La notion européenne d’Etat de droit et les souverainetés nationales

Version actualisée de la note de Jean-Éric Schoettl, conseiller d’État (h), secrétaire général du Conseil constitutionnel de 1997 à 2000, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, « La souveraineté nationale à l’épreuve de la notion européenne d’État de droit », publiée en février 2022.

I – L’extension irréfrénée de la notion européenne d’Etat de droit

Europe, Etat de droit, souveraineté nationale : ces notions, qu’on aurait voulues amies et qu’il faut définir (A), s’entrechoquent depuis une trentaine d’années. La notion européenne d’Etat de droit est indéfiniment extensible (B) et la Cour de justice de l’Union européenne joue un rôle clé dans cette expansion (C).

A/ Définitions

La notion de souveraineté a été trop souvent galvaudée. Elle n’a pourtant rien d’hermétique : être souverain, c’est n’être soumis à nul autre qu’à soi. Il faut, écrit Jean Bodin à la fin du XVIème siècle, que « ceux-là qui sont souverains, ne soient aucunement sujets aux commandements d’autrui ».

La souveraineté comporte deux volets dans un régime démocratique : nationale et populaire, externe et interne. Par souveraineté nationale, on entend qu’un Etat n’est soumis à aucun autre dans le concert des nations et ne peut être lié aux autres Etats que de son plein gré, par un accord qu’il est à tout moment libre de dénoncer. Par souveraineté populaire, on entend que la conduite de la nation est conférée au peuple, lequel a le pouvoir de désigner ses dirigeants et de les démettre, de faire des lois et de les abroger, au travers de procédures reposant sur le suffrage universel.

A l’inverse, la construction européenne, telle qu’elle s’est faite, est sous-tendue par une philosophie fédéraliste qui place les Etats-membres sous tutelle et attribue un pouvoir éminent à des organes ne procédant pas de l’élection (Commission, Cour de justice, comitologie). L’idée sous-jacente est qu’il faut dépasser les nations, ces reliques barbares, pour atteindre un haut niveau de civilisation. Croissance, progrès social, humanisme et euphorie boursière nous sont promis avec l’intégration européenne ; refuser l’intégration européenne signifierait la régression populiste et la guerre : c’est ainsi que les élites politico-économiques ont vendu les traités européens à leurs concitoyens, comme l’illustre le Bêtisier de Maastricht publié sous l’égide de Jean-Pierre Chevènement en 1997 (éditions Arléa). Ces arguments de vente n’ont pas convaincu les peuples. Ceux-ci ont été réticents à approuver le traité de Maastricht (référendum français de 1992) et hostiles à la ratification du traité établissant une Constitution pour l’Europe (référendums français et néerlandais de 2005) comme à celle du traité de Lisbonne (référendum irlandais de 2008).

C’est cette impérieuse philosophie supranationale et métadémocratique, beaucoup plus que le désir de rapprochement entre peuples européens, beaucoup plus que la volonté de coopération entre pays-membres, et surtout beaucoup plus que l’amour de notre héritage civilisationnel commun, qui est le credo des institutions européennes. Elle imprègne le discours de beaucoup de nos dirigeants. Elle transparaît au travers du fonctionnement quotidien des organes de l’Union. Elle est le fil conducteur de la « construction européenne », au travers du miroitement des textes, de l’enchevêtrement des compétences, de l’intrication des objectifs et de la floraison des principes …

Comment ce credo a-t-il été traduit dans la pratique des organes de l’Union, ainsi que dans la jurisprudence des juges européens et nationaux ? Le sujet étant très vaste, il est ici abordé sous un angle particulier, mais névralgique : l’utilisation extensive faite de la notion d’Etat de droit par les organes de l’Union. Question qui a pour corollaire celle de la manière dont le juge national entérine les atteintes à la souveraineté résultant de cette utilisation.

L’invocation de l’Etat de droit joue désormais, à Bruxelles, à Luxembourg et à Strasbourg, un rôle stratégique à la fois de délégitimation des fonctions régaliennes (aux niveaux national comme européen) et de de légitimation des atteintes portées à la souveraineté nationale par les institutions européennes.

L’Etat de droit, justement, comment le définir ? C’est devenu un mot valise, une notion polymorphe qui a une signification tantôt technique, tantôt idéologique, voire transcendantale. Dans cette dernière acception, il devient une religion dont les droits individuels sont les dieux et le juge le grand officiant. Cette conception atteint son paroxysme dans les enceintes européennes. Ce qui se concocte, dans des cercles comme la Commission de Venise, c’est un droit « sans le peuple et contre l’Etat », ainsi que le résume Pierre-Henri Tavoillot dans le Figaro du 19 septembre 2022.

Dans la tradition juridique française, l’expression « État de droit » renvoie non à un contenu programmatique, philosophique ou moral précis, mais à une architecture étatique dont les trois composantes sont les suivantes : l’idée kelsénienne de hiérarchie des normes (reprise par Carré de Malberg) ; la souveraineté, dans sa double acception nationale (il n’est de pouvoir politique que dans la Nation) et populaire (le pouvoir politique procède du suffrage universel) ; enfin, l’existence de trois pouvoirs spécialisés (législatif, exécutif et juridictionnel) interagissant pour se tempérer mutuellement, mais aussi pour coopérer et sans qu’aucun ne puisse mettre les autres sous sa coupe.

La notion allemande de Rechtsstaat renvoie, quant à elle, à la protection des droits individuels face à l’État (Jellinek). Et la notion anglo-saxonne de Rule of law implique l’égalité des personnes privées et publiques devant le juge. Il est donc clair que, lorsque l’Union évoque l’Etat de droit, on se trouve beaucoup plus près des visions anglo-saxonne et allemande que de la tradition juridique française.

L’intervention de l’Etat n’est pas d’abord perçue en France comme une menace pour les libertés, mais comme une condition d’exercice de celles-ci. Pour Montesquieu déjà, la liberté se définissait comme « la tranquillité d’esprit du citoyen qui provient de son opinion que le gouvernement non seulement ne l’assujettit pas, mais fait en sorte qu’il ne puisse craindre d’un autre citoyen », ce que Paul Valéry résume de la façon suivante : « Si l’État est fort, il nous écrase. S’il est faible, nous périssons ». On est loin de la vulgate libérale-libertaire qui s’est installée dans les cercles européens comme dans les cénacles français, avec ce présupposé qu’il n’y a, au sommet de la hiérarchie des normes, que des droits individuels.

Ouvrons ici une parenthèse : les élites européennes, comme les élites nationales, se font, de l’expression « Etat de droit », une conception fort différente de celle des gens ordinaires. Les premières accordent une importance majeure aux droits individuels et à la figure du juge . Les seconds priorisent la sûreté et le suffrage universel. Pour la grande majorité de nos concitoyens, l’état de droit (« état » avec une minuscule) réside non dans le reflux de l’Etat gendarme, mais dans la capacité de celui-ci de faire respecter la loi et de protéger efficacement les citoyens contre les prédateurs et les fauteurs de trouble. Or la défense intransigeante des droits individuels face à la puissance publique, fondée sur un contrôle de proportionnalité pointilleux, conduit à brider les moyens de prévention et de répression de la collectivité. La doxa applaudit au nom de la sauvegarde de l’« Etat de droit ». L’opinion, elle, ne se sent plus protégée. Les élites se félicitent de voir le Léviathan enfermé dans sa cage. Les gens ordinaires s’inquiètent plutôt de ne plus le voir patrouiller dans la Cité.

Il s’agit là (parmi d’autres) d’un malentendu majeur entre les élites et le commun des mortels. Ce malentendu est à son comble dans les enceintes européennes.

B/ La notion européenne d’Etat de droit est indéfiniment extensible

Mentionnée, mais non définie, dans les traités, la notion d’Etat de droit permet aux organes de l’Union, actionnés par les groupes activistes, d’élaborer un « traité bis » non écrit. Ce traité bis est conforme aux vues d’une bien-pensance très organisée, qui utilise le levier européen depuis une trentaine d’années pour faire prospérer son agenda.

Le credo libéral-libertaire qui sous-tend cet agenda comporte des éléments disparates, mais intimement liés : primauté des droits subjectifs, du ressenti individuel et de la sphère privée sur les exigences collectives, abolition des frontières, répudiation de la Nation, hostilité à l’égard des fonctions régaliennes, substitution des initiatives citoyennes au suffrage universel et du juge au législateur, écologisme radical, exaltation des minorités (sexuelles, ethniques, linguistiques ou religieuses).

La Commission européenne relaie avec zèle cet activisme. Ainsi, depuis une dizaine d’années, elle multiplie les initiatives en matière de responsabilité sociétale des entreprises. Aux impératifs de protection de l’environnement, d’égalité entre les femmes et les hommes et de lutte contre les discriminations viennent de plus en plus s’ajouter des préceptes moraux de portée universelle.

