022) par Marie-Françoise Bechtel, présidente de la Fondation Res Publica.

Fait remarquable et, peut-on espérer, porteur d’avenir. Si les valeurs de la République sont constamment saluées dans un consensus qui, pour le moins, peut laisser songeur, rares, beaucoup plus rares sont les contributions qui s’attachent à articuler ces valeurs avec le réel. Nous sommes donc particulièrement heureux à la Fondation Res Publica de saluer deux contributions remarquables à cette vision animée de l’intérêt général, de l’Etat et de la souveraineté nationale. Nous en sommes d’autant plus heureux que, différents dans la forme et sur le sujet, ces deux ouvrages ont l’un et l’autre pour auteur un membre du Conseil scientifique de notre Fondation.

Jean-Eric Schoettl, ancien haut fonctionnaire qui a entre autres exercé les fonctions de secrétaire général du Conseil constitutionnel de 1997 à 2007 a publié en 2022 un ouvrage intitulé La démocratie au péril des prétoires qui analyse avec une culture juridique qui n’a d’égal que l’acuité de sa rhétorique la façon dont les juges ont progressivement, depuis une trentaine d’années, pris en otage les politiques publiques et leurs responsables légitimes, les élus.

Benjamin Morel, jeune et brillant universitaire spécialisé dans l’étude de l’opinion et les institutions publie de son côté La France en miettes, ouvrage consacré à ce qu’il nomme « le séparatisme régionaliste ».

Deux sujets très différents en apparence qui ont pourtant en commun quelque chose d’essentiel : l’étude précise et documentée du pourquoi de l’abaissement de la loi nationale, celle qui en théorie émane de la souveraineté populaire. Elle est certainement le lien qui unit ces deux contributions.

Deux ouvrages qui ne sont pas des pamphlets comme leur sujet eût pu le justifier. Chacun des deux auteurs a trop d’exigence intellectuelle pour ne pas privilégier l’approfondissement de son sujet sur la veine purement polémique. Vérifions tout de suite cette assertion :

La démocratie au péril des prétoires de Jean-Eric Schoettl privilégie la maîtrise du sujet, les connaissances nourries, organisées et exhaustives, refusant de se limiter à ces conclusions arbitraires qu’autorise parfois une approche partielle des choses. La veine critique qui caractérise son ouvrage n’est est pas moins saillante et parfois cinglante.

Ce qui rend cette contribution sans prix est précisément qu’elle ne laisse rien dans l’ombre. Exemples à l’appui, elle montre avant de démontrer, explique avant d’évaluer sans pour autant que le côté incisif de l’analyse en souffre. C’est pas à pas, avec une volonté de n’épargner aucune étape et un sens pédagogique certain que JE. Schoettl mène le lecteur de « l’irrésistible ascension du juge » marquée d’abord depuis l’affaire dite du sang contaminé par la montée en puissance du contrôle juridictionnel aux mains du système judiciaire puis relayée par le renoncement à affirmer la suprématie de la loi, œuvre quant à elle du juge administratif et constitutionnel. Le couronnement de ce processus actif et délétère est dans l’affirmation d’un « Etat de droit comme fondamentalisme » : au lieu de protéger la séparation des pouvoirs qui veut que « légiférer, administrer et juger (soient) des fonctions spécifiques qui doivent être confiées à des branches de l’Etat différentes (Parlement, exécutif, juridictions ) », l’invocation de l’Etat de droit est devenue une sorte de référent suprême qui, au nom des droits fondamentaux « pavé des meilleurs intentions humanistes, évince toujours davantage l’intérêt général, les valeurs collectives et les devoirs de chacun au profit de prétentions individuelles et catégorielles ».

Viennent ensuite dans les chapitres suivants la déclinaison des effets combinés du renoncement à la suprématie de la loi et de l’affirmation de droits fondamentaux toujours plus étendus. Le « caprice du juge » se substituant à celui du « prince » fait l’objet d’analyses que l’auteur de ces lignes, si elle ne les partage pas toutes, estime former un tout cohérent. C’est d’ailleurs ici que la dimension polémique de l’ouvrage prend son essor. On en saluera la verve talentueuse même si on peut penser que les analyses imparables du chapitre premier sont parfois sollicitées en des domaines qui relèvent d’une vision propre à l’auteur. Il en va tout particulièrement ainsi de l’ordre public qui devrait, selon JE. Schoettl, admettre des éléments immatériels tels que la dignité de la femme ou la non-ostentation de signes religieux dans l’espace public, négligeant quelque peu les risques d’une telle conception si elle venait à se généraliser [1].

