Note de lecture de l’ouvrage de Nicolas Dufourcq, La désindustrialisation de la France (Odile Jacob, 2022), par Alexandre Benoit.
Dans cet ouvrage fourni, l’inspecteur des finances et directeur de Bpifrance Nicolas Dufourcq entreprend d’explorer les raisons de la vague de désindustrialisation qui a déferlé sur la France au cours des deux dernières décennies. Convaincu que notre pays peut faire beaucoup mieux, il se livre par ailleurs à un plaidoyer pour un certain nombre de mesures destinées à nous sortir du marasme industriel par le haut.
Un constat unanime : la France a laissé sombrer son appareil industriel
Le livre débute par un réquisitoire terrible détaillant l’ampleur de la déprise industrielle française. Si la désindustrialisation débute dès les années 1970, elle s’est accélérée radicalement à l’aube de l’an 2000 du fait de choix politiques et économiques non pertinents. Nicolas Dufourcq cite par exemple l’augmentation importante des charges pour alimenter le modèle social français aux dépens de la compétitivité de l’industrie. Entre 1995 et 2015, la France s’est ainsi vidée de la moitié de ses usines. Plus de deux millions d’emplois industriels – et autant de savoir-faire – ont alors été rayés de la carte. « Les filières se sont désagrégées, la société tout entière s’est détournée de l’industrie » écrit l’auteur, pour qui la déprise fut beaucoup plus grave que dans d’autres pays européens – au premier rang desquels l’Allemagne, la Suisse et l’Italie – qui connurent le même phénomène.
Au fil des pages, on sent le regret du court-termisme des politiques de tous bords qui jouèrent inconsciemment avec notre prospérité collective. De belles lignes, quasiment poétiques, marquent l’introduction : « Pavie a été perdue dans le brouillard d’un matin humide, Austerlitz a été gagnée dans une brume identique. Ce qui distingue les deux batailles est que la seconde a été lue, brillamment, par Napoléon, quand la première est restée indéchiffrable pour les chevaliers français. La bataille industrielle des années qui suivent le déclenchement de la mondialisation après la réunification allemande, l’écrasement de Tiananmen et la chute de l’Union soviétique n’a pas été lue. Nous n’avons cessé de la subir. Pire, nous avons pris des décisions contraires à nos intérêts stratégiques. »
Les causes de la désindustrialisation identifiées et développées dans l’ouvrage
Un premier coup est porté après le choc pétrolier de 1974 et des décisions du pouvoir politiques en réaction : protection de l’individu et stimulation de la consommation. En tentant de protéger les emplois en pleine hémorragie, Nicolas Dufourcq voit dans les lois instaurant la « cause réelle et sérieuse du licenciement » et « l’autorisation administrative préalable » l’amorce d’une rigidification lente et inéluctable du droit du travail français, qui devait durer jusqu’aux assouplissements des mandats Hollande et Macron. Après l’augmentation des cotisations patronales dans l’assurance maladie, jusqu’ici plafonnées dans leur assiette, le coût du travail n’a de cesse d’augmenter. Le coût du modèle social français est ainsi clairement identifié comme problématique, que ce soit par l’auteur ou par de nombreux capitaines d’industrie interviewés, à l’instar de celui de Louis Gallois, co-président de La Fabrique de l’industrie : « On ne peut clairement pas demander au secteur productif de supporter le coût du modèle social français, car c’est le mettre dans une situation de non-compétitivité structurelle face à une concurrence de plus en plus dure dans une économie mondialisée. »
Au-delà de ce constat, Nicolas Dufourcq procède, dans son introduction à un déroulé méthodique décennie après décennie, mandat après mandat, de l’ensemble des causes de la désindustrialisation. Ce catalogue embrasse problèmes très divers : le manque d’anticipation de la déferlante chinoise, la surestimation des difficultés allemandes alors que l’emploi industriel s’y maintient à flot quand le nôtre s’effondre, l’aveuglement face à la transformation de l’Europe de l’Est en plateforme ultra-compétitive au bénéfice de l’Allemagne, etc. Il reproche par ailleurs au gouvernement français, sous Lionel Jospin, son absence de soutien à l’offre et l’erreur des 35h, qui a affaibli la France et gâché l’embelli conjoncturelle sur le plan économique.
