Le rôle de la diplomatie européenne dans la crise ukrainienne
Intervention de Jean de Gliniasty, Ancien ambassadeur de France à Moscou (2009-2013), directeur de recherche à l’Iris, auteur, notamment, de Petite histoire des relations franco-russes (L’Inventaire, 2021) et de La Russie, un nouvel échiquier (Eyrolles, 2022), lors du colloque « La guerre d’Ukraine et l’ordre du monde » du mardi 27 septembre 2022.
Messieurs,
Monsieur le président fondateur,
Je mettrai en exergue un propos qui m’exonérera de nombreuses notations. Peu avant la guerre de juin 1967, Abba Eban, ministre des Affaires étrangères de Golda Meir, était venu demander au général de Gaulle, à titre préventif, l’appui de la France en cas d’attaque contre Israël. « Nous savons très bien que le blocus du Golfe d’Aqaba est un acte de guerre. Nous savons très bien que les radios arabes appellent à repousser les Juifs à la mer…. Mais il reste que celui qui attaque porte une responsabilité historique sur de nombreuses années, des dizaines d’années et au-delà. », lui avait répondu en substance le général de Gaulle (le compte-rendu varie selon les mémorialistes).
Cela s’est vérifié.
La Russie a attaqué et elle porte une responsabilité très lourde.
Ceci dit j’examinerai les raisons et les conséquences de ce qui s’est passé.
Je suis obligé de constater que l’Union européenne, la France, l’Allemagne, ont connu dans la montée des événements en Ukraine une sorte d’érosion de leur influence diplomatique, une perte de contrôle progressive qui a conduit en partie à la situation actuelle… que le Président de la République essaye de corriger. Mais c’est assez difficile.
En 2011, j’étais alors ambassadeur, j’avais des discussions avec des ministres russes. La neutralité de la constitution ukrainienne, un statut régional pour la langue russe et la prolongation du bail de la Russie sur le port de Sébastopol jusqu’en 2042 leur inspiraient une certaine sérénité sur le sujet de l’Ukraine. De fait, la période 2010-2013 a vu un développement des échanges russo-ukrainiens et une stabilisation, on peut même dire une amélioration des relations entre les deux pays.
À partir de là le rôle et la puissance de l’Union européenne dans la crise ukrainienne ont amorcé une sorte de descente aux enfers.
On a cité les conclusions du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008. Il ne faut pas oublier que la diplomatie française, le Président de la République de l’époque et ses conseillers diplomatiques, y avaient ferraillé toute la nuit contre les Américains et aux côtés des Allemands, en la personne de Mme Merkel, pour essayer d’éviter le « membership accession process » (processus accéléré d’entrée de l’Ukraine et de la Géorgie dans l’OTAN). Ils avaient obtenu satisfaction sur ce point mais au prix d’une concession qui allait être lourde de conséquences. En effet, ils avaient accepté que figure dans le communiqué final une phrase indiquant : l’Ukraine et la Géorgie « entreront » dans l’OTAN, ouvrant ainsi la période la plus dangereuse qui puisse être sur le plan diplomatique puisque la décision de principe était prise mais l’entrée n’était pas « consommée ». S’il y avait un moment où on pouvait attaquer c’était bien celui-là puisque l’article 5 et les garanties automatiques de l’OTAN ne jouaient pas !
C’est bien à partir de ce sommet de Bucarest que nous sommes entrés dans une période dangereuse.
L’Union européenne, en fait la France et l’Allemagne, les deux États qui s’étaient montrés actifs, ont vite compris que ça risquait de tourner mal.
