Débat final, lors du colloque « La République et ses régions » du mardi 6 décembre 2022.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup
Il est vrai que le droit d’Outre-mer est d’une complexité absolument inouïe mais le droit métropolitain interne ne devient-il pas aussi d’une extrême complexité pour l’élu local, notamment le petit élu local ? Et dans le poids que fait peser la décentralisation en termes d’égalité du citoyen devant la loi et devant le service public, les maires des petites communes engluées dans des intercommunalités hypertrophiées eu égard aux économies d’échelle annoncées ne sont-ils pas empêtrés dans un système où il y a beaucoup de bureaucratie et peu de compétences claires ? Je me souviens, lorsque j’étais élue, des maires de petites communes courant derrière le directeur général des services, simple fonctionnaire de l’intercommunalité, pour espérer avoir avec lui un rendez-vous. Est-ce une manière digne de traiter cette fraction vivante de notre territoire que sont les communes dont vous avez souligné que l’on avait voulu, dans les années 1980, fonder leur meilleure démocratisation sur un meilleur lien avec les citoyens ? Et je ne parle pas des compétences qu’on donne à ce maire, je parle de la manière dont fonctionnent les intercommunalités, pour ne pas citer les métropoles. Lorsque le maire d’une petite commune n’a plus de moyens, comment le citoyen peut-il lui-même avoir une vision claire de ce qui se passe au niveau communal ?
Alain Richard
La réponse est simple : avant même les réformes ils n’avaient pas les moyens.
Marie-Françoise Bechtel
Mais une bureaucratie locale s’est installée, me semble-t-il, avec le mouvement d’intercommunalité forcée et sans doute aussi la métropolisation.
Nicole Klein
Oui, en fait le petit maire vient voir le préfet parce qu’il a moins de mal à rencontrer le préfet que le directeur général des services. Il est plus facile d’avoir accès à l’État qu’à l’échelon intercommunal.
Marie-Françoise Bechtel
Et le préfet a maintenant le temps de rencontrer les petits maires puisqu’il ne fait plus d’aménagement du territoire, il ne fait plus que donner des papiers aux étrangers … quand il en donne … !
Un autre élément m’a frappée, Alain Richard, dans votre intervention : vous avez dit que les aspirations identitaires qui se manifestent à travers le 3D, 4D, des choses un peu brumeuses encore, ne sont finalement pas si graves que cela.
Alain Richard
Il n’y a rien d’identitaire dans la loi 3DS.
Marie-Françoise Bechtel
Mais il y a une mise en cause de ce que nous appelons l’exigence républicaine en ce qui concerne l’égalité du citoyen devant la loi. Parce que si l’on commence à prévoir des adaptations de la loi ou des règlements au niveau local ou régional, il y a quand même quelque chose qui se défait dans le tissu juridique que nous partageons.
Benoit Vaillot
À propos des aspirations identitaires, j’évoquerai le cas d’école qu’est la communauté européenne d’Alsace qui a des compétences assez curieuses, tel l’enseignement de l’allemand qui est transféré tout ou partie ? Ce n’est pas très clair – à la collectivité européenne d’Alsace. C’est une rupture du monopole de l’Éducation nationale dans l’enseignement. De plus on ne sait pas comment seront recrutés les enseignants.
Pourquoi cette politique de l’enseignement de l’allemand en Alsace ? Elle a évidemment une dimension identitaire, même si elle est déguisée.
Alain Richard
Ce texte n’est qu’un défouloir identitaire, une supercherie. J’en ai été très choqué. Je ne l’ai pas voté. C’est en réalité la suite de l’intégration des trois régions dans la région Grand Est. Économiquement ce choix n’était pas dénué de sens puisqu’il associait une région qui avait un fort dynamisme économique avec deux régions plus en difficulté. Cette mise en commun n’était pas déraisonnable. Et il est vrai que la fonction de capitale régionale d’Alsace de Strasbourg dépassait le territoire proprement alsacien. Il faut bien dire aussi que les aspirations assez mouvementistes d’une partie de la population ont créé une situation difficilement gérable. En particulier elle a entraîné le départ de la vie politique du président précédent de la région Alsace, Philippe Richert, un garçon extrêmement consciencieux et scrupuleux qui est parti parce que la population lui reprochait de façon agressive d’avoir été complice de la liquidation de la région Alsace. C’est donc une espèce de contre-feu qui a été piloté par le gouvernement que je soutenais pour essayer de créer un leurre (c’est presque « comme si » vous aviez une région). Alors que le vrai sujet, si on avait raisonné en termes rationnels, aurait été de discuter au sein de la région Grand Est d’un minimum de délégations de missions aux deux départements. Cela aurait probablement permis aussi de rencontrer ces aspirations et spécificités mais on a créé un « truc » qui est simplement un département fusionné entre le Haut-Rhin et le Bas-Rhin et, pour faire joli, pour ne pas dire qu’il n’avait que les compétences d’un département, on a ajouté cette histoire d’enseignement linguistique qui est en effet une anomalie.
Benjamin Morel
Ce « défouloir identitaire » a des conséquences. En effet, les enseignants dont parle Benoît Vaillot vont se retrouver face à des élèves qui vont acquérir un discours identitaire. Demain ces élèves seront des électeurs qui auront des revendications.