Un dernier chapitre est consacré à « la pénalisation de la vie publique ». A ce titre nombre d’affaires impliquant des hommes politiques (Fillon, Sarkozy, Tapie, Dupont-Moretti) sont implacablement passées en revue : il est incontestable pour qui est attaché aux principes de la souveraineté populaire dans tous leurs effets que, pour l’essentiel, le principe de la séparation des pouvoirs n’y résiste pas (même si « l’ hystérisation de l’affaire Benalla », moins directement liée au détournement des institutions, eût peut-être mérité moins de place).

La conclusion de l’ouvrage mérite qu’on lui accorde une attention particulière dès lors qu’elle pèse le possible : « que faire pour restaurer une plus juste séparation des pouvoirs » ? Là est bien la question essentielle, et l’auteur en envisage, là encore, l’ensemble des éléments, à commencer par la dépénalisation de la vie publique et la nécessité « d’oxygéner le recrutement des magistrats », deux éléments qu’il est possible de mettre en place avec un peu de volonté politique. Plus ardus sont d’autres remèdes tels que « réapprendre à assumer la part régalienne, unilatérale, de l’action publique ». Mais cette injonction a le mérite de s’adresser au politique qui, sans idée claire, ne pourra reprendre en mains le déploiement légitime de la souveraineté nationale. Le plus difficile sera – serait… – de s’affranchir dans notre action publique du carcan que nos engagements européens à travers la Cour de Justice de l’Union européenne et la CEDH font peser sur quasiment tous les secteurs de la vie publique. Si l’exemple britannique montre qu’il n’est pas si simple de se soustraire à la domination de la CEDH, du moins la question est-elle posée, et justement posée. Au prix d’une révision constitutionnelle certains verrous peuvent sauter. Cette révision pourra-t-elle avoir lieu en dehors d’une crise aigüe ? C’est la dernière question posée par l’auteur.

Cet ouvrage forme un tout sous-tendu par la force d’une indignation qui en est le moteur avec pour carburant une incontestable science juridique. Et pour levier l’intégration des principes les plus incontestables qui fondent la République. On peut certes ne pas partager la totalité d’analyses marquées par une vision conservatrice qui voit dans la référence à « Rousseau, Marx et leurs continuateurs » au rang desquels l’auteur met curieusement Michel Foucault, l’origine des effets de la « répugnance à contraindre ». On peut pointer également la défense et apologie d’un Conseil constitutionnel dont les renoncements successifs font l’objet d’une analyse pour le coup bien indulgente. Mais là n’est pas l’essentiel : celui-ci se trouve dans la force de conviction qui émane du tout, un dopant puissant pour qui refuse l’abandon dominant à cette « haine de la loi » qu’avait si bien relevée un grand philosophe de l’histoire [2]. Et surtout il constitue le premier pilier d’un refus de renoncer aux valeurs républicaines dont on peut espérer qu’il donne le signal du renouveau.

Avec La France en miettes, Benjamin Morel produit quant à lui un réquisitoire dirigé cette fois contre l’abandon de l’égalité nationale au profit de la différenciation territoriale.

Même si en la matière on n’en est plus à soulever le tapis de l’égalité républicaine pour y trouver la revendication particulariste érigée en droit, l’exposé des faits laisse coi. Sur la force idéologique d’abord qui porte les revendications particularistes : la reconstruction de la langue du territoire, souvent à l’origine de la « liquidation des dialectes » occupe ainsi à juste titre le début de l’ouvrage.

