Intervention d’Alain Richard, sénateur du val d’Oise, ancien ministre de la Défense, conseiller d’État (h), lors du colloque « La République et ses régions » du mardi 6 décembre 2022.
J’ai participé à presque toutes les étapes de la décentralisation.
J’ai eu la chance d’être le rapporteur de la première loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, aux côtés de Gaston Defferre. Mais je dois rendre justice au travail préalablement accompli par le gouvernement Barre : Christian Bonnet, ministre de l’Intérieur s’était beaucoup investi sur un projet de décentralisation, notamment de clarification des compétences locales. Ils avaient fait un travail de méthode, de conception, identifiant ce qu’il conviendrait de décentraliser, qui a été bien utile par la suite.
La première décentralisation a été très controversée. Je me souviens encore d’un face à face avec Michel Debré qui tempêtait contre les effets possibles de la décentralisation, nous rappelant que « les communes font partie de l’État », ce qui était vrai et l’est resté.
Il y eut un moment de réconciliation : pendant la première cohabitation, entre 1986 et 1988, la droite républicaine, revenue au pouvoir dans un contexte assez conflictuel, pour ne pas dire un peu revanchard, s’est formellement ralliée à la décentralisation. Le sujet n’a plus du tout polarisé les grandes tendances de l’opinion.
Rappel pittoresque, le projet de loi d’administration territoriale de la République de Pierre Joxe avait cette particularité qu’on essayait de développer les moyens de la décentralisation sans avoir la moindre ressource supplémentaire à attribuer aux collectivités territoriales.
Vint ensuite le grand texte de Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur dans le gouvernement auquel j’avais la fierté d’appartenir.
Par la suite, Jean-Pierre Raffarin a porté le sujet au niveau constitutionnel, ce que personne n’avait trouvé vraiment indispensable auparavant.
Au fond, on avait cherché à administrer la France et à délivrer les services publics avec une participation démocratique. Ce qui, globalement, a été fait en respectant les niveaux de représentation territoriale qui existaient auparavant. Je me souviens que Gaston Deferre en particulier tenait à ce qu’on ne change rien aux structures territoriales. Et comme les premières périodes de recherche de rassemblement intercommunal avaient été assez conflictuelles, (en 1966 une loi instaurant les premières communautés urbaines regroupant beaucoup de pouvoirs avait été très combattue par la plupart des partis républicains) il ne pouvait pas être question d’intercommunalité dans les premières lois de décentralisation.
Mais ensuite le sujet s’est installé et il s’est d’abord agi de faire vivre les services publics.
Nous avons donc défini des « compétences », terme absolument nouveau.
Avant 1981, l’équipe de Christian Bonnet avait fait un travail préparatoire pour instaurer ce concept. J‘y ai réfléchi en termes d’archéologie, examinant la façon dont agissaient les collectivités sous la IIIe République, quand le terme même de compétence n’existait pas. C’était le préfet qui, au coup par coup, laissait faire ou empêchait telle ou telle initiative de la commune. Et la géographie des missions exercées par les départements – dont le préfet était l’exécutif – était tout de même extrêmement contrastée.
Nous sommes entrés lentement – et laborieusement, il faut bien le dire – dans une définition que je trouve encore très imparfaite de ce qu’est une compétence locale. Cela revient de temps en temps dans les propos du Président de la République, suscitant un certain espoir qu’on arrivera à faire un peu plus : un schéma juridique cohérent et bouclé de ce qu’on appelle une compétence locale.
Après plus de trente années d’expérience, certains sujets remontent, des sujets qualitatifs, des sujets d’effectivité ou d’équité des compétences locales, qui montrent que nous ne sommes pas au point.
Quand je me suis occupé de la mission un peu périlleuse que m’avait confiée le gouvernement d’Édouard Philippe pour l’aider à préparer la suppression de la taxe d’habitation, comme attendu nous nous sommes confrontés à un moment de tension financière opposant les départements à l’État. En effet, les départements considéraient que leurs missions et leurs compétences sociales avaient des coûts croissants et que leurs recettes, selon le schéma financier en vigueur, ne suivaient pas tout à fait. Je me suis aperçu à cette occasion d’une lacune dans les textes, dont certains étaient de niveau législatif, pour apprécier dans quelles conditions les départements exerçaient leurs missions sociales. Il n’y avait pas d’outils d’évaluation de ce qui était fait sur des sujets qualitativement aussi importants que l’autonomie des personnes âgées, le handicap, l’insertion des personnes en grande difficulté d’emploi, etc. Le seul outil d’évaluation qui existât consistait à leur demander combien ils avaient dépensé pour cette mission et pas vraiment à apprécier ce qu’ils avaient fait de l’argent.