Par exemple, le 14 septembre 2022, la Commission a déposé une proposition de directive pour interdire la circulation sur le marché européen des produits issus du travail forcé. Les entreprises ne doivent jamais avoir recours à ces produits, non seulement en leur sein et au sein de leurs filiales, ce qui est normal, mais encore dans le périmètre de leurs partenaires, fournisseurs et sous-traitants, ce qui est irréaliste. Les mécanismes de mise en cause (par des « lanceurs d’alerte ») prévus par la proposition de directive sont intrusifs. Les sanctions vont jusqu’à l’incarcération des dirigeants. Or il est impossible aux petites et moyennes entreprises, et très difficile aux grandes, d’identifier l’origine des produits qu’elles importent des quatre coins du monde. Obligation éthique après obligation éthique, l’entreprise européenne se voit progressivement chargée d’une mission d’intérêt général planétaire. Parallèlement, le coût de la « compliance » et de la « due diligence » (conformité et justifications), ainsi que l’insécurité juridique générée par ces dispositifs, peuvent être exorbitants. Bien entendu, ce coût et cette insécurité pèsent sur les entreprises européennes et non sur leurs concurrentes.

Se manifeste aujourd’hui, au travers du prisme des « valeurs de l’Union », ce « fédéralisme clandestin » que pratiquait déjà la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) à la fin du siècle dernier. Dans les fameux arrêts Handelsgesellschaft (1970) et Simmenthal (1978), c’est en s’appuyant sur le droit européen économique (et plus particulièrement sur le droit de la concurrence) que la CJCE, en vertu d’un raisonnement téléologique, affirme la supériorité du droit européen sur le droit national même constitutionnel. C’est ainsi qu’elle a élargi prétoriennement le domaine des compétences communautaires et étendu unilatéralement ses propres pouvoirs.

Aujourd’hui, ce fédéralisme insidieux s’appuie sur les droits fondamentaux lato sensu. Ceux-ci offrent des possibilités illimitées d’atteinte à la souveraineté nationale en raison de leur étendue, de leur pouvoir d’intimidation et du potentiel d’interprétation qu’ils recèlent. Ils comprennent la jurisprudence de la CEDH, la Charte des droits fondamentaux de l’Union (partie intégrante du traité de Lisbonne et de portée plus large que la CEDH) et les « valeurs européennes » listées à l’art 2 du TUE. A quoi il faut ajouter tout un halo de normativité dite souple produite par des comités bruxellois ou des organismes privés, tel le « European Financial Reporting Advisory Group » qu’une directive charge d’une mission de service public en matière de responsabilité sociale et environnementale des entreprises.

C/ La Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) joue un rôle clé dans ce processus.

En 2021, la CJUE condamne la Pologne à une astreinte d’un million d’euros par jour tant qu’elle n’a pas mis fin aux activités anticorruption de la chambre disciplinaire de sa Cour suprême. De son côté, le Parlement européen vote une résolution tendant à sanctionner les violations des « valeurs » européennes commises, selon lui, par la Pologne et la Hongrie. A la toute fin de l’année 2021, la Commission engage une procédure d’infraction contre Varsovie, en considérant que la jurisprudence de son tribunal constitutionnel « a violé les principes d’autonomie, de primauté, d’efficacité et d’application uniforme du droit de l’Union, ainsi que les arrêts contraignants de la Cour de justice de l’Union » et que, au surplus, le tribunal constitutionnel polonais « ne répond plus aux exigences d’un tribunal indépendant et impartial établi par la loi ». Le 16 février 2022, la CJUE rejette le recours de la Pologne et de la Hongrie contre le mécanisme de sanction monté en 2020, et voulu par la majorité des eurodéputés, qui habilite la Commission à suspendre les aides aux pays-membres ne respectant pas les « valeurs de l’Union ».

Autrement dit, l’UE demande aux responsables publics polonais et hongrois de renoncer à l’application des politiques pour lesquelles ils ont été élus (et, pour la Hongrie, réélus). Elle demande en particulier à la Pologne, menacée sur sa frontière avec la Biélorussie et en pleine crise ukrainienne, de remodeler son organisation judiciaire et de mettre sous le boisseau la jurisprudence de son tribunal constitutionnel. Beau succès pour la solidarité et la concorde entre peuples d’Europe ! Et belle avancée pour l’Etat de droit dont on avait cru comprendre qu’il impliquait le respect des décisions du juge constitutionnel !

L’Union européenne a été traversée d’autres contentieux en 2021. Ainsi, la Commission a engagé une procédure en manquement contre l’Allemagne à propos d’une décision du Tribunal constitutionnel allemand condamnant le rachat d’obligations publiques par la Banque centrale européenne.

La décision du 5 mai 2020 du tribunal de Karlsruhe est un désaveu tant de l’action conduite par la BCE dans le cadre du quantitative easing (action que l’on peut trouver opportune, mais c’est une autre question) que de sa validation par la CJUE. Le tribunal condamne l’une et l’autre, en réaffirmant que les traités doivent être interprétés selon la volonté des peuples qui les ont ratifiés et qui doivent en rester les maîtres.

La décision de mai 2020 de la Cour de Karlsruhe se situe dans la droite ligne de sa décision sur le Traité de Lisbonne de 2009. Considérant que, s’agissant du rachat d’actifs publics par la BCE, l’interprétation des traités par l’Union outrepasse le mandat donné aux institutions européennes par les États membres et constitue un « ultra vires », le Verfassungsgericht juge qu’il a été porté par les organes de l’Union, CJUE comprise, une atteinte caractérisée au « principe d’autodétermination politique des peuples ». Or ce « principe d’autodétermination du peuple » (« Grundsatz der Selbstbestimmung des Volkes »), autre nom de la souveraineté populaire, bénéficie, dans la Grundgesetz (article 79), d’une clause d’éternité (Ewigkeitklause) : il est au-dessus de tout et même une révision constitutionnelle ne saurait l’amoindrir.

La Commission a retiré piteusement sa procédure de sanction contre l’Allemagne au vu de déclarations de l’Exécutif allemand qu’elle a fait semblant de comprendre comme un engagement des dirigeants allemands à infléchir la jurisprudence de leur Cour constitutionnelle, ce qui est évidemment une plaisanterie dans un Rechtsstaat.

La procédure contre la Pologne et la Hongrie tend à sanctionner la violation des “valeurs” de l’Union par ces États. Elle menace de priver ces derniers des aides du plan de relance européen post-Covid. La résolution du Parlement européen à l’origine de cette procédure traduit la distorsion de la notion d’État de droit qu’opère l’idéologie dominante au sein des institutions européennes. Selon les auteurs de cette résolution, en effet, les atteintes à l’État de droit commises par les pays-membres incriminés tiendraient en des « attaques contre la liberté des médias et des journalistes, les migrants, les droits des femmes, les droits des personnes LGBT et la liberté d’association et de réunion ». Rien à voir donc avec la bonne exécution du plan de relance européen post-Covid, ni avec le bon emploi des fonds européens ou la prévention et la sanction de leur détournement. De la défense des « intérêts financiers de l’Union » (qui est l’objet normal des « conditionnalités » assortissant les aides européennes), on passe à un catéchisme multiculturel sur les droits des migrants et des personnes LGBT.

Ces procédures – et, plus généralement, les empiètements des institutions européennes sur les attributions régaliennes des États membres – posent crûment la question du respect des souverainetés nationales par l’Union européenne. Ils posent également le problème du respect, à géométrie variable, de l’Etat de droit par l’Union. C’est flagrant lorsqu’on rapproche les contentieux allemand, polonais et hongrois : procédure de sanction plaçant la CJUE en position de juge et partie ; rétractation piteuse de la Commission dans le seul cas de l’Allemagne, faisant bon marché du principe d’égalité entre Etats-membres….

II – La notion européenne d’Etat de droit contre le droit de l’Etat

La notion d’Etat de droit est devenue le cheval de Troie de tous ceux qui, dans les institutions européennes, en veulent au droit de l’Etat (A). Sous couvert d’Etat de droit européen, l’Union européenne s’empare de la compétence de ses compétences (B).

A/ La notion d’Etat de droit est devenue le cheval de Troie de tous ceux qui, dans les institutions européennes, en veulent au droit de l’Etat

Le fonctionnement de l’Union repose sur des principes désincarnés (concurrence pure et parfaite, irréprochabilité budgétaire, abolition des frontières…) plutôt que sur une solidarité civilisationnelle, sur des finalités abstraites (union sans cesse plus étroite, valeurs de l’Europe…) plutôt et sur la convergence pragmatique des intérêts nationaux. Ses mécanismes agissent de façon toujours plus juridique, toujours plus déconnectée des aspirations des peuples, toujours plus sensible à l’action de lobbies économiques ou militants, toujours plus oublieuse du principe fondamental, inscrit à l’article 4 du TUE, selon lequel l’Union « respecte l’identité nationale des États-membres inhérentes à leurs structures fondamentales politiques et constitutionnelles ».