Par ailleurs, vous et moi sommes d’accord sur le fait que la Communauté européenne d’Alsace est un département. Allez expliquer à nos concitoyens que cette collectivité européenne n’est qu’un département comme les autres avec quelques compétences… C’est justement un défouloir identitaire.
Que se passera-t-il si au lendemain de la création de la collectivité européenne d’Alsace, la Moselle réclame un euro-département de Moselle ? C’est déjà le cas. Pourquoi reconnaîtrait-on l’Alsace plus que la Moselle ? on crée une concurrence identitaire extrêmement dangereuse, même si on se paye de mots d’un point de vue administratif, j’en suis bien d’accord.
Vous minimisiez la gravité du phénomène en arguant qu’il n’y a pas de partis régionalistes. Mais la dévolution en Écosse, ce n’est pas le SNP, c’est le Parti travailliste ! Ça lui a coûté sa majorité, ça lui a coûté l’Écosse. « N’écoutez pas le Scottish National Party, c’est un parti extrémiste, vous voulez l’autonomie, le Labour va vous la donner ! » disaient les Travaillistes. Mais cinq ans plus tard les électeurs en tirent les conclusions : « Vous nous avez vendu ce que proposait le Scottish National Party. Tentons le Scottish National Party ! » Depuis il est indéboulonnable.
En 2004, au moment des débats sur la Corse, le conseil régional de Bretagne s’était déclaré hostile au principe de l’autonomie … avant de déclarer qu’il la revendiquerait si la Corse l’obtenait ! Aujourd’hui, au conseil régional de Bretagne, tous les partis, sauf le Rassemblement national, demandent l’autonomie sur le modèle corse.
Il y a donc un problème breton.
Les partis politiques bretons (l’Union démocratique bretonne, le parti breton) n’ont pas sensiblement augmenté dans les enquêtes ni lors des élections mais leur programme a été repris. Le programme de l’Union démocratique bretonne des années 1980 est aujourd’hui le programme du Parti socialiste en Bretagne.
Il y a là un effet d’évolution programmatique et d’évolution des revendications qui passe par les grands partis nationaux et qui – vous l’avez bien expliqué – est également lié à l’évolution de ces partis nationaux, en lien avec la décentralisation, avec une régionalisation des programmes. Le fait que l’UDB ou Unser Land restent relativement marginaux d’un point de vue électoral ne règle pas le problème mais l’aggrave car ces partis sont isolés localement alors que les partis dont j’ai fait mention (LR, le PS et autres) ont des relais d’influence au niveau national.
Marie-Françoise Bechtel
Je pense qu’il y a un pari de part et d’autre. Selon Alain Richard ce ne serait pas si dangereux alors que Benjamin Morel identifie une menace.
De tout ce qu’on a entendu jusqu’ici je retiens qu’il y a quand même des risques pour la République, si nous voulons peser l’exigence républicaine à l’aune des projets de décentralisation tels qu’ils se sont déroulés dans notre pays et se déroulent encore.
Le premier est la dérive identitaire. Nous en avons beaucoup parlé et vous portez l’un et l’autre un diagnostic différent là-dessus.
L’autre, un peu différent, et qu’il ne faudrait pas oublier dans notre tableau d’ensemble est la communauté « sur mesure » qui marque une rupture d’égalité devant la loi en créant des communautés tout à fait particulières. On parle de la communauté d’Alsace parce que Strasbourg a un rayonnement économique important mais à Lyon on crée une métropole qui fait concurrence au département (à un moment on ne comprenait plus qui faisait quoi dans le département du Rhône). Si l’on compare les deux communes, les deux métropoles au sens non juridique du terme que sont Strasbourg et Lyon, nous faisons bien, sur mesure, deux systèmes différents pour tenir compte de la richesse particulière de ces deux grandes entités. Je veux dire par là que du point de vue de l’égalité devant la loi, du point de vue de la lisibilité du contexte démocratique, le citoyen ne s’y reconnaît pas. Et de ce point de vue je pense que l’exigence républicaine n’est pas moins attaquée qu’elle ne l’est par les risques de dérive identitaire.
Anne-Marie Le Pourhiet
Les projecteurs sont braqués sur les dérives identitaires de type régional que la Bretonne que je suis ne sous-estime pas du tout. Mais, pour avoir enseigné pendant six ans Outre-mer, je sais comment ça commence et comment ça se termine : on ne peut pas arrêter l’engrenage, on ne peut pas fermer la boîte de Pandore, c’est inexorable. Je suis donc toujours très méfiante vis-à-vis de ces phénomènes.
Vous parliez de la télévision qui aurait chassé le breton des chaumières. Je me souviens qu’étant enfant j’ai été privée de télévision pendant un mois parce que les nationalistes bretons du Front de libération de la Bretagne (FLB) avaient fait sauter l’émetteur de Roc’h Trédudon pour protester contre l’invasion de la culture coloniale !
On ne peut pas séparer cela de la dérive identitaire globale, du communautarisme en général et de l’idéologie multiculturelle qui nous arrive comme une vague des États-Unis, du Canada, de l’Union européenne. L’Europe des régions préconisée par l’Union et le Conseil de l’Europe, la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires… toutes choses qui, fortement entretenues par les instances supranationales et nationales, proviennent indéniablement d’une invasion anglo-saxonne. On ne peut pas séparer le développement des ethno-régionalismes de l’engouement actuel pour les identités religieuses, sexuelles et autres. Le point commun de toutes ces « minorités » étant d’être opprimées par le méchant État-Nation.