Nicolas Dufourcq avance enfin d’autres causes originales, et structurelles dirait-on, à cette débâcle : la verticalité de la prise de décision politique et l’influence idéologique anglo-saxonne particulièrement vive dans nos élites économiques et entrepreneuriales ; et ce du fait d’un centralisme démesuré : « Les grands groupes français étaient exposés aux influences anglo-saxonnes, via leurs sièges parisiens, leurs banques, leurs consultants et leurs actionnaires, tous mondialistes, tous favorables aux délocalisations et au « fabless ». » À l’inverse, l’auteur décrit nos voisins comme « moins libéraux et moins influençables, parce que provinciaux » et ajoute que ceux-ci bénéficient d’une « la culture du bon sens ». Le « souci de l’ancrage territorial allemand, italien, suisse » les aurait par ailleurs « protégés ». Outre son manque de compétitivité du fait du niveau des impôts de production, la France manque à ses yeux d’agilité et d’audace, qualités cruciales dans l’industrie.
Quels enseignements tirer l’ouvrage ?
Peut-être, beaucoup de temps et de pages sont-ils accordés aux lamentations patronales sur le « poids des charges », la taxe professionnelle et l’ISF. Si l’on se fie aux entrepreneurs interviewés, on aurait peine à se rendre compte du rôle capital dans la désindustrialisation de l’euro et des politiques commerciales de concurrence de l’Europe. Les chefs d’entreprise, de manière presque unanime, écartent le rôle joué par l’euro dans la désindustrialisation et accusent au contraire le manque d’incitation des PME à la montée en gamme causée par la politique de dévaluation menée jusqu’à la fin des années 1980. Pour eux, c’est le système politique centré sur l’industrie qui explique le succès allemand, et non l’euro, dont ils conviennent toutefois qu’il est surévalué par rapport au dollar. Ces réflexions sont aux antipodes de celles de Jean-Pierre Chevènement, de l’économiste de l’OFCE Xavier Ragot et bien sûr de Louis Gallois qui soulignent que l’euro était paramétré pour avantager l’Allemagne. Ces acteurs, auxquels se joint de manière plus surprenante Alain Madelin, estiment qu’une dernière dévaluation du franc avant l’entrée dans l’euro – comme le firent les Italiens – aurait permis de corriger une parité désavantageuse vis-à-vis du Deutschemark. Elle aurait en outre pu servir à desserrer l’étau sur notre industrie dont la compétitivité subissait déjà les contrecoups de la réunification allemande et de ses effets positifs sur le coût du travail et la production.
Dans l’ouvrage de Nicolas Dufourcq, on constate ainsi un fort décalage entre une vision plus macroéconomique portée par les témoins politiques, fonctionnaires et économistes, et les chefs d’entreprise – plus de la moitié des témoignages en tout – beaucoup plus portés à l’émotion, à l’analyse microéconomique et aux exemples contrastés, à une forme de ressentiment ; vis-à-vis de l’Etat froid et sourd à leurs problèmes, bien entendu, mais aussi contre les grands groupes internationalisés, de manière plus inattendue. Toutefois, et c’est à noter, un consensus sur la politique de l’offre se dégage chez tous les acteurs interrogés, ainsi que la sensation d’une amélioration et d’une trajectoire ascendante depuis 2015. Les entrepreneurs sollicités réclament l’abaissement des charges avec un seul objectif : l’augmentation des marges des entreprises pour qu’elles puissent investir et innover. Le CICE puis l’allègement de charges préconisé par Louis Gallois dans son rapport de 2012, sont présentés comme positifs pour permettre à l’investissement industriel de repartir.