L’article 2 du TUE place certes l’« Etat de droit » dans les « valeurs » de l’Union : «L’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités. Ces valeurs sont communes aux États membres dans une société caractérisée par le pluralisme, la non-discrimination, la tolérance, la justice, la solidarité et l’égalité entre les femmes et les hommes ».

Cependant, comme le dit Anne-Marie Le Pourhiet : « Nul n’avait initialement prêté attention à ce catalogue bisounours mal rédigé et le Conseil constitutionnel français, lorsqu’il a examiné le projet de traité, n’a pas émis de réserves… ».

En particulier, l’article 2 du TUE ne précise aucunement ce qu’il faut entendre par Etat de droit. On pouvait penser qu’on faisait ainsi référence, à titre purement recognitif, aux acquis de la société démocratique tels que le suffrage universel ou la liberté d’expression. Mais les organes de l’Union mettent dans cette notion d’Etat de droit à peu près tout ce qu’ils veulent : un standard d’organisation judiciaire, l’évolution des mœurs, les prérogatives des minorités etc.

C’est ce qui leur permet de condamner la Pologne et la Hongrie pour les politiques suivies par ces pays en matière migratoire ou sociétale. C’est ce qui les conduit aussi à regarder avec suspicion la laïcité la française, beaucoup considérant, à Bruxelles et à Luxembourg, qu’elle est un obstacle à l’édification d’une « société ouverte et multiculturelle ».

Cet Etat de droit sublimé, qu’irradierait en quelque sorte le projet européen et que contiendraient en devenir ces valeurs ineffables que mentionne l’article 2 du TUE, cet Etat de droit européen philosophique bien plus que juridique, largue les amarres avec le droit tout court. Il s’affranchit du droit positif issu des traités.

En témoignent les thématiques dont délibère aujourd’hui le Parlement européen. Un eurodéputé français (François-Xavier Bellamy pour ne pas le nommer) a demandé à son équipe parlementaire de classer les délibérations, au cours de la première année de l’actuelle mandature, selon leur rapport avec les attributions de l’Union. Résultat : seule la moitié de ces délibérations sont en lien avec les compétences de l’Union ; pour environ un tiers, les sujets donnant lieu à débat n’ont qu’un rapport lointain avec ces compétences ; le reste – soit une délibération sur cinq – leur est totalement étranger.

Encore faut-il noter que les votes débordant les attributions de l’Union ne portent pas sur n’importe quel domaine. De fait, c’est tout un agenda « politiquement correct » que l’Union sort de son chapeau en opposant l’ « Etat de droit européen » aux Etats membres rétifs à se plier à sa doxa. Une doxa inspirée par des ONG particulièrement actives, dans les couloirs de l’Union, en matière d’environnement, de lutte contre la corruption, de parité et de défense des minorités etc.

Les responsables de l’Union européenne adhèrent-ils à ce credo ou s’y plient-ils par conformisme à l’air du temps ? Je serais tenté de pencher pour la seconde solution en voyant une Ursula von der Leyen, patricienne « hübsche » (nous dirions « bcbg ») de haute lignée, mère de sept enfants et démocrate chrétienne bon teint, se déclarer « horrifiée » par une loi hongroise disposant que « la pornographie et les contenus qui représentent la sexualité ou promeuvent la déviation de l’identité de genre, le changement de sexe et l’homosexualité ne doivent pas être accessibles aux moins de 18 ans ».

De fait, pour emprunter au globish bruxellois, la pensée woke, sous une forme light, est désormais instillée par les officines de l’open society au sein des institutions européennes, où elles nichent à divers titres, par exemple sous le nom de « groupes de haut niveau ».

En atteste la campagne glorifiant le port du voile (« La liberté est dans le hijab ») parrainée et financée par le Conseil de l’Europe et l’Union européenne.

En témoigne également le « précis de savoir vivre » à l’usage du personnel de la Commission (élaboré sous l’égide de Helena Dalli, commissaire européenne à l’égalité) qui, prônant un « langage inclusif », incite à éviter les expressions « clivantes » tels que « bon Noël » (le remplacer par « bonnes fêtes de fin d’année », pour ne pas laisser penser qu’on ne s’adresse qu’aux interlocuteurs de tradition chrétienne) ou « Mesdames et Messieurs » (qui « invisibilise » les « identités de genre » dont le « ressenti » est mal à l’aise avec la bipolarité masculin féminin).

Tout cela ne date pas d’hier : dès 2008, le Parlement européen adoptait des lignes directrices multilingues en matière de « langage neutre du point de vue du genre ». Et tout cela ne s’arrêtera pas de sitôt puisqu’en février dernier, malgré l’émotion provoquée par la campagne « La liberté est dans le hijab », l’Union choisit une femme voilée comme égérie de la conférence sur l’avenir de l’Europe. La Commission, le Conseil et le Parlement européen ont en effet parrainé dix-sept « visuels » pour illustrer la question « quel avenir voulons-nous ? » dont le dernier montre une jeune femme élégante coiffée d’une ample écharpe multicolore qui recouvre un voile noir ajusté au visage.

Ces inepties seraient risibles si elles relevaient d’enfantillages occasionnels. Mais elles expriment, dans sa cohérence paradoxale, la haine de soi depuis longtemps véhiculée par le discours néo-progressiste, qui a trouvé une chambre d’échos dans les institutions européennes. Ainsi, dans ces affaires d’affiches de femmes voilées, l’Union nous présente comme indissociable du projet européen, en raison de son inclusivité, l’acceptation de l’affirmation identitaire d’une religion … dès lors, bien sûr, que celle-ci n’est pas la religion historiquement majoritaire du continent.

Sans doute, le 19 octobre 2022, le Parlement européen a-t-il voté une résolution enjoignant à la Commission de ne plus financer de campagne de promotion du hijab. Mais une hirondelle ne fait pas le printemps.

La tendance de fond reste la même : au nom de la construction européenne, on dédaigne les nations, qui sont pourtant les briques de l’Europe ; au nom de l’inclusivité de la société européenne, on efface les références à son soubassement civilisationnel ; on gomme l’identité européenne pour mieux faire place à l’identité de l’Autre qui, elle, se trouve exaltée ; au nom de la vision politique autonome que l’Europe aurait l’obligation morale de projeter dans le monde, on importe le bréviaire politique de la cancel culture américaine.

B/ Sous couvert d’Etat de droit, l’Union européenne s’empare de la compétence de ses compétences

L’intrusion des organes de l’Union européenne dans l’organisation judiciaire polonaise est doublement significative : au regard des règles régissant l’articulation entre droit national et droit européen, comme du point de vue de l’équité entre pays-membres.

Les peuples d’Europe n’ont pas consenti à l’applicabilité d’un acte de l’Union (y compris d’un arrêt de la CJUE) prétendant contrôler ou sanctionner un Etat membre en dehors du domaine de compétence de l’Union, tel que l’ont circonscrit les traités. Pour aller au-delà des attributions que lui a confiées les traités, l’UE ne peut se prévaloir du principe de primauté du droit européen (CJCE, 15 juill. 1964, Costa c/ Enel), car ce principe ne saurait bénéficier à un acte européen pris en dehors du champ de compétences de l’Union. Si loin qu’aille la primauté du droit de l’Union, elle ne saurait abolir le fait que les institutions européennes ne disposent que d’une compétence d’attribution, délimitée par les traités. Elles n’ont pas la « compétence de leurs compétences », apanage des souverainetés nationales.
S’emparer de la compétence de ses compétences serait, pour l’UE méconnaître le principe démocratique fondamental selon lequel le peuple est le siège de toute souveraineté. Or, comme le dit le Verfassungsgericht, s’il y a une civilisation européenne, il n’y a pas de peuple européen. Il y a, peut-on espérer, un ethos européen (une manière d’être au monde), mais il n’y a pas de demos européen (un sentiment d’appartenance à une nation commune).

A cet égard, la rébellion polonaise n’est pas sans rappeler la position exprimée à diverses reprises par les hautes juridictions françaises, même si la révolte dont elles ont menacé l’UE en filigrane ne s’est pas réalisée à ce jour.

Il revient en théorie à la CJUE d’empêcher l’Union de sortir du périmètre de ses compétences. Mais comment la CJUE peut-elle être la seule gardienne de cette ligne de démarcation lorsque le franchissement de cette ligne résulte de sa propre jurisprudence ? On ne voit alors que les Etats membres (et, en particulier, leurs cours suprêmes nationales) pour siffler la faute….