Cet exemple montre qu’il reste du travail de « mise au carré » pour faire en sorte qu’une République décentralisée fonctionne en bon ordre et dans des conditions d’égalité finale des citoyens. Nous ne sommes pas tout à fait au bout du travail.
Sur le déploiement des régions, nous sommes partis d’un concept de région très lié à l’aménagement du territoire.
Le choix fait dans les années 1960 de la découpe des régions – qui, en 1981, avec effet en 1986, seront érigées en collectivités territoriales – avait été un choix d’aménagement du territoire qui, pour les gouvernements du début de la Ve République (Olivier Guichard avait joué un rôle important dans ce travail), avait sans doute pour arrière-pensée d’éviter les tendances identitaires ou le retour aux régions de l’Ancien régime. Cela apparaît clairement dans le découpage de la Bretagne : en effet, en termes d’aménagement du territoire, une région de la basse vallée de la Loire avait du sens alors qu’en termes historiques il eût été rationnel d’inclure Nantes dans une région Bretagne.
Ce fut le point de départ. Conformément à la doctrine de Gaston Deferre, on n’en a pas parlé en 1981, actant les régions qui avaient été instaurées sous forme d’établissements publics sous la présidence de Georges Pompidou pour cicatriser l’affaire de 1969. On a gardé les mêmes territoires et on est partis comme ça.
Le choix de la proportionnelle pure par unité départementale rendant compliquée la constitution d’une majorité, ces régions ont connu une vie politique contrastée.
En 1986, première élection régionale, le Front national a commencé à avoir une représentation substantielle qui se retrouvait au sein des conseils grâce à la proportionnelle. Les exécutifs régionaux vivaient donc dans une certaine recherche de pacification, de stabilité, qui a empêché une affirmation politique très forte de la région dans la première décennie. En 1998, dans cinq régions sur vingt-deux les candidats du RPR et des Indépendants se sont fait élire présidents de région avec les voix du Front national. Le scandale provoqué par cette alliance a d’ailleurs amené de nombreux électeurs à se mobiliser ou à s’abstenir lors du second tour des élections cantonales le dimanche suivant, ce qui a permis la victoire de la gauche dans de nombreux cantons, souvent en inversant les tendances observées au premier tour.
Le gouvernement Raffarin a instauré un autre régime électoral, calqué sur la loi municipale. (Tous ceux qui ont participé à l’élaboration de cette loi municipale en sont fiers parce que personne depuis quarante ans n’a envisagé de changer ce régime électoral qui a un bon équilibre). Appliqué au niveau régional ce régime électoral a permis le rassemblement de grandes forces. On a commencé à avoir des espaces politiques qui se structuraient avec un leadership.
Notons au passage qu’il nous paraît naturel d’élire solidairement l’exécutif et le délibératif au niveau de la commune alors que dans la moitié des pays européens le président du conseil municipal n’est pas le maire. Appliqué au niveau régional, ce système « présidentiel » qui, dans nos communes, introduit simplement un peu de confusion des pouvoirs a abouti à un véritable phénomène de concentration politique.
La première élection régionale sous ce régime eut lieu en 2004. Les suivantes (2010, 2015…) ont abouti à une personnalisation, à une concentration de pouvoirs et de responsabilités et à une forte mise en visibilité de certaines politiques identifiantes, pour ne pas dire identitaires, ce qui a abouti à la création dans nos régions d’un phénomène politique qui commence à ressembler à celui des gouverneurs américains. Cela me semble être un sujet de réflexion substantiel pour l’équilibre de notre vie politique.
Marie-Françoise Bechtel me disait avoir « vu passer » un sujet sur le conseiller territorial. C’est un peu plus que ça. Je reste un peu interrogatif sur la façon dont a été conçue la plateforme du Président de la République, Emmanuel Macron, pour son deuxième mandat. J’ai l’impression que ça s’est fait à quatre sur un coin de table. Mais c’est fait. Ce nouveau mode de représentation dit « conseiller territorial » figure dans les engagements du Président réélu. Il ne reste plus qu’à exécuter. L’un des modes d’emploi concevables consisterait à établir un mode de scrutin beaucoup plus territorialisé, puisque par définition le conseil territorial serait élu à un scrutin majoritaire local, puis donc à revenir sur cet aspect de concentration et de personnalisation du pouvoir dans les régions dont il me semble que le casting des dernières élections présidentielles montre qu’on commence à voir un phénomène de type gouvernatorial à l’américaine.
Quels sont les risques pour l’unité nationale ?