J’avais organisé à Fort-de-France un colloque sur la compatibilité du principe d’égalité des citoyens devant la loi avec la différenciation territoriale. En effet, plus on donnera de pouvoirs aux locaux, plus les services publics seront gérés différemment et plus les droits sociaux et autres seront inégalement satisfaits. Il est évident que les citoyens n’ont pas droit aux mêmes transports publics selon qu’ils habitent en Martinique ou ailleurs. Les différences de gestion et l’autonomie qui est reconnue à des collectivités dont les gestions sont parfois plus que défectueuses engendrent une différenciation, une violation manifeste du principe d’égalité devant la loi. Lors de la révision de 2003, alors que la première vague de décentralisation avait porté sur la liberté (abolition des tutelles, etc.), la seconde vague a porté sur la différenciation, notamment sur l’Outre-mer et on ne s’est pas beaucoup soucié de ce qui allait rester du principe d’égalité des citoyens. Je pense que nous allons assister à des traitements différenciés des droits à ceci ou des droits à cela et je me méfie un peu des effets sur le principe d’égalité.
Je prendrai l’exemple récent de la loi Molac [1]. Le ministère de l’Education nationale, hostile à la loi, était allé chercher un à un des députés pour signer une saisine du Conseil constitutionnel contre celle-ci. Mais, devant le Conseil constitutionnel le Gouvernement est venu en défense de la loi ! Le tout est absolument aberrant. Et voilà que le Conseil constitutionnel est allé au-delà de la saisine en déclarant inconstitutionnelle la méthode immersive appliquée par les écoles Diwan. Indignation générale ! Finalement les autorités nationales se sont complètement assises sur la décision du Conseil constitutionnel et Jean Castex est venu en Bretagne signer une grande charte de la langue bretonne avec toutes les universités bretonnes et le conseil régional et on a célébré la promotion de l’enseignement généralisé du breton.
Il y a là plus que de l’indifférence, il y a de la bienveillance des autorités nationales.
Marie-Françoise Bechtel
D’un point de vue juridique et législatif c’est le système immersif d’apprentissage de la langue que le Conseil constitutionnel a censuré. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de dérive concrète mais la loi reste censurée.
Pierre Trincal
Je voudrais évoquer un raté de la décentralisation dans le domaine de l’enseignement supérieur.
On se souvient que la loi du 12 novembre 1968, dite loi Edgar Faure, avait pour objet de substituer à l’université napoléonienne, entièrement gérée par l’État, des universités autonomes qui se voulaient être des collectivités techniques décentralisées, autonomes et capables de regrouper un certain nombre d’éléments scientifiques d’enseignement. Malheureusement, dans le désordre de 1968 il a fallu adopter une méthode qu’on peut trouver contestable pour mettre en place ces universités. On a commencé par demander aux enseignants et aux chercheurs de se grouper en unités d’enseignement et de recherche, et à partir de ces unités on a regroupé ces unités pour en faire les nouvelles universités. Il y a eu beaucoup de ratés. On se rendait bien compte à l’époque que tout cela n’était que bricolage et qu’il faudrait un jour réfléchir sérieusement et remodeler ces universités. La loi prévoyait la création de conseils régionaux de l’enseignement supérieur et de la recherche. La compétence de ces conseils devait être justement de réajuster tout le système et de faire de la réaffectation, des redéfinitions, des restructurations. Or cet article de loi n’a jamais été suivi d’effet. Ces conseils n’ont jamais été créés.
Lors de la création de ces universités il y avait une demande identitaire très forte. Par exemple, Metz, très jalouse de Nancy, n’avait pas d’université napoléonienne. Metz revendiquait la création d’une université à raison de son passé et du statut de l’évêché. Et elle a obtenu effectivement cette université.
Ces conseils régionaux de l’enseignement supérieur et de la recherche auraient dû avoir une activité purement technique. Comment se fait-il que cela n’ait jamais pu se mettre en place ? Peut-être les instances en place, c’est-à-dire les conseils régionaux ne se sont-ils pas sentis capables d’exercer cette compétence ? Je ne sais pas.
Alain Richard
Dans mon souvenir très lointain il me semble bien que ces conseils devaient justement être formés en regroupant les représentants des conseils universitaires. L’explication probable c’est que les universités ne le souhaitaient pas tellement.
Marie-Françoise Bechtel
La force des corporatismes n’est pas le moindre obstacle à l’égalité devant la loi.
Yannick Moreau
Peut-être y avait-il un ministre qui ne souhaitait pas que ces conseils existent. Ça arrive. Il suffit de ne pas prendre le décret d’application ! Mais ce n’est qu’une hypothèse.
À propos des pouvoirs de l’État, je partage l’avis qu’il est très dommage que l’on « casse la machine », comme disaient les gauchistes. Quant à la réforme de l’ENA je pense qu’elle n’est pas très intelligente.
Je ne crois pas du tout que la décentralisation en France soit influencée par les États-Unis. En tout cas il faudra me montrer comment les courants intellectuels traversent à ce point-là.