Autre spécificité nationale identifiée comme néfaste : un antagonisme puissant entre un syndicalisme français revendicatif et « dur » et un patronat qui nie souvent la légitimité syndicale, isolant et ignorant les représentants des salariés au conseil d’administration, ce qui en retour ne favorise pas une culture de la coopération pourtant essentielle dans la bonne tenue des entreprises du Mittelstand allemand. Jean-Pierre Chevènement souligne quant à lui que les syndicats, longtemps rassemblés aux côtés du patronat et de l’Etat autour du consensus productiviste issu du CNR, cèdent, au tournant des années 1980, aux sirènes de la technophobie (les robots seraient l’ennemi de l’emploi ouvrier), à un amalgame infondé entre industrie et « travail à la chaîne » et, enfin, à une vision irénique d’une économie de services qui serait moins pénible pour le salarié.
L’ouvrage a tendance à minorer les rares voix qui, alors bien seules dans le désert, prévenaient de la catastrophe en train de se dérouler. Les témoins interrogés font plusieurs fois état du fait que la déprise industrielle fut « silencieuse ». Ainsi Pascal Lamy, pourtant l’un des grands organisateurs de la mondialisation néolibérale d’abord au niveau européen puis à la tête de l’OMC, prétend-il, en dépit des avertissements des « productivistes » et « colbertistes », que la désindustrialisation fut vécue unanimement « comme un phénomène flou, un moment pas clair ». Ce dernier se dédouane et défend sa stratégie, qui fut également celle de Delors, d’un « choc schumpetérien » dont la France et ses acteurs économiques n’auraient pas su tirer profit du fait de leur conservatisme et du manque d’innovation. Cette vision toujours plus concurrentielle – quasiment darwinienne – n’est pas regrettée mais justifiée : « Ça n’est pas la Chine qui a désindustrialisé le monde. Elle a pris des parts de marché en expansion. » ; le succès allemand est utilisé comme une preuve de l’innocuité du modèle néolibéral en lui-même. En somme, pour Pascal Lamy mais aussi Alain Madelin et Jean-Marc Daniel, il n’y aurait pas de mauvaises décisions politiques, seulement de mauvais acteurs, et la raréfaction de l’industrie serait somme toute justifiée. Alain Madelin continue même de défendre l’idée que la désindustrialisation était inévitable et positive : « Après le passage de la civilisation agricole à la civilisation industrielle, nous vivons la mutation vers la civilisation mondiale de la connaissance numérisée. »
On regrettera en outre que les enjeux de souveraineté et patriotisme économique ne soient pas plus abordés au fil des témoignages si ce n’est par Jean-Pierre Chevènement : « Nos élites, c’est ainsi, ne croient plus à la France et ne se battent plus pour elle. » De même, la révolution que constituent l’Acte unique et le traité de Maastricht, leurs orientations et implications, est abordée trop rapidement. Ainsi passent presque inaperçues les directives européennes transcrites en lois, la déréglementation excessive ordonnée depuis Bruxelles et avalisée par les gouvernements successifs, les mises en conformité divergentes des industries européennes aux critères européens avec, du côté allemand, la modération salariale et la libéralisation massive du marché du travail et, en France, le sous-investissement chronique dans le renouvellement de l’outil productif et la préservation du modèle social.