La victimisation qui sous-tend l’ethnorégionalisme, transformant la langue en instrument idéologique comme substitut à la pureté ethnique [3] devenue politiquement incorrecte fait des dégâts collatéraux : « les langues régionales, telles qu’elles sont aujourd’hui transmises et apprises sont très largement des constructions militantes ». Très largement, assez pour alarmer, mais non totalement, comme le montre la comparaison entre le félibrige d’inspiration maurrassienne et réactionnaire, avec l’occitan du Sud-Ouest radical qui a su davantage défendre le patrimoine culturel local. C’est en Bretagne que vit « l’exemple le plus emblématique » de la version artificielle d’une langue régionale [4]. Il se trouve que c’est en Bretagne aussi que, au-delà du creuset maurrassien [5], a été particulièrement développée une vision racialiste du lien au territoire qui, sans être absente au pays basque ou en Corse (comme en Catalogne ou dans les Flandres [6]) mais plutôt sous forme de tentations ponctuelles, a vu l’éclosion puis l’ascension de mouvements de collaboration active avec l’occupant mais aussi avec le nazisme lui-même [7] partiellement réactivées dans les années 70.

L’ouvrage explore ensuite, avec l’esprit de méthode qui est un trait de son auteur, les autres aspects de l’« idéologie de déconstruction de la nation » qu’il estime à l’œuvre dans le rejet de la décentralisation républicaine. On ne saurait rendre compte dans sa totalité de ce passage en revue appuyé sur des références solides. Ce que l’auteur nomme la « stratégie de destruction de la souveraineté nationale » lui semble assez grave pour en faire l’enjeu majeur de sa réflexion. Tout en soulignant que tous les Etats dans l’histoire du continent européen ont joué « le jeu dangereux de l’ethnorégionalisme chez leurs rivaux pour les affaiblir », B. Morel analyse le rôle qu’a joué l’Union fédéraliste des communautés européennes dans l’adoption de la Charte européenne des langues régionales et des cultures minoritaires et, au-delà, son rôle dans « l’Europe des cent drapeaux » [8] qui serait faite du fédéralisme des « petites patries ». Sur le danger d’un fédéralisme européen à base régionale, l’auteur fait preuve de l’esprit de mesure qui le caractérise, notant , à l’issue d’une longue et riche analyse du développement de la pulsion régionaliste de Denis de Rougement à Guy Héraud (candidat tombé dans l’oubli à la présidentielle de 1974) « qu’on peut reprocher à l’Europe beaucoup », mais que les pulsions régionalistes et leur traduction dans le différentialisme et le particularisme statutaires « sont uniquement le fruit de l’imagination destructrice de nos élites tricolores » [9]. Le spectre de l’Europe de demain est sans doute plus celui de la dilution de l’indépendance nationale que celui de la fragmentation du territoire.

Le danger principal n’est-il donc pas plutôt interne ? C’est bien ce que suggèrent les remarquables développements consacrés à « la conquête de l’hégémonie culturelle » marquée par des actes de confiscation de la légitimité (drapeau basque ou drapeau breton à l’origine douteuse, émoticônes régionaux), la pression sur les partis nationaux, notamment l’entrisme dans les partis écologistes avec lesquels les mouvements régionaux partagent une vision de la « terre » porteuse de toutes les équivoques mais aussi dans le PS, notamment en Bretagne. Plus préoccupante encore est l’emprise sur les politiques publiques qui occupe la dernière partie de l’ouvrage : création de la collectivité à statut particulier de Corse sous la pression du PRG-PC, qui constitue l’aboutissement de deux décennies de renoncement, revendication d’une « assemblée régionale de Bretagne », fruit d’une surenchère entre partis « nationalistes » et PS et, bien sûr, création de la « collectivité européenne d’Alsace » en 2019. Avec cette évolution vers une décentralisation à la carte, on se trouve devant un point dur de la question républicaine, des collectivités régionales ou municipales n’hésitant plus à introduire le bilinguisme dans le recrutement des enseignants [10].

Cet ouvrage savant et justement inspiré poursuit, en les complétant, les nombreuses contributions et articles publiés par le même auteur et consacrés à la question de l’égalité des territoires [11]. La remise en question de cette dernière par la « différenciation » venant, à coup de réformes successives, porter atteinte à l’uniforme application d’une loi censée être égale pour tous trouve ici l’analyse de son substrat : la revendication régionaliste remonte loin et on peut ajouter qu’à trop se montrer sur le devant de la scène, elle se condamne à voir questionner le passé douteux qui la caractérise.