En novembre 2013, dans l’esprit des Polonais, des Chinois, etc., le sommet de Vilnius, dit du Partenariat oriental, entre l’Union européenne et six ex-républiques soviétiques, était quand même nettement dirigé contre la Russie et destiné à arracher l’Ukraine à son influence. Mais on a laissé filer et, à l’époque, la diplomatie française ne s’est pas montrée particulièrement active. Je me souviens de Serguei Lavrov, l’actuel ministre russe des Affaires étrangères, avertissant l’Union européenne : « Attention, l’Ukraine doit être une sorte de pont entre les deux pays, les clauses de votre accord d’association sont exclusives de toute clause d’appartenance à notre Union eurasiatique ! » On a su plus tard que c’était possible puisque l’Arménie a finalement obtenu un accord spécial d’association avec l’Union européenne qui lui permet de participer aussi à l’Union eurasiatique. Mais on n’a pas creusé ce point et malheureusement, à ce
moment-là, ni la diplomatie française ni la diplomatie allemande n’ont été très actives.
À partir de Maidan, les diplomaties française, allemande et polonaise se sont réveillées.
En février 2014, à Kiev, Sikorski, le ministre polonais des Affaires étrangères, Steinmeier, son homologue allemand et Laurent Fabius, réunirent l’opposition : Klitschko, le maire actuel de Kiev, Iatseniouk du parti Front pour le Changement et Tiagnybok, du parti Svoboda, un mouvement assez dur, avec les représentants du Président Ianoukovytch, qui avait donné satisfaction à la Russie en signant les accords de Kharkov [1]. On arriva dans la nuit à un accord qui, apparemment, satisfaisait tout le monde. Il décidait la tenue d’élections anticipées, auxquelles il était entendu que Ianoukovytch ne se présenterait pas et la rédaction d’une constitution un peu moins présidentielle et un peu plus démocratique (qui revenait en fait à la constitution antérieure qui datait de 1993). Tout le monde était content. Malheureusement, M. Fabius prit l’avion à 1 heure du matin pour aller rejoindre le dîner officiel offert à Pékin par le président chinois au président Hollande. Sikorski s’envola pour la Pologne. Et Steinmeier quitta Kiev.
Nous laissions aux malheureux opposants le soin de présenter sur la place de Maidan l’accord que l’Europe avait signé.
Il faut dire que des événements avaient échauffé la foule et que les berkouts [2] voulaient tuer des manifestants. L’accord fut déchiré aux cris de « Ianoukovytch dehors ! ». On donna un ultimatum à la Rada (parlement monocaméral) … et l’Union européenne salua la révolution en cours, qualifiée immédiatement à Moscou de coup d’État.
De fait, ayant négocié un accord contesté le soir-même, l’Union européenne avait perdu toute confiance en sa capacité de négocier.
Deuxième épisode. Devant l’aggravation de la crise le président Hollande profita du 70e anniversaire du débarquement de Normandie pour réunir Obama, Poutine et Porochenko, le nouveau Président ukrainien, pour tenter de parvenir à un accord. Mais Obama refusa de rencontrer Poutine (ce qui a d’ailleurs conduit l’Élysée à organiser successivement le 5 juin un dîner pour Obama et un souper pour Poutine).
F. Hollande, A. Merkel, P. Porochenko et V. Poutine ont ensuite formé un groupe destiné à négocier la paix et à donner, en quelque sorte, une onction européenne au processus de paix. S’en sont suivis les accords de Minsk 1 signés deux mois plus tard, le 5 septembre 2014.
Mais le cessez-le-feu, qui était la base de ces accords, n’a pas été respecté.
À nouveau, la diplomatie européenne a pris les choses en main. Les Français et les Allemands ont suscité un sommet réunissant les Russes et le président ukrainien (lequel était en train de subir une défaite militaire qui aura beaucoup de conséquences sur la suite). Français, Allemands, Russes et Ukrainiens se réunirent donc à Minsk le 11 février 2015. Après de difficiles négociations, les accords de Minsk 2 furent signés. Ils reprenaient d’ailleurs pratiquement les accords de Minsk 1 : un cessez-le-feu et le retrait des armes lourdes. Mais surtout il était décidé une sorte de fédéralisation (qui ne disait pas son nom) de l’Ukraine sous la forme d’une autonomie accordée aux provinces sécessionnistes du Donbass et du Donetsk en échange du maintien de la souveraineté ukrainienne sur l’ensemble.