Marie-Françoise Bechtel, à juste titre, a parlé du principe d’égalité auquel j’attache beaucoup d’importance. Mais il faut quand même relativiser. À côté de la décentralisation beaucoup de choses se jouent qui cassent le principe d’égalité. Le ministre de l’Éducation a publié récemment des données sur la diversité sociale dans les établissements publics et privés. Il apparaît que les établissements publics regroupent les couches sociales les plus modestes alors que les établissements privés accueillent des élèves de milieux beaucoup plus favorisés. Or c’est une donnée fondamentale pour l’égalité dans notre pays.
Et quand on regarde une carte des établissements hospitaliers on se demande ce que fait l’État, ce que font les ARS ! Les inégalités sont criantes !
Je crois qu’il faut proportionner nos indications et nos inquiétudes à la réalité des situations. Je ne dis pas que nous avons parlé de choses inutiles mais il y a du travail à faire.
De même il y a du travail à faire sur l’histoire. Je suis de Nantes. En Loire Atlantique, les panneaux des entrées de ville sont désormais rédigés en français et en breton. Sur le parler breton, qui n’est pas du tout une religion pour moi, la télévision a certainement joué un rôle. Mais je rappelle qu’il y a eu des plans décisifs pour le développement de la Bretagne, notamment en la désenclavant. Quelle est la proportion de l’un et de l’autre ? Je ne sais pas. Mais je demande à voir.
Enfin il faut regarder l’histoire de l’Éducation nationale. Je crois qu’il n’est pas tout à fait faux que les instituteurs empêchaient de parler breton dans les écoles.
Marie-Françoise Bechtel
Ce n’est pas parce qu’il y a des situations de diversité tenant à d’autres facteurs que la création d’une diversité supplémentaire du fait des structures de décentralisation ne joue pas un rôle majeur, surtout parce qu’elles portent sur l’ensemble du territoire et sont très hétérogènes. Le propos ne porte pas seulement sur les dérives identitaires mais sur l’égalité devant les services publics. Vous avez signalé le cas de l’hôpital. Je crois qu’il y aurait beaucoup à dire de la part des gestionnaires.
Alain Richard
Je rejoins Yannick Moreau sur un point qui est que la centralisation ne garantit pas l’égalité. À la fin de l’exercice ministériel de Jean-Pierre Chevènement à l’Éducation nationale on a commencé à appliquer dans les collèges et les lycées la répartition des moyens sur un barème en nombre d’heures global de l’établissement. Le point de départ, qui était purement et simplement le résultat de la centralisation, était extrêmement inégal. Entre les lycées de tel ou tel département on observait des écarts de dotation préexistants de 30 % ou 40 %. Il y a donc des cas où la décentralisation, quand elle est bien pilotée, bien encadrée, donne des outils pour vérifier s’il y a égalité ou pas.
Marie-Françoise Bechtel
Vous savez bien que cette disposition avait été voulue par la loi. Il s’agissait de refléter la situation telle qu’elle existait avant les transferts de compétences.
Alain Richard
À propos de l’aspiration à utiliser le français comme moyen d’extension de son espace social, un grand universitaire californien a décrit dans La fin des terroirs [2] le changement d’horizon de vie des Français entre 1820 et 1914. Alors que l’horizon de vie du Français de 1820 était le canton, dont très peu sortaient, en 1914 les Français étaient « nationalisés ». Cette aspiration subsiste et constitue à mon avis un antidote extrêmement puissant aux pulsions identitaires. Quand les jeunes essayent de construire leur projet de vie, dans un cadre mondialisé, ils comprennent que l’appartenance à la France leur confère un bagage culturel et des connexions qui n’ont rien à voir avec ce que leur apporte l’appartenance à l’Alsace par exemple. Donc je crois qu’il restera des contrepoids extrêmement prudents. Là encore, je fais une exception pour la Corse.
Marie-Françoise Bechtel
Oui et non. J’observe que dans l’ensemble de nos territoires un nombre incroyable (à mes yeux) de jeunes aspirent à rester chez eux. Alors que le jeune Français est toujours parti de chez lui. Après la colonisation, il y a eu la coopération. Dans les années 1960-1970, les jeunes enseignants, les jeunes ingénieurs partaient « en coopération ». Le Français a pu de tout temps avoir ce projet international dont vous parlez. Et au sein de la jeunesse des pays européens les Français sont parmi les plus nombreux qui retournent dans leur pays. Mais cela ne rend pas compte de l’ensemble des situations. Je crois qu’il y a un nouvel attachement au terroir selon lequel l’horizon de son village ne cherche plus à être dépassé. Je l’ai observé – et déploré en Picardie dont j’ai été l’élue. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il faut reconstituer un service national universel et obligatoire qui fasse sortir les jeunes de chez eux. Mais c’est un autre sujet.
Benjamin Morel
Sur le sujet de l’égalité je renvoie toujours à deux rapports : le rapport de l’OCDE de 2016 sur ces sujets et le rapport du FMI de 2014. La réponse est simple : oui, la décentralisation produit des inégalités. C’est une évidence dès lors que l’on différencie les politiques publiques, notamment – mais pas seulement en matière fiscale. Le Pays basque espagnol est devenu une collectivité prédatrice en Espagne en utilisant ses marges de manœuvre fiscales et normatives pour piller le tissu industriel de ses voisins.