Les pistes d’une réindustrialisation française
L’épilogue rédigé par Louis Gallois, grand capitaine d’industrie et le premier à avoir réussi à se faire entendre sur le sujet avec son rapport sur la compétitivité en 2012, est sans doute l’une des parties les plus intéressantes du livre. Il opère ainsi un résumé des témoignages successifs présentés dans l’ouvrage tout en y apportant sa touche personnelle. Il relativise à raison les attaques des patrons interrogés qui rejettent quasi-exclusivement la faute sur l’Etat, et rappelle que de nombreuses difficultés industrielles émergent du fait des décisions néfastes des dirigeants des mastodontes français – et de citer la reprise des turbines d’ABB par Alstom, et d’autres erreurs chez Péchiney et Essilor : « On accuse souvent l’Etat-actionnaire mais il a bon dos. »
Comme Nicolas Dufourcq, Louis Gallois se montre optimiste pour le futur de l’industrie française. Il estime que la crise du coronavirus et les tensions géopolitiques actuelles ouvrent des perspectives de relocalisation intéressantes, à condition que celle-ci se fasse de manière résolument numérique, technologique et décarbonée – conditions sine qua non de la survie et du redéveloppement de l’industrie dans les pays développés à coûts élevés. Pour alimenter ces fabriques, Gallois souligne la nécessité d’une énergie électrique abondante, stable et pilotable, et ouvre ainsi le débat ô combien actuel du soutien et de l’investissement dans la filière nucléaire, que les politiques démagogiques et court-termistes de stop-and-go ont mis en péril durant les vingt dernières années. Ces analyses complètent ainsi utilement son témoignage lors du colloque de la Fondation Res Publica d’avril 2021 sur la reconquête de notre souveraineté industrielle et technologique. Déjà, il y affirmait qu’une montée en gamme technologique des industries françaises était indispensable et qu’un regain d’investissement public dans le nucléaire était indispensable pour nourrir abondamment et proprement notre industrie.
S’il souscrit à la poursuite de l’offre, Louis Gallois n’érige pas la réduction de la dette de l’État en totem. Pour lui, l’endettement ne serait un problème que s’il « était gaspillé et s’il n’alimentait pas la croissance ». Il conclut son exposé par quelques propositions de « mesures fortes » qu’il appelle urgemment de ses vœux :
– Augmenter drastiquement l’effort d’investissement et de recherche, en particulier dans le domaine public où la France accuse un retard important, et ce afin de « demeurer un des pays qui comptent dans l’avancement de la science et de la maîtrise des technologies d’avenir »
– Une révolution éducative au profit de l’apprentissage au lycée professionnel et des mathématiques de la primaire au lycée.
– Une politique volontariste dans le nucléaire, en construisant au moins vingt réacteurs d’ici 2050.
– Le développement d’un récit liant la réindustrialisation au patriotisme, à l’esprit de cohésion nationale, au progrès humain et à la science, afin de contrer l’hégémonie du discours décroissant et antiproductiviste en particulier chez la jeunesse.
– Un portage politique unifié et fort au moyen d’un ministère liant l’industrie, la recherche et l’énergie, ainsi qu’un « conseil de défense industrielle » – calqué sur le conseil de défense sanitaire né durant la pandémie – sous l’autorité directe de la présidence de la République.
– Le retour à une planification « à la coréenne », associant les grands groupes et leurs sous-traitants sous une impulsion étatique ; les Coréens ayant constaté en 2000 leur retard sur l’informatique et l’électronique, lancèrent un plan « Cyber » faisant de la Corée en 2020 le pays le plus connecté du monde avec deux acteurs majeurs – LG et Samsung – à la pointe du secteur électronique.
Conclusion
En résumé, cet ouvrage apporte, malgré quelques limites, des grilles d’analyses et des propositions de politique publiques éclairantes pour penser la reconquête de notre appareil industriel et de l’indépendance national et européenne qui lui est intimement liée. Les témoignages multiples qu’il met à notre disposition constituent par ailleurs des archives essentielles pour la compréhension historique du processus de désindustrialisation ayant frappé avec brutalité la France depuis une vingtaine d’années. Si la désindustrialisation de la France est loin d’être enrayée, un certain nombre de signaux positifs doit être mis en évidence. Depuis 2017, et ce pour la première fois depuis des décennies, de nouveaux sites industriels s’ouvrent et de nouveaux emplois industriels se créent. Les investissements industriels étrangers en France sont en constant essor. Les divergences de plus en plus visibles entre la France et l’Allemagne et les conséquences économiques et énergétiques de la guerre d’Ukraine risquent très certainement de fragiliser ce début de rebond, mais notre pays n’est pas dépourvu d’atouts pour s’en sortir par le haut. Encore faut-il que des orientations conformes aux objectifs analysés dans cet ouvrage soient mises en œuvre dans la durée, de manière lisible, cohérente et volontaire.
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