Prenons l’organisation judiciaire, pomme de discorde entre la Pologne et les organes de l’Union. Le traité sur l’Union européenne (TUE) et le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ne soufflent mot de l’organisation judiciaire interne des pays membres. Il ressort seulement du TUE (art. 2) que l’« État de droit » (auquel on s’accordera à rattacher implicitement l’indépendance de la justice) est une « valeur » de l’Union. Or, comme il a été dit plus haut, l’article 2 du TUE liste ces « valeurs » de la façon la plus vague, à tel point que le Conseil constitutionnel français, à deux reprises (traité établissant une Constitution pour l’Europe et traité de Lisbonne), a considéré cette liste comme purement déclaratoire : une sorte de constat des acquis démocratiques de l’Etat-membre lors de son adhésion.

Si les « règles et principes » (y compris le principe de primauté du droit de l’Union) s’imposent à tous dans les domaines régis par le droit de l’Union, la vérification du respect de « valeurs » non circonscrites par les traités devrait se faire avec tact et retenue, dans le souci de ménager les cultures, les Histoires et les sensibilités nationales. En tout état de cause, l’article 2 du TUE, de caractère déclaratoire, ne saurait fonder une compétence propre de l’Union. Il ne saurait habiliter les organes de l’Union à connaître de toute chose au nom de l’Etat de droit, un Etat de droit – qui plus est- dont ils définiraient les contours à leur convenance.

« La Pologne savait à quoi s’en tenir en adhérant à l’Union », entend-on. En signant les traités, la Pologne ne les avait-elle pas sous les yeux ? Certes, mais les traités n’impliquaient rien en matière de statut des magistrats, ni d’ailleurs en matière sociétale (IVG, mariage entre personnes de même sexe). Sur le fond, le reproche principal fait par les instances de l’UE à la Pologne – ne pas confier le recrutement de ses magistrats à un organe exclusivement ou majoritairement composé de magistrats – pourrait être fait à d’autres États membres. En France par exemple, ni le Conseil constitutionnel (nominations relevant du Président de la République, après possible veto parlementaire, et des présidents des deux assemblées), ni le Conseil d’État (nominations au tour extérieur relevant du Président de la République) ne répondent au « standard » inventé par l’UE, qui fait la part belle au corporatisme et n’est pas un corollaire nécessaire du principe d’indépendance des juges.

Il y a donc deux poids deux mesures. Les foudres européennes s’abattent prioritairement sur de petits États, dirigés par des gouvernements conservateurs et dont les politiques (en matière migratoire, éducative, judiciaire ou sociétale) déplaisent à la bien-pensance dominante à Bruxelles, Luxembourg et Strasbourg.

On objectera que les organes de l’UE doivent respecter les principes de subsidiarité et de proportionnalité auxquels est même consacré un protocole additionnel au Traité de Lisbonne.

A cet égard, le protocole sur les parlements nationaux, dont les dispositions ont notamment été reprises par la révision constitutionnelle française de 2008, rappelle le rôle de ceux-ci dans la défense de leurs prérogatives. Il existe donc en principe, dans les traités eux-mêmes, des garde-fous contre les empiètements de l’Union. Mais ces garde-fous sont bien théoriques. D’une part, notre Parlement ne s’est pas véritablement emparé de la possibilité d’action qui lui est offerte par les traités en matière de subsidiarité. D’autre part, la Cour de justice, suivant les réquisitions de la Commission, enjambe gaillardement ces garde-fous.

III – La notion européenne d’Etat de droit contre les fonctions régaliennes

En matière de sécurité, de police et de défense, les excès de pouvoir commis par les organes de l’Union se multiplient, et toujours dans le sens d’une restriction des fonctions régaliennes (A). Toutefois, les cours suprêmes françaises se sont refusées jusqu’ici à siffler la faute (B). Dans le domaine régalien, l’action des organes de l’Union n’affecte pas seulement les souverainetés nationales : elle compromet également la vocation de l’Union à protéger ses peuples dans un cadre coopératif (C).

A/ En matière de sécurité, de police et de défense, les excès de pouvoir des organes de l’Union européenne se multiplient, et toujours dans le sens d’une restriction des fonctions de souveraineté.

En matière de sécurité, de police et de défense, les organes de l’Union devraient s’interdire tout excès de pouvoir (ultra vires) puisque les traités (c’est-à-dire les peuples souverains) indiquent clairement que « La sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État-membre » (article 4, paragraphe 2, du TUE). Cela n’empêche pas la CJUE de se prononcer en la matière.

Ainsi, en 2021, la CJUE juge que la directive de 2003 relative au temps de travail s’applique aux membres des forces armées. Du point de vue de l’Union, un militaire devrait donc être regardé, sauf exception, comme un travailleur ordinaire, ce qui contrevient à l’exigence française de disponibilité permanente de ses soldats, déjà malmenée par la décision de la CEDH Matelly de 2014, imposant à la France d’introduire le syndicalisme dans ses armées.

Domaine non moins crucial pour notre sécurité collective : la conservation et l’utilisation des données de trafic et de localisation des communications électroniques, aux fins de lutte contre le terrorisme et la criminalité organisée ou de contre-espionnage. Dans ce domaine, l’arrêt de la CJUE du 8 avril 2014 « Digital Rights », suivi des arrêts Quadrature du Net et Privacy International du 6 octobre 2020, puis Spacenet AG du 20 septembre 2022, imposent des conditions restrictives incapacitantes pour la sécurité des États : selon la CJUE, seule une menace grave et actuelle pour la sécurité nationale permet aux législations nationales de prévoir une conservation généralisée et indifférenciée de ces données.

Autre illustration de cette ingérence : en décembre 2020, la Commission s’immisce dans une procédure législative nationale en tançant la France à propos du fameux article 24 de la proposition de loi « sécurité globale » dont l’objectif, ô combien légitime, était de punir la diffusion du visage ou d’autres éléments d’identification d’un policier ou d’un gendarme en opération « dans le but manifeste qu’il soit porté atteinte à son intégrité́ physique ou psychique ». La Commission s’émeut publiquement de cet article, estimant qu’il « menace la liberté de la presse ». Elle intervient là sans base légale, dans un rôle auto-conféré de directeur de conscience droits-de-l’hommiste…

S’agissant de l’éloignement des étrangers, la CJUE écarte toute sanction pénale de l’irrégularité du séjour si n’ont pas été épuisées au préalable les procédures d’éloignement (beaucoup moins coercitives) prévues par la « directive retour » de décembre 2008 (arrêt El Dridi, 28 avril 2011). La CJUE juge en outre que cette directive serait privée d’effet utile si une garde à vue, qui relève de la procédure pénale, était possible contre un étranger en situation irrégulière (arrêt Achughbabian, 6 décembre 2011). Or la garde à vue était, en France, la première étape de l’éloignement … Pour se conformer à cet arrêt, que personne n’avait prévu, il a fallu inventer une « retenue » ayant toutes les caractéristiques objectives de la garde à vue, sans en porter l’étiquette : solution à la fois compliquée et hypocrite.

En 2011, la CJUE a fait prévaloir la Charte des droits fondamentaux sur la clause de souveraineté territoriale de la procédure de Dublin (qui veut que l’État en charge de la demande d’asile soit l’État dans lequel le migrant est entré dans l’Union) : elle considère que l’accueil fait aux migrants en Grèce viole l’article 4 de la Charte (qui proscrit les traitements inhumains et dégradants) et que, en conséquence, les règles de Dublin sont inopposables au migrant entré dans l’Union par la Grèce lorsqu’il demande l’asile dans un autre Etat de l’Union.

Sur les politiques migratoires, les organes de l’Union ne se bornent pas à condamner les pays du groupe de Visegrad, la Grèce et (hier encore) l’Italie. Ainsi, la Commission a dénoncé comme contraire aux règles de l’Union, et plus particulièrement aux orientations du « Pacte européen sur la migration et l’asile », la loi danoise tendant à externaliser le traitement des demandes d’asile, loi largement votée par le Folketing à l’initiative du gouvernement social-démocrate de Mette Frederiksen.

En entravant l’État régalien, l’Union porte atteinte, dans chaque Etat membre, à des garanties essentielles de son ordre constitutionnel telles que la souveraineté nationale, la défense du territoire ou la sauvegarde de l’ordre public et de la sécurité publique. Elle met en panne l’Europe elle-même car comment sortir de conflits aussi inexpiables entre Etats et organes de l’Union ? Attend-on des Danois, par exemple, qu’ils abrogent une loi qui, quoiqu’on en pense (j’ai personnellement des réserves sur son dispositif), est chez eux consensuelle ? Attend-on des Polonais qu’ils dissolvent leur cour constitutionnelle ? Comme personne ne mangera son chapeau, le blocage est sans remède.