Selon les rapports du FMI et de l’OCDE la décentralisation est pourvoyeuse d’inégalités, sauf à réunir deux conditions :
Une péréquation efficace que l’on a sabrée dans un certain nombre d’États européens justement parce que le discours identitaire a des conséquences sur la solidarité nationale. Si le Catalan considère qu’il ne fait pas partie de la même nation que les Castillans pourquoi paierait-il pour eux ? C’est la grande différence avec le passé. Empowerment d’un côté et accommodation de l’autre. Le régionalisme des années 1950-1960 était un régionalisme des territoires pauvres. Le nouveau régionalisme est un régionalisme de riches. Cela change tout. Vous parliez d’identité préalable. La Padanie n’a pas d’identité padane mais d’abord une revendication fiscale et économique sur laquelle on construit ce qui finit par devenir une réalité culturelle. On construit une identité pour justifier une revendication de l’égoïsme fiscal. Il faut donc maintenir la péréquation.
Deuxième condition – où l’on retrouve le rôle du préfet – l’aménagement du territoire. Cet aménagement du territoire est dysfonctionnel parce qu’on a vidé les administrations déconcentrées de l’État, les services d’ingénierie … Depuis quelques années, on commence à revenir en partie sur les erreurs qui ont été commises en la matière. En l’absence d’une grande politique d’aménagement du territoire les inégalités se creusent.
La décentralisation n’est donc ni bonne ni mauvaise en soi. Tout dépend de la façon dont elle est menée par l’État et les collectivités. Déconcentration et décentralisation vont forcément de pair. Que vise-t-on ? Vise-t-on l’identité ? Vise-t-on la démocratie ?
Sur les langues régionales je suis absolument d’accord avec Anne-Marie Le Pourhiet. Il faut avoir l’œil sur ces sujets.
Les phénomènes de repli identitaire ont les mêmes ressorts dans le 93 et en Bretagne. Et ce sont des ressorts qui se répondent.
J’ai parlé du livre de Jérôme Fourquet sur la Corse. Un jeune Corse qui se fait traiter de « sale Français » revendique son identité corse, identité qu’il estime plus légitime, plus ancrée que celle de la communauté à laquelle il s’oppose. Il s’affirme comme victime devant l’histoire et proclame sa haine de la France. On voit donc des phénomènes se construire et se synthétiser à la fois dans la haine de la nation, dans la comparaison communautaire et dans la surenchère communautaire.
Concernant Diwan, ce n’est pas le premier passe-droit. Une association de ce réseau qui n’avait pas payé ses cotisations sociales pendant des années a vu sa dette épongée au début des années 1990 par les départements et la région, ce qui pose question. Des lycées ont été financés de manière totalement illégale par la région Bretagne. Certains lycées portent le nom de collaborateurs nazis. Le collège Roparz Hemon a été débaptisé mais un établissement scolaire porte le nom de Morvan Lebesque, ce qui aujourd’hui fait quelque peu polémique. Les passe-droits concernant Diwan sont donc relativement problématiques.
Ce n’est pas le plus grave. Les enfants scolarisés à Diwan sont sujet à une influence idéologique qui, depuis la loi Molac, se fait en grande partie sur les fonds des communes qui doivent financer la scolarisation des enfants dans la commune d’à côté où la formation, certes idéologisée, est réputée comme étant meilleure.
Je suis un fervent partisan de l’enseignement des langues régionales. Mais elles doivent être enseignées par l’État. On n’a jamais parlé breton en Loire-Atlantique où, au Moyen-âge, on parlait gallo. Or le gallo n’est pas enseigné. L’enseignement en breton à Nantes – où les familles ne parlent pas breton n’ouvre que sur un milieu militant où l’enfant tisse des liens de sociabilité et se radicalise.
De même, en Corse, un amphithéâtre de l’IUT de Corte porte le nom d’Acquaviva, un plastiqueur du FLNC.
Benoit Vaillot
Les situations sont différentes selon les territoires.
La télévision est le dernier clou au cercueil. Parce que c’est la modernisation de la France. Alain Richard a évoqué Eugen Weber, un grand historien californien qui a travaillé sur la nationalisation des Français. Weber a une vision de nationalisation par la langue française. Ce n’est pas parce qu’on ne parle pas français au XIXe siècle qu’on est moins français qu’aujourd’hui. Au XIXe siècle on est français dans une diversité linguistique. Néanmoins, quel que soit le régime, la langue du politique, le français, est la langue nationale. Il ne faut pas croire qu’il y avait dans les régions des isolats linguistiques complets. On était dans des situations de diglossie [3] linguistique. Je cite l’exemple de l’Alsace, que je connais bien, où on parle le patois, le dialecte moyen-allemand ou bas allemand selon les lieux et les circonstances. Pour s’exprimer sur un sujet scientifique, intellectuel, on parle le Hochdeutsch, l’allemand sérieux, l’allemand de la Bible pour les protestants dans une terre qui est quand même très influencée par le luthérianisme. On parle français pour faire des affaires, pour voir l’administration, etc. On baragouine aussi.
La principale explication de la disparition de certaines langues régionales est tout simplement la modernisation.
Si le corse s’est maintenu en Corse c’est en raison de l’insularité et de la pauvreté.
Le breton s’est maintenu dans le Finistère parce que le bout de la péninsule bretonne n’était pas relié au pays. Rennes et Nantes, à l’inverse, étaient parfaitement intégrées, connectées au territoire. Rennes est la ville royale par excellence, c’est la ville-poste sous Louis XIV, c’est ensuite la ville-relais sous la IIIe République.