Il y a des sujets identitaires. Personnellement je n’en vois que deux : la Corse et l’Alsace. Vous avez très bien démontré l’un et l’autre que ces sujets préexistent à la décentralisation et à la mise en place des régions administratives d’aujourd’hui. Il n’empêche que, en effet, les méthodes de persuasion politique, les méthodes d’intervention, ajoutées à un corollaire toujours un peu inévitable du processus électoral qui s’appelle le clientélisme, aboutissent à ce que des mouvements minoritaires fondés sur de l’agitation culturelle et médiatique sont sollicités, soutenus par les autorités régionales. Car ils constituent un appoint. Je suis très frappé par l’autonomisme culturel qui se développe dans la région PACA où le discours des autorités régionales se réfère aux anciennes provinces et promeut un occitan renouvelé dans les anciennes régions Midi-Pyrénées et Languedoc, désormais fusionnées. Ce mouvement et ces attitudes de flatterie d’aspirations identitaires existent indéniablement.
Il y a tout de même des éléments rassurants.
Si l’on excepte l’exemple très spécifique de la Corse, il n’existe pas de parti significatif porteur de ces réclamations identitaires régionales. Les partis constitués essayent de les exploiter, y compris en Bretagne, mais on n’a pas vu apparaître de système de partis distinct sur des bases identitaires.
La Corse est un cas différent et c’est évidemment une tristesse de voir l’évolution de la population corse dans un contexte de repli économique et social. Il faut dire que c’est une petite région qui ne débouche pas économiquement, qui dépend d’une mono-industrie résidentielle et touristique et qui est par ailleurs travaillée depuis longtemps par des mouvements délinquants. Mais je ne crois pas du tout que ceci devienne une poussée politique très significative en France.
La demande de différenciation est selon moi une plaisanterie qui ne peut pas déboucher dans un État de droit aussi riche que le nôtre. Il est bien porté, au Sénat, de dire qu’il faut différencier, que c’est plus souple, plus efficace… j’objecte à mes collègues que notre système juridique ne nous permet pas de différencier une politique de services publics de fond. Les impératifs de l’État de droit, du principe et de l’application du principe d’égalité ne permettront jamais de faire une véritable différenciation sur des politique publiques. On pourrait, à la rigueur, faire une différenciation de l’architecture institutionnelle – mais ce n’est généralement pas très heureux – et une différenciation de quelques éléments de modalités sur l’accomplissement de plans ou de programmes de développement géographique, mais avec finalement très peu de contenu dans la différenciation.
Cette demande de différenciation est un aspect du caractère plaintif, victimaire propre à l’expression de la démocratie locale. La compétition politique locale, y compris régionale, se fait essentiellement sous l’angle de la récrimination, de la pleurnicherie et de l’affirmation d’une posture victimaire. Malheureusement ces comportements, ces pulsions, s’observent dans d’autres aspects de la vie de la société française. C’est un climat, une attitude qui présente des dangers. C’est une évolution sociale sur laquelle il faut s’interroger et à laquelle il faut trouver des contre-effets, notamment en mettant en avant une dynamique sociale, la capacité de progrès, la capacité de développement scientifique et technologique, la capacité aussi de renforcement des solidarités sur notre territoire. Mais je n’ai pas l’impression que ceci soit de nature à développer des situations de crise.
J’ajoute un sujet qui n’est pas au centre de la réflexion d’aujourd’hui mais que je trouve pour ma part assez problématique, c’est l’ingénierie institutionnelle de plus en plus loufoque qui se développe dans nos Outre-mer. Là aussi, s’appuyant sur des plaintes, des réclamations, des appels à la compassion, tout territoire ou département d’Outre-mer veut désormais avoir son statut sur mesure.
Quand, au Conseil d’État, on voyait arriver un texte sur l’Outre-mer, je m’interrogeais sur le nombre de fonctionnaires au ministère des Outre-mer capables de comprendre comment fonctionnait le système institutionnel de ces beaux territoires et comment ils exerçaient leur pouvoir normatif. En effet, plus leur statut est développé, plus ils ont un pouvoir normatif substantiel dont ils n’ont pas les premiers outils. Ils n’ont pas l’équivalent du Conseil d’État quand ils préparent leurs textes dont certains fort conséquents. Je crains donc une évolution vers un côté « confettis » et un risque de désordre normatif assez substantiel dans nos Outre-mer.
Peut-être, c’est l’espoir que j’exprime – je n’aime pas finir sur des considérations éplorées – la première expérience qu’ils feront de l’exercice de ces pouvoirs un peu développés les amènera-t-elle à demander un appui réflexif et un appui méthodologique de la mère patrie qui leur permettra de revenir à peu près dans l’ornière.
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Le cahier imprimé de la table ronde « La République et ses régions » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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