Benjamin Morel se profile avec cet ouvrage comme un des combattants les plus actifs et les plus brillants d’une vision équilibrée de l’égalité entre les « territoires ». La science qu’il déploie au service de l’idée républicaine rejoint le défrichage méthodique et la hauteur de vues qui marquent l’ouvrage de Jean-Eric Schoettl. Avec de pareils outils, l’idéal républicain lui-même peut reprendre confiance en son avenir.

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[1] C’est en effet négliger le fait qu’une vision extensive de l’ordre public qui déborderait son caractère objectif – vieux débat qui fit les beaux jours du Conseil d’Etat depuis les années trente – pourrait conduire à des excès regrettables (on pense aux arrêts du même Conseil d’Etat jusqu’aux années 60 en matière de censure des publications supposées pornographiques au rang desquelles on trouve des œuvres de…Henri Miller ou à l’interdiction du « lâcher de nains » au nom justement de la dignité de la personne contre l’avis du nain lui-même). Il reste certes vrai que le juge devenu « protecteur de chacun aux dépens de tous » commet aujourd’hui des dégâts qu’on ne saurait nier mais leur remise en cause ne devrait pas raisonnablement se fonder sur un retour en arrière dans un débat qui ne gagne pas à être réactivé. On voit bien en effet comment la conception de l’ordre public « immatériel » pourrait être utilisé au profit des idées sociétalement correctes…
[2] Dans l’Introduction à la Philosophie du droit, Hegel évoque « la dissolution dans la bouillie du cœur, de l’amitié et de l’enthousiasme de cette riche articulation intime du monde moral qu’est l’Etat, son architecture rationnelle (marquée par) la distinction bien nette des sphères de la vie publique et de la vie privée » ajoutant pour qualifier cette tendance que « le signe propre qu’elle porte sur son front est la haine de la loi ».
[3] L’auteur de ces lignes garde le souvenir vivace d’une négociation menée en 1985 avec les dirigeants de Diwan, refusant de faire coexister dans un espace municipal commun une école publique et une école privée dispensant l’enseignement en langue régionale car, me dirent-ils, « à la récréation les enfants risqueraient de se mélanger ».
[4] Le cas de Nantes se voyant imposer le breton alors que sa langue propre était le gallo fait l’objet de développements intéressants quant à la dialectique dominant-dominé sur le plan culturel et ses prolongements politiques.
[5] D’ailleurs mal compris selon l’auteur qui souligne que Charles Maurras veut promouvoir les cultures régionales pour faire pièce aux idées issue de la Révolution française mais est pour l’unité de la France, laquelle ne peut à ses yeux être assurée que par un roi et non par la République.
[6] L’Alsace constituant un cas à part auquel l’auteur consacre une analyse particulière.
[7] Sur cette question largement occultée, voir l’intervention de l’historien Benoit Vaillot lors du colloque de la Fondation Res Publica « La République et ses régions » disponible sur le site.
[8] Titre de l’ouvrage de Yann Fouéré, ex-collaborationniste et antisémite, paru en 1960
[9] Sur ce point encore notre auteur voir clair : aujourd’hui, ce sont les Etats nationaux qui pourraient aujourd’hui être regardés dans l’UE comme les régions futures, comme en témoignent entre autres signes les appels répétés du chancelier allemand à la fin de la règle de l’unanimité qui n’est pas autre chose que la fédéralisation de l’Union Au demeurant, demain, avec l’élargissement à l’Est, ce ne serait pas cent mais plutôt un multiple conséquent de ce chiffre qu’il faudrait envisager, chose impossible qui signerait par son absurdité même la fin de l’Europe des régions… sauf à recréer une sorte d’ Empire ottoman de l’Atlantique à la frontière russe.
[10] Si le Conseil constitutionnel a constamment prohibé le bilinguisme des actes administratifs et des actes de l’état-civil, l’autorisation donnée par la loi elle-même de recruter en Alsace des enseignants (sans concours) pour transmettre l’allemand et le dialecte est un précédent préoccupant quant à la neutralité dans le recrutement de la fonction publique.
[11] Voir notamment sur le site de la Fondation Res Publica sa contribution : « Le droit à la différenciation, les dangers d’une révision constitutionnelle », publiée en 2019.

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