Le Pays basque est constitué de territoires montagneux, ruraux, pauvres, tout comme la Catalogne française (les Pyrénées orientales).
Il y a des contre-exemples. L’Auvergne, qui était peu reliée au reste du territoire, n’a pas développé de mouvement linguistique.
La modernisation, de la circulation des écrits à la radio, la télé, est effectivement un processus long.
On interdisait le patois à l’école, dites-vous, mais encore heureux ! On apprenait la langue de la République, c’est tout à fait normal ! Mais jamais, en dehors de l’enceinte de l’école on n’interdisait de parler patois ! Patois que, dans la France de la IIIe République, l’élu local avait intérêt à parler ! Jaurès en est un exemple à Carmaux dans le Tarn. Jaurès qui était la quintessence du grand bourgeois, jacobin, francophilo-franco-centré dans une perspective régionaliste avait intérêt à parler les langues régionales. J’insiste : le hussard noir ne porte pas la couleur du deuil des langues régionales.
Marie-Françoise Bechtel
Vous plaidez avec beaucoup de force. Cela dit notre colloque ne porte pas seulement sur la promotion des identités régionales par les langues régionales, même dans leur version identitariste.
Entre les deux dangers que constituent, d’une part la dérive des identités régionales, que vous avez l’un et l’autre très bien décrites, et d’autre part la complexification croissante des structures dites de décentralisation (qui étaient censées se rapprocher du citoyen), n’y a-t-il pas un risque de rupture d’égalité devant la loi et dans la recherche commune de l’intérêt général qui est quand même ce que la République française s’était donné comme projet ?
Je suis pour ma part effrayée par la complexification des structures de décentralisation qui se sont superposées depuis une trentaine d’année, peut-être plus encore que par les avancées de revendications identitaires dont on peut toujours espérer que leurs contradictions même ne contribueront pas à les renforcer…
Alain Richard
C’est une plainte. Un État de droit ne peut pas être très simple, a fortiori quand des projets collectifs imposent des égalisations de conditions dans un certain nombre de domaines et l’accomplissement de niveaux de services publics de plus en plus exigeants.
Accessoirement nous vivons depuis soixante-cinq ans dans un marché commun. Beaucoup de bons esprits français ne se sont pas encore habitués à cette réalité. Un marché commun est un espace d’échanges économiques qui impose forcément beaucoup de normes : une normalisation s’effectue pour s’assurer que le produit qui doit circuler d’un bout à l’autre de l’Europe n’est pas dangereux ni nocif pour l’environnement. Tout cela fabrique en effet de la complexité. C’est le corollaire de la modernité.
Marie-Françoise Bechtel
Il y a des normes, y compris sécuritaires, mais il y a aussi un marché unique qui aujourd’hui rend quasiment impossibles les grandes décisions d’aménagement du territoire que nous évoquions tout à l’heure. J’ai vu les fonderies s’effondrer dans les petits territoires dont j’étais l’élue. Vous savez très bien que dans notre pays on ne peut pas aider les entreprises à se redresser pour des raisons qui sont liées au marché unique et non pas aux normes européennes. J’ajoute que la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et plus généralement la religion du non-déficit budgétaire, l’hostilité des politiques qui ont été imposées aux pouvoirs publics, ont joué un rôle absolument central dans la complexification de la décentralisation. La crise des Gilets jaunes, entre autres, l’a d’ailleurs montré.
Anne-Marie le Pourhiet
Les dernières grandes lois de décentralisation totalisent 750 pages au Journal officiel. Et elles sont illisibles et incompréhensibles. Ni le constituant ni le législateur ne sont obligés de légiférer de cette façon !
Benjamin Morel
Selon Alain Lambert, président du Conseil national d’évaluation des normes, les collectivités ont des compétences. Mais l’exercice de celles-ci est limité par la loi et le pouvoir réglementaire national.
Le problème n’est pas de complexifier et de différencier mais de rendre plus clair et de simplifier. Si on complexifie à outrance il ne faut pas s’étonner que les élections régionales n’attirent que 35 % de participation.
Marie-Françoise Bechtel
Il est clair, comme vient de le dire Anne-Marie Le Pourhiet, que l’on a complexifié. J’ai vécu le vote des cinq lois sous le quinquennat Hollande. On a complexifié d’une manière telle qu’à peu près aucun élu ne comprenait ce qu’il votait, d’un article à l’autre.
Dans la salle
Benjamin Morel a parlé d’indifférence à l’égard de la décentralisation. Il est vrai que d’une manière générale nos concitoyens ne s’y intéressent pas.
Je me demande si tout n’était pas écrit dès les accords de Nouméa (1988) et si l’Outre-mer n’a pas préfiguré ce qui se passe actuellement. En Outre-mer on a vu très tôt des élites locales instrumentaliser la décentralisation dans un discours contre l’État, arguant de son inefficacité pour renforcer leur pouvoir local.
M. Richard parlait de ralliement de la droite à la décentralisation mais c’est bien normal : elle en profite en se servant des instances locales pour se parachuter aux législatives et ensuite à l’Élysée.
Par ailleurs, sur le plan historique, on retrouve dans la volonté de réécriture de l’historiographie par les régionalistes un calque du discours décolonial au sens historique.
Alain Richard
La France veut-elle décoloniser ses territoires d’Outre-mer ? tel est le sujet.