Il en résulte une crise systémique. Celle-ci ne peut être dénouée que si, comme la Cour de Karlsruhe, les autorités nationales savent dire « pouce ». Il faut apprendre à « débrancher » le droit européen lorsqu’il fait violence aux nations en outrepassant le domaine que celles-ci lui ont attribué. Le Conseil constitutionnel n’a-t-il pas jugé il y a une quinzaine d’années que l’application d’un acte de droit européen dérivé devait être écartée si cet acte portait atteinte à un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France ?

B/ Toutefois, les cours suprêmes françaises se sont refusées jusqu’ici à siffler la faute.

Ainsi, dans l’affaire de la conservation et de l’utilisation des données des communications électroniques à des fins pénales ou de renseignement, le Conseil d’Etat s’est interdit par avance d’opposer à la CJUE en matière de sécurité un veto analogue à celui émis par la Cour de Karlsruhe en matière monétaire. C’est même à une capitulation sans condition que procède son arrêt French Data Network du 21 avril 2021 : « Contrairement à ce que soutient le Premier ministre, il n’appartient pas au juge administratif de s’assurer du respect, par le droit dérivé de l’Union européenne ou par la Cour de justice elle-même, de la répartition des compétences entre l’Union européenne et les États membres ».

De même, s’agissant de la directive « temps de travail », le Conseil d’Etat a jugé le 17 décembre 2021 que le principe constitutionnel de « nécessaire libre disposition de la force armée » ne faisait pas globalement obstacle à l’application de cette directive aux militaires français (Assemblée, 17 décembre 2021).

Il n’est pas sans intérêt de « zoomer » sur cette emblématique affaire.

Saisie par un garde-frontière slovène à propos d’un décompte d’heures supplémentaires, la CJUE lui avait donné raison et rejeté, le 15 juillet 2021, les conclusions de la France, de l’Espagne et de la Slovénie, selon lesquelles, en vertu des traités européens, le statut des militaires échappe intégralement au champ de la directive de 2003 sur l’aménagement du temps de travail.

Pour la CJUE, la directive de 2003 est applicable, sauf exception, aux militaires. Quelles exceptions ? Celles liées aux opérations du champ de bataille, aux entraînements opérationnels, aux missions des unités spéciales ou à des « contraintes insurmontables ». Inversement, seraient soumis aux dispositions de la directive les services liés à « l’administration, l’entretien, la réparation, la santé », ou au « maintien de l’ordre » et à « la poursuite des infractions ». Les services de soutien aux armées et la gendarmerie sont donc fortement impactés.

Née des réclamations d’un garde-frontière slovène, la revendication tendant à ce que les militaires bénéficient de la directive de 2003 aurait pu ne pas toucher la France tant elle est étrangère à la conception que nos militaires se font de leur engagement. Mais tout corps comprend ses personnalités atypiques. Un sous-officier de gendarmerie français a demandé à sa hiérarchie de plafonner la durée hebdomadaire de travail au maximum fixé par la directive de 2003. Mécontent de la réponse qui lui été apportée par le directeur de la gendarmerie nationale (selon lequel, à supposer la directive applicable, la gendarmerie satisfait déjà à celles de ses dispositions qu’invoque l’intéressé), notre gendarme l’a déférée au Conseil d’Etat.

Dans leurs observations en défense, les ministres de la défense et de l’intérieur demandaient au Conseil d’Etat de déclarer la directive de 2003 totalement inapplicable aux membres des forces armées.

Deux argumentations étaient a priori possibles pour étayer cette demande.

La première consistait à inviter le Conseil d’Etat à juger que, en étendant l’applicabilité d’un acte européen de droit dérivé (la directive de 2003) au-delà du domaine de compétence de l’Union (tel que délimité notamment par l’article 4 du TUE), la CJUE a méconnu la règle selon laquelle l’Union n’a pas « la compétence de ses compétences », celle-ci restant l’apanage des peuples souverains. C’est la position du Tribunal constitutionnel allemand. Mais cette première argumentation, comme il a été dit ci-dessus, était vouée à l’échec en raison de la position de principe adoptée par le Conseil d’Etat dans l’affaire de la conservation et de l’utilisation des données des communications électroniques à des fins pénales ou de renseignement (French Data Network). Le Conseil d’Etat y a brûlé ses vaisseaux en s’interdisant par avance d’opposer à la CJUE, en matière de défense, un veto analogue à celui émis par la Cour de Karlsruhe en matière monétaire.

Une seconde argumentation aurait cependant pu suffire au Conseil d’Etat pour écarter intégralement l’applicabilité aux militaires de la directive de 2003. Le Conseil constitutionnel a estimé que le droit européen dérivé ne peut recevoir application s’il est contraire à une règle ou à un principe « inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (27 juillet 2006). Or, s’agissant du temps de travail des militaires, un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France (c’est-à-dire un principe constitutionnel sans équivalent en droit de l’Union) s’oppose à l’applicabilité de la directive de 2003 : c’est celui de la « nécessaire libre disposition de la force armée ». Le Conseil constitutionnel l’a consacré dans des décisions du 28 novembre 2014 et du 27 février 2015. Pourtant, par sa décision d’assemblée du 17 décembre 2021, le Conseil d’Etat a considéré que la directive de 2003 était applicable, sauf exception, aux militaires. Il a retenu les mêmes exceptions que la CJUE et estimé que, moyennant ces exceptions, le principe de nécessaire libre disposition de la force armée était sauf.

Si les prétentions du gendarme ont été rejetées, c’est parce que, en l’espèce, les règles nationales en vigueur sur le temps de travail des gendarmes (compte tenu notamment de la nature particulière des astreintes à domicile pratiquées dans la gendarmerie et des conditions de logement des gendarmes) satisfont d’ores et déjà aux objectifs de la directive invoquées par le requérant.

Mais la solution d’espèce importe évidemment beaucoup moins que la portée générale de l’arrêt : la directive de 2003 est, sauf exception, applicable aux militaires, ce qui porte atteinte à des fonctions de souveraineté pourtant protégées par le TUE (art 4) et ouvre la voie à diverses contestations.

La solution adoptée par le Conseil d’Etat s’inscrit dans une logique que je qualifierai de « conciliation à tout prix » avec la Cour de justice.

La position du juge français à l’égard des dérapages de l’Union fait penser à la « trahison des clercs » de Julien Benda. Pourquoi cette nouvelle trahison des clercs ? Est-ce par conformisme ? Par crainte d’ébranler le fragile et complexe édifice du droit européen ? Pour ne pas être rangé dans le camp des cours nationales frondeuses conspirant, à l’instar du tribunal constitutionnel polonais, contre l’Etat de droit ?

Ces explications ne sont que partielles. Le suivisme a une raison plus profonde : le juge national trouve dans le droit européen le moyen historique de s’extraire de l’Etat national et de dominer celui-ci. La primauté du droit de l’Union permet au pouvoir juridictionnel de ne plus être seulement un pouvoir jouant sa partie dans le jeu démocratique national de la séparation des pouvoirs. Elle lui permet de se poser et de se penser, du haut du surplomb européen, comme un pouvoir au-dessus des autres pouvoirs, une instance supra-démocratique.

Cette suprématie du juge, confortée par le droit de l’Union, permet également à toute une idéologie, qui abaisse la Nation au nom de la défense de l’individu, de la protection des minorités, de l’abolition des frontières et de la concurrence pure et parfaite, de s’imposer sans avoir besoin d’être souscrite par le peuple.

Le droit de l’Union se développe ainsi sans le demos et contre le cratos, pour reprendre la formule de Pierre-Henri Tavoillot.

C/ Dans le domaine régalien, l’action des organes de l’Union n’affecte pas seulement les souverainetés nationales : elle compromet également la vocation de l’Union à protéger ses peuples dans un cadre coopératif.