Pour les Russes cette autonomie était en quelque sorte la garantie d’avoir voix au chapitre à la Rada et dans les institutions ukrainiennes afin d’éviter une dérive vers l’OTAN.
Les Anglais et les Américains ont eu énormément de mal à accepter ces accords de Minsk 2. Lors des débats au Conseil de sécurité pour le vote de la résolution 2202 (17 février 2015), nos amis, qui n’avaient pas participé à la négociation, se sont fait un peu tirer l’oreille. On a eu du mal à les convaincre. La résolution est passée mais il y avait une condition implicite (dont je n’ai pas la preuve absolue). Peu de temps après, le Conseil européen a voté le principe de « all for all », c’est-à-dire toute l’application des accords de Minsk en échange de la suppression de toutes les sanctions. Et ce système, qui interdit toute progressivité, s’est révélé être un piège pour la diplomatie européenne. De plus on donne en fait à l’Ukraine, le doigt sur la gâchette des sanctions en les intéressant peu à l’application des accords de Minsk.
Or, très rapidement les Ukrainiens ont refusé la « fédéralisation ». Selon les accords de Minsk ils devaient voter un statut spécial appliquant cette relative autonomie aux provinces sécessionnistes. En fait, ils n’ont pas voté ce statut spécial … ou ils l’ont voté avec des élastiques. Dès le départ les accords de Minsk étaient entachés d’une réticence fondamentale chez les Ukrainiens qui ne souhaitaient pas apporter les modifications constitutionnelles nécessaires à leur application.
Tout le monde savait que les accords de Minsk, en tout cas dans leur principe, étaient bloqués plutôt par l’Ukraine. Certes les Russes ont provoqué des problèmes en permanence, sur le sujet des armes lourdes, sur la présence des casques blancs de l’OSCE etc… s’abstenant de faire pression sur Donetsk et Lougansk pour que les casques blancs aient une liberté totale de circuler dans les zones rebelles. Mais, fondamentalement, ceux qui ne voulaient pas des accords de Minsk, c’étaient les Ukrainiens. Il m’est arrivé de le dire sur un plateau de télévision sans être contredit par mes interlocuteurs.
Là encore la diplomatie européenne a failli. En effet, l’Allemagne et la France avaient négocié cet accord et nous n’avons pas été capables d’en obtenir l’application.
L’évolution de l’Ukraine s’est accélérée. Mais nous continuions à penser que les conclusions du sommet de Bucarest n’auraient pas de conséquences. Certes, on avait dit que l’Ukraine et la Géorgie entreraient dans l’OTAN mais dans un avenir indéterminé. Entre temps l’Ukraine avait établi un partenariat privilégié avec l’OTAN. Si l’Ukraine n’était pas entrée dans l’OTAN, l’OTAN était déjà dans l’Ukraine !
Un élément passé inaperçu a eu en effet beaucoup d’importance dans la psychologie russe, c’est l’accord signé en 2020 faisant bénéficier l’Ukraine d’un statut très spécifique : un partenariat appelé « enhanced opportunity » (possibilité élargie) qui revient en fait à entrer dans l’OTAN sans toutefois pouvoir prétendre à l’application de l’article 5. Cet accord inclut la coopération, la formation, le conseil, la livraison éventuelle d’armes… L’efficacité de cette formation Otanienne se mesure aujourd’hui aux performances des troupes ukrainiennes !
Les diplomaties européennes ont laissé faire. De ce fait, l’Ukraine est devenue un partenaire privilégié de l’OTAN !
Tout cela n’ôte rien aux responsabilités des uns et des autres et particulièrement de la Russie qui a envahi le territoire ukrainien. Il n’en reste pas moins que les performances de la diplomatie européenne suscitent l’inquiétude.