La totalité des territoires qui se sont exprimés démocratiquement depuis quarante ans ont exprimé une volonté de rester dans l’ensemble français alors même que les instances de l’ONU qui se sont spécialisées dans la décolonisation continuent à mettre en cause la légitimité des choix qui ont été faits à la fois par la République et par les électeurs concernés.
Nous avons avec la situation de Mayotte une plaie dont nous aurons beaucoup de mal à guérir. Au milieu des années 1970, lorsque, à la suite d’un processus que je n’ai pas compris, la question du référendum d’indépendance des Comores a commencé à être envisagée, je pense que les administrateurs savaient que le choix de Mayotte serait de ne pas rejoindre les autres composantes des Comores. Par négligence nous n’avons pas fait la réforme de droit interne consistant à créer deux entités administratives différentes. En effet, la règle onusienne de la décolonisation veut que la composante préexistante légalement dans un pays se prononce sur son auto-détermination intégralement. On ne peut pas faire de scission lors de l’accès à l’indépendance. Si nous l’avions fait avant en droit interne nous serions aujourd’hui dans une complète légitimité vis-à-vis des Nations unies. Alors que les régimes comoriens successifs utilisent le fait que cette situation n’est pas conforme à la loi internationale.
Marie-Françoise Bechtel
Et c’est pourquoi les organisations internationales gérées par l’ONU ne vont pas aux Comores. Et de ce fait n’apportent pas à la Grande Comore l’aide au développement qui pourrait contribuer à tarir le flot d’émigration vers Mayotte…
Alain Richard
Bien sûr. Et les Comoriens refusent toute forme d’engagement international partagé avec la France. Nous vivrons encore pendant des générations avec cette situation d’entités d’Outre-mer françaises vivant dans un espace sociogéographique extrêmement différent. Quand on passe, en une demi-heure d’avion, de la Martinique ou de la Guadeloupe à une des îles indépendantes de l’archipel caraïbe on change quand même d’époque. D’où cette tension permanente entre des territoires objectivement privilégiés et leur zone géographique où un sentiment d’inégalité ou d’insuffisante prise en considération par la métropole nourrira durablement cette tension. Moyennant quoi quand on fait voter les gens il n’y a pas débat.
Un joli sujet juridique pour les mois qui viennent : Qui a le droit de voter ensemble la prochaine fois en Nouvelle-Calédonie ?
Mon pire souvenir de conseil des ministres est probablement d’avoir voté un projet de loi constitutionnelle qui établissait la préférence nationale sur une partie des territoires français pour tenter de régler la question calédonienne : seuls des électeurs « natifs » ou très anciens sur le territoire pouvaient voter sur son avenir. Cette disposition constitutionnelle est caduque. Donc, logiquement, à partir de demain matin, seront appelés à voter tous les gens qui, au sens du droit français, sont électeurs en Nouvelle Calédonie. Cela assure de façon pérenne le maintien de la Calédonie dans l’ensemble français.
Dans la salle
Je fais partie d’un groupe qui travaille avec le CNRS sur des idiomes, des patois.
Qui a déjà entendu parler du parler du Croissant marchois [4] ici dans cette salle ?
Je suis intervenu sur ce sujet dans un colloque organisé à Montluçon qui regroupait des Occitans venant de partout, de Montpellier, de Toulouse, de Pau, de Castres ou d’ailleurs.
On assiste aujourd’hui à un phénomène identitaire qui s’exprime à travers les parlers régionaux qui tendent à concurrencer le français que l’on a appris à l’école.
Or le français est la deuxième langue au monde qui se développe le plus. En Afrique plus de vingt-sept pays parlent français. Et les Chinois, entre autres, qui veulent conquérir l’Afrique, apprennent le français.
Dans la salle
Réalité ou fantasme, selon une géographe américaine certains gouvernements américains auraient exprimé la volonté de faire une même granulométrie entre les Länder allemands, les régions françaises et les États américains, utilisant le TAFTA (Transatlantic Free Trade agreement) et des organismes comme la BCE, la Commission, etc. pour se substituer peu à peu à la souveraineté populaire.
Est-ce un fantasme de penser que dans le cadre d’une Europe intégrée, fédérale, une espèce de grand maelstrom européen, il y aurait un danger que l’État disparaisse ?
Alain Richard
Victor Hugo a parlé il y a cent soixante-dix ans des États-Unis d’Europe. C’est resté un mythe. Un certain nombre d’hommes d’État pacifistes des années 1930 ont repris le thème.
L’Union européenne est un système de partage de souveraineté sans précédent qui n’est pas du tout comparable à la fusion des treize colonies américaines en 1787. À mon avis, même si on allait vers une plus grande fédéralisation de l’Union européenne, il ne pourrait y avoir de dissolution des nations.
Nicole Klein
Ayant été préfète de région et préfète de département, je trouve que la région est un peu un mythe. Quand on y regarde de près, l’État n’a pas tellement de pouvoir au niveau régional et les conseils régionaux non plus, même si vous avez raison de dire qu’il y a des féodalités.
À part les transports, finalement, quelles sont les compétences des régions ? Je suis assez d’accord avec vous pour dire qu’on est très loin des régions à l’européenne et encore plus des gouverneurs américains et que les communes restent quand même l’échelon le plus important. Je ne dis pas qu’il faut maintenir les conseils départementaux j’ai entendu ce que vous disiez à propos des conseillers territoriaux mais en tout cas aujourd’hui il y a l’État, les communes et les compétences sociales des départements. Mais les régions sont pour moi des géants aux pieds d’argile.