Ainsi, le fait que l’agence Frontex commençait (timidement) à assurer sa mission de garde-frontière, en ne se bornant plus au sauvetage en mer, a fait se crisper la commissaire aux affaires intérieures, la suédoise social-démocrate Ylva Johanson, et se rebiffer les eurodéputés bien-pensants. La dotation de Frontex sera donc réduite et les navires de Frontex devront embarquer des représentants d’ONG. En 2021, Frontex se demandait si, quand et comment elle pouvait refouler. Il se découvre qu’elle ne le peut pas du tout puisque l’Office européen de lutte contre les fraudes (Olaf), dont on se demande en quoi une telle investigation relève de ses compétences, reproche au directeur de Frontex, le Français Fabrice Leggeri, d’avoir cautionné plusieurs refoulements (pushbacks), pratique condamnée par la jurisprudence de la CEDH et donc, selon l’Olaf, contraire au droit de l’Union. Fabrice Leggeri démissionne donc. Où est l’Europe puissance chère à Emmanuel Macron dans cette affaire ? Et qu’en a dit la présidence française ? Silence tonitruant…

De même, la Commission et le Parlement européens se refusent à aider financièrement la Pologne à protéger sa frontière avec la Biélorussie (qui est pourtant une frontière extérieure de l’Union) pour le motif ainsi exposé par Ursula von der Leyden lors du sommet européen d’octobre 2021 consacré à la pression migratoire : « Il y a une position commune de longue date de la Commission et du Parlement européen sur le fait qu’il n’y aurait pas de financement de barbelés et de murs ».

Congénitalement, juges, commissaires et, pour beaucoup d’entre eux, parlementaires européens refusent l’Europe puissance autant qu’ils tiennent pour suspectes les souverainetés nationales. Cette allergie au régalien est dans l’ADN d’une Union qui s’est fondée contre l’idée même de puissance.

Les atteintes à la souveraineté sont aujourd’hui inscrites dans le droit dérivé et dans la jurisprudence de la CJUE (qui combine ses effets avec ceux de la jurisprudence de la CEDH). Et inscrites malheureusement aussi dans les traités depuis près d’une quinzaine d’années. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, annexée au traité de Lisbonne (et que la présidence française a tenté de compléter en 2022 !), fournit en effet à la CJUE un arsenal inépuisable pour restreindre les souverainetés nationales.

IV – La notion européenne d’Etat de droit contre la puissance

La répugnance pour la puissance est inscrite dans les mentalités bruxelloises (A). La défiance à l’égard des fonctions de souveraineté est également le fait de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg (B). Les institutions européennes brident les souverainetés nationales sans pour autant avoir la capacité, ni même l’intention, d’exercer, au niveau européen, une volonté souveraine (C).

A/ La répugnance pour l’Europe puissance est inscrite dans les mentalités bruxelloises.

Alors que tous les regards étaient braqués fin décembre 2021 sur le classement du nucléaire dans la fameuse « taxonomie verte » et qu’on se félicitait déjà en France d’une concession de l’Allemagne, le label vert n’a été délivré début février au nucléaire qu’à l’arraché, en raison de multiples résistances (hostilité du groupe d’experts mis en place par la Commission, communiqué menaçant de la coalition allemande…).

Non contente d’avoir tenté d’exclure le nucléaire de la taxonomie, la Commission, poussée par son « service scientifique » (le Centre Commun de Recherche), a sérieusement envisagé, la veille de la crise ukrainienne, de ranger l’industrie de la défense à côté de celle du tabac, des jeux d’argent et de la pornographie, parmi les activités privées de l’écolabel européen avec toutes les conséquences financières, économiques et sécuritaires que cela comporte… Sur cette question, les néo-progressistes de Bruxelles se seront aussi lourdement trompés que ceux de Paris et de Berlin. Trompés non par erreur d’appréciation, mais parce qu’ils ont été aveuglés par l’idéologie. Le rétropédalage actuel ne doit pas le faire oublier.

Et comment ne pas évoquer aussi le fantastique risque – en termes de faisabilité, de sécurité des approvisionnements, d’emploi industriel, de pouvoir d’achat et d’équilibre ville campagne – pris par le Parlement européen en juin 2022 en interdisant la vente des véhicules neufs thermiques à compter de 2035 ? Là encore des considérations élémentaires de protection sociale et de souveraineté industrielle ont été sacrifiées à un volontarisme écologique aveuglé par l’idéologie.

Pour des raisons idéologiques encore, l’Union n’a cessé, au cours des récentes années, d’entraver les initiatives régaliennes des Etats membres au lieu de catalyser leurs énergies.

La France devrait en être consciente dans ses efforts pour promouvoir une stratégie européenne de puissance. La tâche est immense. L’électrochoc de la crise ukrainienne y suffira-t-il ? Il est permis d’en douter tant le refus de la puissance est solidement ancré dans les institutions européennes et tant l’action des lobbies a produit un effet émollient.

Poutine, dit-on, a réappris à l’Europe l’impératif de se défendre. Cette redécouverte de la puissance (si vis pacem…) ne doit cependant pas reposer sur des bases illusoires. La coopération effective et déterminée entre Etats européens volontaires doit être préférée aux appels à une intégration stratégique européenne que la France a lancés jusqu’ici avec l’insuccès que l’on sait. Intégration aux contours bien flous. Qui donnerait ses ordres au porte-avion Charles de Gaulle ?

Certes, la donne a changé à Berlin, mais on peut douter que les envolées fédéralistes de la nouvelle coalition soient plus propices à l’Europe puissance que la circonspection de Mme Merkel… Au fond, que ce soit par le statu quo ou par le fédéralisme, l’Allemagne, l’Europe du Nord et l’Union européenne désirent une Europe à leur image : une grosse Suisse, sous le parapluie de l’OTAN et donc des USA. Ils continuent de se comporter « comme des herbivores dans un monde de carnivores », pour reprendre les propos tenus il y a quelques années par Camille Grand, secrétaire général adjoint de l’OTAN. Ou, plus exactement, comme le dit Guillaume Bigot, ils cherchent encore à perpétuer leur rêve de « bisounours à Jurassic Park » en se pelotonnant, au travers de l’OTAN, dans l’ombre du T Rex américain. De ce point de vue, le discours du 29 août 2022 du chancelier Olaf Scholtz à l’université de Prague, qui ne mentionne même pas les projets militaro-industriels franco-allemands, sonne comme une fin de non-recevoir adressée au discours de la Sorbonne de 2017 du président Macron appelant à une autonomie stratégique européenne.

Sans doute l’invasion de l’Ukraine a-t-elle ébranlé les esprits. Mais, à terme, quitter la zone de confort d’avant février 2022 imposerait des révisions déchirantes.

Quant à la « révolution copernicienne » que constituerait le déblocage de 100 milliard d’euros en faveur du budget militaire allemand, elle permettra certes un rattrapage du retard accumulé par l’Allemagne en matière d’équipement, ce qui n’est pas négligeable, mais n’annonce aucunement une défense européenne autonome, même réduite à l’industrie de l’armement. C’est le le F-35 américain qu’achète la RFA. Le déblocage des 100 milliards ne dit rien non plus sur la renaissance d’un esprit de défense que nos voisins d’outre-Rhin ont répudié depuis 1945 pour des raisons évidentes relevant du psychisme collectif. Le réarmement devrait être culturel autant que technique et aucun effort budgétaire ne pourra l’assurer.

Malgré l’électrochoc ukrainien, il n’y a pas d’appétence, dans l’Union, pour une Europe de la défense. Comme disait André Malraux, il n’y a de défense que de volonté de se défendre. Or celle-ci n’existe pas. S’il y avait une volonté de défense européenne autonome, elle aurait tressailli en juillet 2020 lorsqu’une vingtaine de navires de guerre turcs ont violé les eaux territoriales grecques. S’il existait une volonté de défense européenne autonome, la Suède n’aurait pas si désinvoltement retiré son contingent de 150 hommes de la force Takuba au Sahel. S’il y avait une volonté de défense européenne, le sommet convoqué à Versailles les 10 et 11 mars 2022 par Emmanuel Macron aurait produit des effets autrement plus tangibles. La seule vraie façon, pour des pays comme la Suède ou la Finlande, d’exprimer une volonté défensive est d’adhérer à l’OTAN.

Quant à la fédéralisation des politiques étrangères, elle serait un éteignoir de souveraineté plus radical encore que le statu quo. En matière diplomatique, la majorité qualifiée, c’est l’assurance de positions toujours en retard sur l’évènement, toujours emberlificotées, toujours inspirées par le tropisme moralisateur de l’Europe du Nord, toujours tributaires de l’OTAN et des USA. La position commune qui se dégagerait de cette fédéralisation, s’il s’en dégageait une, tournerait le dos au réalisme et desservirait nos intérêts nationaux. Par son inefficacité ou ses effets contre-productifs, elle servirait piètrement les intérêts du monde. On le voit avec la crise ukrainienne, tant le mépris dans lequel Poutine tient notre angélisme, fait de renoncement unilatéral à la force et de répudiation des identités nationales, a pu l’encourager à commettre l’irréparable.

Et ne parlons même pas du partage de notre siège au Conseil de sécurité de l’ONU : ce serait remplacer par une cacophonie aboulique un des derniers, mais important, facteur d’influence de la France sur les affaires du monde.

B/ La défiance à l’égard des fonctions de souveraineté est également le fait de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg (CEDH).