On a souligné à l’envi que l’OTAN est renforcée et que la Russie obtient le résultat inverse de ce qu’elle souhaitait. Tout cela est parfaitement exact. Il n’en reste pas moins qu’actuellement, le bloc occidental, « l’Occident collectif » dont parlent les Russes (dont la France et l’Allemagne font clairement partie), fait face à un monde multipolaire. Il n’y a pas d’autre bloc. La Chine, en effet, ne souhaite pas coaliser un bloc. À Samarcande, au sommet de l’organisation de la coopération de Shangaï, en découvrant Poutine échangeant de façon informelle dans une vaste salle avec les autres participants, turcs, saoudiens, indiens… nous avons vu fonctionner ce monde multipolaire.
Face au bloc occidental apparaît un monde multipolaire qui a ses intérêts. Comme elle l’a rappelé, la Chine appuie par principe la souveraineté territoriale de l’Ukraine. De même pour l’Inde. Mais ces deux États ont demandé à Poutine de faire la paix, ils ont même demandé un cessez-le-feu (ce qui est plus ambigu car ce cessez-le-feu permettrait à la Russie d’empocher 20 % du territoire ukrainien !). Chacun a sa position et, en tout cas, aucune de ces puissances n’applique les sanctions qui, considèrent-elles, leur feraient du mal.
Un bloc face à un monde multipolaire : ce n’est pas forcément le résultat que l’Union européenne pouvait souhaiter.
Lorsque notre président a essayé de faire de la diplomatie – « Il ne faut pas humilier la Russie » … « Il faut maintenir le fil » – il a suscité un rejet violent de la part des pays européens. Pour avoir assisté à des conférences, j’ai mesuré l’hostilité que suscite la volonté – un peu désespérée, il faut le dire – de la France de maintenir le fil des négociations !
On voit là que l’Europe a perdu de sa consistance potentielle sur le plan diplomatique, C’est une difficulté majeure.
La suite va être difficile parce que le pôle de décision de l’Europe s’est déplacé vers les Pays baltes et la Pologne, des États qui souhaitent remettre leur destin dans les mains des États-Unis.
À un moment où l’Allemagne est en proie à des interrogations à tous égards et où la France ne peut pas s’appuyer sur l’Allemagne, le moins qu’on puisse dire est que la diplomatie française et européenne (la France a été le cœur, l’esprit de la diplomatie européenne) est en mauvaise posture.
Je suis désolé d’être aussi pessimiste.
Marie-Françoise Bechtel
Je vais maintenant céder la parole à Thierry de Montbrial.
Président fondateur de l’Institut français de relations internationales (IFRI), créateur de la World Policy Conference, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, auteur de l’introduction au Ramses de cette année [3] dans laquelle il tient des propos d’une précision au couteau sur ce qui nous attend tout en sachant en garder le côté hypothétique. Je ne saurais trop recommander ce numéro du Ramses qui a l’immense mérite de scruter chaque partie du monde. J’ai noté avec amusement le concept de « multialignement indien » (partie à l’OCS, l’Inde est en même temps en bon termes avec un certain nombre de pays occidentaux), où l’on analyse également l’attitude du Japon, plus classique, plus facile à décrypter.
Mais surtout, il y a cette magnifique introduction dont j’espère que vous allez maintenant nous décliner l’essentiel en disant si une troisième guerre mondiale nous menace.
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[1] Accords signés le 21 avril 2010 entre l’Ukraine et la Russie, prolongeant de 25 ans, jusqu’en 2042 au lieu de 2017, plus un prolongement de 5 ans possible, l’utilisation de la base navale de Sébastopol contre des rabais importants sur le gaz russe.
[2] Anciennes unités spéciales servant de police antiémeute au sein de la militsia ukrainienne, dépendant du ministère de l’Intérieur. (NDLR)
[3] RAMSES 2022. L’Europe dans la guerre, Paris, Dunod/Ifri, septembre 2022.
Le cahier imprimé du colloque « La guerre d’Ukraine et l’ordre du monde » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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