Marie-Françoise Bechtel
Les départements ont quand même été très appauvris, très fragilisés par la loi, par exemple sur les questions du tourisme. Cela a suscité des débats sans fin.
Nicole Klein
Oui, mais finalement, à part se battre et afficher une attitude de complainte par rapport à l’État (si on les laissait faire, elles feraient tellement mieux que l’État !), les régions ne font quand même pas grand-chose.
Benoit Vaillot
Monsieur pose l’éternelle question de la souveraineté. Effectivement, la souveraineté ne se partage pas. Autrefois les régionalistes, ethno-régionalistes ou pas, n’avaient face à eux que l’État, le Léviathan souverain. Aujourd’hui ils ont des possibilités d’alliance avec des acteurs supranationaux.
Effectivement l’Europe des régions fut un rêve. Je pense que c’est à exclure aujourd’hui. Si ce péril pour l’unité des États-nations en Europe est à exclure, en dépit des problèmes que nous avons évoqués en Espagne, en Italie et ailleurs, la question de la souveraineté continue à se poser.
Je ne pense pas qu’il y ait d’influence américaine de près ou de loin dans les processus de décentralisation de façon générale en Europe. Par contre, notons que les régionalistes regardent ce qui se passe là-bas. Le plus bel exemple est le drapeau breton qui a été créé dans les années 1930 sur le modèle du drapeau américain et qui fait l’union de toutes les parties de la Bretagne en bandes, avec les hermines qui remplacent les étoiles.
Mais nous sommes largement une colonie culturelle des États-Unis. L’influence se ressent donc aussi chez les régionalistes.
Benjamin Morel
Je différencierai la question du fédéralisme interne et européen.
Du point de vue interne, même si cela a un sens du point de vue fonctionnel, il faut sortir de la dichotomie fédéralisme/État unitaire. Le fédéralisme classique, dit « fédéralisme par association », n’est pas du tout différencié. En Allemagne les Länder ont quasiment les mêmes pouvoirs, même si certains s’appellent Freistaat, etc. (c’est uniquement nominatif). Il en est de même aux États-Unis. C’est pourquoi le fédéralisme par association est très stable et ne favorise pas la surenchère régionaliste. Le fédéralisme par dissociation, en revanche, est instable. Ainsi en va-t-il de la Belgique.
Par ailleurs le fédéralisme tend à se centraliser. Les cours fédérales notamment ont fait un gros travail de centralisation. C’est peut-être en train de revenir aux États-Unis, en retour de bâton, alors que les États unitaires régionaux se sont aujourd’hui beaucoup décentralisés.
Il faut donc fortement nuancer de cette dichotomie.
Sur la question du fédéralisme au niveau européen, l’Union européenne et les régions ont joué main dans la main pendant plusieurs décennies. Aujourd’hui c’est en grande partie fini. La technocratie européenne qui a une vision pour l’Europe et qui joue de manière structurelle le jeu de l’Union a très bien compris qu’elle ne ferait pas l’Europe contre les États. Le UKIP (UK Independence Party) est né à la fois des débats sur l’Union européenne mais également en réaction au Scottish National Party. Vox, en Espagne, naît d’abord en réaction au mouvement catalan. On a donc assez bien compris à Bruxelles qu’à trop jouer avec les régionalismes on risquait un retour de bâton populiste dans les États européens. De plus, une fragmentation politique liée à la montée des identitarismes rendrait très difficile toute avancée en termes de traités.
Pour ces raisons-là, très clairement, l’Union européenne suit plutôt aujourd’hui une logique d’apaisement, veillant à ne pas offrir le flanc à des accusations de collaboration avec les mouvements régionalistes.
Marie-Françoise Bechtel
Je suis d’accord avec vous sous réserve de distinguer deux choses. Il y a l’Europe des régions dont on parlait beaucoup il y a quinze ou vingt ans qui est en effet complètement dépassée. Et il y a les États européens qui pourraient devenir des régions d’une Europe devenue fédérale. C’est un tout autre sujet mais je pense que c’est tout à fait hors de propos et que ce n’est pas à l’échelle, c’est le moins qu’on puisse dire.
Merci à tous. Merci beaucoup à nos intervenants.
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[1] Le 8 avril 2021, la proposition de loi relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, appelée aussi loi Molac, a été adoptée par l’Assemblée nationale sur la suggestion du député d’origine bretonne Paul Molac avec l’opposition du ministère de l’Éducation.
[2] Eugen Weber, La fin des terroirs : la modernisation de la France rurale 1870-1914, Paris, Fayard, 1983.
[3] En linguistique, cohabitation de deux langues parmi une même population, l’une d’elles étant pressentie comme formelle, à usage véhiculaire ou officiel, et l’autre comme inférieure (à usage domestique) et impropre à certains usages formels.
[4] Le Croissant est une aire linguistique de transition entre la langue occitane et la langue d’oïl située dans le Centre de la France. Le marchois, qui se rapproche davantage du limousin, à l’ouest va du Confolentais (Charente) jusqu’à Montluçon et sa région (ouest de l’Allier/Gorges du Cher) en passant par le nord de la Creuse et Guéret.
Le cahier imprimé de la table ronde « La République et ses régions » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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