La CEDH a édifié des constructions jurisprudentielles échevelées sur des notions dont le bref énoncé, dans la Convention, n’avait sûrement pas pareille portée dans l’esprit des signataires (novembre 1950), lesquels sortaient des abominations de la seconde guerre mondiale et n’imaginaient sûrement pas de tels développements.

Il en est ainsi de la notion de « procès équitable » (article 6 de la Convention) qui, pour la Cour de Strasbourg, s’étend en amont du procès (garde à vue) et à des procédures qui ne sont pas des procès civils et pénaux (le contrôle de la Cour ne s’arrêtant ni au caractère disciplinaire ou administratif, et non juridictionnel, de la procédure de sanction, ni même au seuil des cours constitutionnelles). La notion de « procès équitable » s’enfle avec la condamnation presque systématique des lois de validation ; ou avec des exigences toujours plus strictes en matière d’ « égalité des armes » (la Cour bannissant par exemple du délibéré, même s’ils s’y tiennent cois, rapporteurs publics et ministère public – voir notamment Martinie c/ France du 12 avril 2006) ; ou avec la remise en cause le rôle du parquet français dans la procédure pénale.

Il en est encore ainsi de sa jurisprudence sur la vie privée (article 8 de la Convention), dont la protection commande, selon elle, le droit au rapprochement familial (avec des effets considérables sur les législations et les jurisprudences des Etats membres en matière migratoire), des avancées en matière sociétale et de considérables restrictions à l’emploi des technologies de l’information à des fins régaliennes. Ou de la notion de liberté de croyance (article 9), dont la Cour a tiré un droit à l’objection de conscience au service militaire (7 juillet 2011, Bayatyan). Ou de l’arrêt Matelly du 2 octobre 2014, par lequel la CEDH juge que la France viole la Convention européenne des droits de l’homme en interdisant les syndicats dans l’armée.

En matière de réponse au danger terroriste, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme interdit l’expulsion d’un étranger, si dangereux soit-il, s’il est exposé, dans son pays d’origine, à de mauvais traitements (décision Daoudi, 3 décembre 2009) ou s’il risque d’y faire l’objet de poursuites pénales non conformes aux canons européens du procès équitable (décision Othman Abu Qatada, 17 janvier 2012) ou si sa santé en souffrirait. Cette jurisprudence a imposé à la France de mettre en œuvre une législation permettant, non sans aléas, l’assignation à résidence hôtelière des intéressés.

Plus récemment, le 23 juin 2022, la CEDH condamne la France parce que ses tribunaux ont prononcé à l’encontre de Jean-Marc Rouillan une peine de prison pour apologie du terrorisme (article 421-2-5 du code pénal). Cofondateur du groupe armé Action directe, l’intéressé a été condamné à 25 ans de prison pour faits d’assassinat à caractère terroriste. Il a été placé sous un régime de semi-liberté en 2012. En 2016, interviewé par une radio, il dit trouver «courageux» les auteurs des attentats islamistes à Paris de 2015, qu’il présente comme des « combattants ». La CEDH juge la peine de dix-huit mois de prison, dont huit « fermes » (sous bracelet électronique), non « proportionnée » et donc « non nécessaire dans une société démocratique ». La Cour censure l’application de la loi française « au cas d’espèce » alors que les circonstances de l’espèce étaient aggravantes. Qui plus est, elle contredit ainsi trois degrés de juridictions pénales françaises (y compris la Cour de cassation), ainsi que le Conseil constitutionnel. Saisi par JM Rouillan d’une QPC visant l’article 421-2-5 du code pénal, le Conseil constitutionnel l’avait en effet rejetée en mai 2018, en jugeant que les peines en cause, cinq ans d’emprisonnement et 75000 € d’amende, n’étaient pas disproportionnées et que les faits étaient définis avec une précision suffisante.

Encore plus récemment, le 14 septembre 2022, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamne la France pour « ne pas avoir étudié de manière appropriée » les demandes de rapatriement de mères et d’enfants français retenus par les forces kurdes en Syrie. Les filles des requérants s’étaient rendues au Levant afin de rejoindre le territoire contrôlé par l’organisation terroriste État islamique et de prendre part à la guerre sainte. En exécution de son arrêt, précise la CEDH, il incombe au gouvernement français de « reprendre l’examen des demandes des requérants dans les plus brefs délais en l’entourant des garanties appropriées contre l’arbitraire ». Toutefois, en pareil domaine, eu égard aux incertitudes et aux enjeux, le principe de précaution trouve légitimement à s’appliquer et la raison d’Etat a toute sa place. Comme l’ont jugé le Conseil d’Etat et le tribunal judiciaire de Paris, qui se sont déclarés incompétents pour statuer sur le refus implicite de rapatrier, les décisions du gouvernement sont ici indétachables de la conduite des relations internationales et de la politique de défense. Il s’agit d’« actes de gouvernement » que le principe constitutionnel de séparation des pouvoirs soustrait à la compétence du juge. Du juge national et a fortiori d’un juge supranational que rien, dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, n’habilite à s’immiscer dans une telle matière.

La Cour ne s’en estime pas moins compétente, de façon prétorienne, en se basant sur une disposition d’un protocole additionnel à la Convention (article 3 § 2 du Protocole n° 4), relatif au droit d’entrée des ressortissants d’un Etat dans leur pays d’origine. Elle admet elle-même que cette disposition n’emporte aucun droit à rapatriement. Une chose est en effet le droit, pour un ressortissant français se présentant à la frontière française, d’entrer en France, droit que ne conteste aucunement le gouvernement français, autre chose le pouvoir qu’auraient ses proches de contraindre la France à organiser son rapatriement à partir d’un territoire lointain et problématique. Ce serait passer du « droit de » au « droit à ». Cela n’empêche pas la Cour de condamner la France, de considérer que celle-ci ne peut s’abstenir par principe de rapatrier ses djihadistes et de lui enjoindre, dans les plus brefs délais, de monter une procédure interne de contrôle permettant à l’Etat de démontrer que le non rapatriement n’est pas arbitraire.

Démontrer devant qui d’ailleurs ? Un juge ? Le Défenseur des droits ? Un comité éthique ad hoc ? Quels seraient les critères d’un tel contrôle ? Quels en seraient les effets juridiques ? Les pouvoirs publics pourraient-ils passer outre, au nom de ce qui subsiste de la théorie des actes de gouvernement ? Ou ce passé outre vaudrait-il à la France un nouveau désaveu strasbourgeois ? Faut-il une loi pour élaborer cet objet procédural non identifié ? La CEDH ne se contente pas de fustiger la France et de la mettre à l’amende : elle la condamne à résoudre un insoluble casse-tête. Lourde serait la responsabilité des juges de la CEDH si l’une de ces femmes (ou l’un de leurs enfants devenus grands), rapatrié en France en vertu de leur arrêt, y commettait un attentat.

Cette affaire est un cas d’école, tant elle illustre les dérives dont se montre capable le juge contemporain et singulièrement le juge supranational : interprétation des textes au-delà de leur lettre et de leur esprit, importance démesurée donnée aux droits individuels par rapport aux intérêts collectifs, préjugé défavorable aux fonctions de souveraineté, irréalisme et, dans le cas particulier de la Cour européenne des droits de l’homme, dédain pour la marge nationale d’appréciation (pourtant garantie par le protocole n° 15 à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales), impressionnisme de la motivation et logorrhée rédactionnelle…

Pose problème aussi l’approche de la Cour de Strasbourg, qui consiste à faire masse des circonstances et des règles nationales, pour porter une appréciation globale et impressionniste sur le caractère proportionné d’une « ingérence » perpétrée par un Etat contre un droit fondamental. Les droits subjectifs se voient ainsi protégés par une appréciation elle-même subjective, mêlant le fait et le droit. D’où des arrêts qu’il est difficile d’anticiper et dont il est ardu de tirer les conséquences au niveau de la législation.

Aux intrusions de la CEDH, il faut ajouter celles des comités gravitant autour du Conseil de l’Europe.

Ainsi du Comité européen des droits sociaux (CEDS). En juin 2022, le CEDS a conclu que la France a violé le droit des salariés à une indemnité adéquate avec les « barèmes Macron » plafonnant les indemnités en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Le 11 mai 2022, la Cour de cassation avait pourtant estimé que ce dispositif ne contrevenait pas à la Convention de l’Organisation internationale du travail qui garantit le versement d’une indemnité « adéquate » à chaque salarié. La position prise par le CEDS n’est pas un jugement. Elle n’est donc pas juridiquement contraignante. Qui plus est, dans ses arrêts du 11 mai 2022, la Cour de cassation a relevé que l’article 24 de la charte sociale européenne n’avait pas d’effet direct en droit français. L’irruption du CEDS n’en expose pas moins la France à des pressions, tant sur le plan interne (la CGT s’en prévaut évidemment) que, éventuellement, en provenance du Comité des ministres du Conseil de l’Europe. Du haut de son empyrée européenne, le CEDS se comporte comme une instance d’appel du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation français. Il manifeste l’arrogance typique d’un modèle dévoyé de construction européenne qui place les Etats membres sous tutelle et attribue le pouvoir éminent à des organes ne procédant pas de l’élection (Commission, Cour de justice, CEDH, comitologie).

Le droit issu de la Convention européenne des droits de l’homme, largement jurisprudentiel, conçu à l’origine comme un standard minimal (bannir la torture), est devenu une sorte de sommet irénique, inaccessible à beaucoup d’Etats membres, comme aux justiciables ordinaires. Il est troublant à cet égard que les requérants des procès strasbourgeois soient plus souvent des procéduriers aguerris que des victimes d’exactions et que les Etats condamnés soient plus souvent la France ou le Royaume-Uni que d’autres membres du Conseil de l’Europe, arrivés plus tardivement et surtout plus incomplètement dans le cercle des Etats de droit.

Comme l’écrivait Jean Carbonnier dès 1996 (Droit et passion du droit sous la Ve République) : « L’appel aux instances strasbourgeoises avait été conçu comme un ultime recours pour que fussent sanctionnées des violations flagrantes des droits et libertés énoncés dans la Convention. Ce devait être une sauvegarde, une réponse à un SOS, rien de plus. Mais, arguant de la formule double contenue dans le préambule du traité (« sauvegarde et développement »), la Cour s’est arrogé peu à peu le pouvoir de « développer », donc d’innover par voie d’interprétation évolutive. Ainsi s’est constitué et continue de se constituer un corps de droit autonome … »

C/ L’Union européenne bride les souverainetés nationales, sans avoir pour autant ni la capacité, ni l’intention d’exercer, à son niveau, une volonté souveraine.

La subordination de la loi aux traités, aux actes de droit européen dérivé et aux décisions des cours nationales et supranationales conduit à l’impasse démocratique définie par Henri Guaino dans le Figaro du 27 octobre 2021 : vouloir faire la démocratie par le droit plutôt que le droit par la démocratie.

Pour citer encore Henri Guaino (Figaro du 20 septembre 2022, à l’occasion du trentième anniversaire de la ratification référendaire du traité de Maastricht, obtenue d’un cheveu, rappelons-le), le cadre institutionnel européen – de l’Acte unique de 1986 au traité de Lisbonne de 2007, en passant par les traités de Maastricht (1992) et d’Amsterdam (1997) – ne produit plus qu’un type de politique – et de société – possibles, sous la surveillance des juges, des autorités administratives indépendantes, des experts et des lobbies, mais loin des peuples et des intérêts vitaux des nations. Que reste-t-il de la souveraineté, tant nationale que populaire, lorsque « la dépolitisation de l’économie et de la société les place sous le pilotage automatique du juridisme et de la concurrence libre et non faussée » ? Que reste-t-il du respect de la souveraineté populaire lorsque, la veille des élections législatives italiennes du 25 septembre, on entend Ursula von der Leyen menacer les Italiens de sanctions s’ils votent dans un sens (selon elle) contraire aux « valeurs de l’Union » ?

Les mécanismes à l’œuvre derrière l’appellation positive de « construction européenne » ont, comme le dit Pierre Manent, « délégitimé la démocratie représentative qui n’a jamais eu d’autre cadre que national ».

Afin d’éviter toute méprise, disons précisément à quel moment notre critique des institutions européennes diverge de la vision d’un euro-fervent de bonne volonté comme Jean-Louis Bourlanges (qui donne la réplique à Henri Guaino dans les pages du Figaro consacrées au trentième anniversaire de la ratification référendaire du traité de Maastricht). Celui-ci est sincèrement attaché aux enjeux régaliens, ce qui n’est pas le cas, tant s’en faut, de tous les euro-fervents. Dont acte. Il nous dit que l’Europe puissance est une nécessité. Nous sommes bien d’accord. Il ajoute que cela impose à l’Europe de parler d’une seule voix. Encore d’accord, mais en ajoutant « si c’est possible » (car si c’est impossible, c’est à l’Etat Nation d’agir, conformément à ses intérêts et à sa sensibilité).

Seulement voilà : un avocat du renforcement de l’Union comme Jean-Louis Bourlanges tient pour acquis, sans trop s’interroger, que ce « parler d’une seule voix » suppose plus de fédéralisme. Autrement dit : le vote à la majorité qualifiée en toutes matières et, pour faire respecter ce vote, le renforcement de toutes les disciplines normatives, budgétaires et juridictionnelles actuelles, y compris pour les fonctions de souveraineté. Autrement dit, plus de tutelles sur les souverainetés nationales.

Pour tous les motifs exposés ci-dessus et au vu de l’expérience des trente dernières années, on peut penser au contraire que ce surcroît d’institutionnalisation de l’Europe inhiberait l’émergence de cette Europe puissance qu’un homme estimable comme Jean-Louis Boulanges appelle légitimement de ses vœux.

Car le vice de conception est bien là : en devenant toujours plus une « nomocratie », en se bureaucratisant toujours davantage, en se laissant instrumentaliser par les activistes, en épousant les lubies du politiquement correct, en s’éloignant des peuples et en se fâchant avec les Etats, l’Union bride les souverainetés nationales, sans avoir pour autant ni la capacité, ni l’intention d’exercer, à son niveau, une volonté souveraine.

Et même en se l’interdisant. Cette absence de fibre souveraine, qui caractérise les organes de l’Union, nous la voyons en effet déployer ses conséquences dans divers domaines : énergétique (taxonomie), industriel (refus de la fusion Siemens Alsthom), migratoire (limitation des missions de Frontex), militaire (applicabilité à l’armée de la directive sur le temps de travail) et sécuritaire (prohibition de la conservation des métadonnées à des fins de renseignement et de poursuites).

Comme le dit Pierre Manent, l’Union européenne, telle qu’elle est, ne s’est pas construite pour rendre possible une action politique de la nature que celle que conduirait « une république européenne représentant un peuple européen », mais pour « entraver ou circonscrire le plus étroitement possible la latitude d’action politique des nations européennes ».

V – Comment alors faire rentrer l’Etat de droit européen dans son lit ?

On l’aura compris : les critiques ici exposées ne sont pas dirigées contre l’idée européenne, mais contre son dévoiement par une bureaucratie dont le credo est (selon l’expression de Dominique Schnapper) cette « démocratie extrême » qui sacrifie l’intérêt général aux droits individuels, combat l’Etat, renonce à la puissance et se déconnecte du peuple.

Comment guérir le projet européen de cette pathologie ? Comment sauver la démocratie des dérives de la « démocratie extrême » ? Comment restaurer, entre peuples européens, le respect et l’affection qui sont indispensables pour affronter ensemble les périls communs : impérialisme poutinien, islamisme, crise financière, dérèglement climatique, pénurie énergétique, dégradation de l’ordre public, perte des repères ?

Qu’il s’agisse de restaurer les souverainetés nationales ou de donner un commencement de consistance à une « volonté souveraine européenne » partagée entre nations volontaires, il y a tant de pain sur la planche que le mieux est sans doute de changer de boulangerie. On ne voit d’autre issue, si vertigineuse soit-elle, que dans la renégociation des traités et la dénonciation de la Convention européenne des droits de l’homme. L’Europe des coopérations concrètes entre nations souveraines doit remplacer l’Europe des institutions hors sol et des principes désincarnés. Aussi est-ce par la voie intergouvernementale et non par la voie institutionnelle que l’Europe puissance, si elle est possible, pourra se construire.

Dans Guerre et paix entre les Nations, paru en 1962, Raymond Aron explique qu’avec le Marché commun (comme on disait alors) « l’essence des souverainetés nationale n’est pas sérieusement affectée ». Si la construction européenne n’avait pas encore affecté la souveraineté des Etats en 1962, c’est parce que ceux-ci, explique Aron, conservaient encore l’essentiel des attributs de la souveraineté : « la compétence de leur compétence », « l’autorité suprême de légiférer », la « souveraineté constitutionnelle », « la capacité d’imposer le respect des lois ». Or, précisément, ce sont ces attributs qui ont été altérés depuis une soixantaine d’années au fil des traités successifs, des transferts de souveraineté, des révisions constitutionnelles et des jurisprudences.

Est-il permis de rêver que s’incarne un jour, en lieu et place de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe, comme l’avait esquissée François Mitterrand après la chute du Mur de Berlin, une confédération européenne réunissant sans exclusive des Etats-nations pleinement souverains, solidarisés par un marché commun ?

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