Entretien au Figaro Vox : «La République peut être un pôle de résistance efficace face au déconstructionnisme»

Entretien accordé par Joachim Le Floch-Imad, directeur de la Fondation Res Publica, à la suite de la parution des actes du colloque « La République face à la déconstruction ». Propos recueillis par Eugénie Boilait, jeudi 25 août 2022.

Le Figaro Vox : Qu’est-ce que la déconstruction ? Dans quelle mesure celle-ci emprunte-t-elle aux penseurs français et à ce que les universitaires américains ont appelé la « French Theory » ? Joachim Le Floch-Imad : Comme le rappelle Pierre-André Taguieff dans notre publication, la déconstruction naît de lectures françaises de Nietzsche et d’Heidegger. À travers le mot polysémique «Abbau», ce dernier désigne la «déconstruction critique des concepts reçus qui sont d’abord nécessairement en usage, afin de remonter aux sources où ils ont été puisés». Le terme acquiert une notoriété internationale lorsqu’il est repris par Jacques Derrida et que son œuvre maîtresse De la grammatologie est traduite en anglais. L’entreprise déconstructionniste demeure néanmoins à cette époque littéraire et philosophique. Elle propose avant tout une manière nouvelle de lire les textes, invite à la recherche et au questionnement. Derrida refuse d’ailleurs d’en donner une définition figée, comme dans sa Lettre à un ami japonais: «Ce que la déconstruction n’est pas ? mais tout ! Qu’est-ce que la déconstruction ? mais rien !».

En passant à la moulinette de l’avant-gardisme américain, la déconstruction va néanmoins oublier ses interrogations et précautions initiales. À partir de la fin des années 60, les campus se passionnent pour les grandes figures françaises du structuralisme et du post-modernisme, que l’on pense à Derrida, Foucault, Deleuze, Althusser, Bourdieu, etc. Leurs textes sont lus, commentés, décontextualisés et, bien souvent, simplifiés. Des réflexions souvent restées marginales ou abstraites en France se voient ainsi politisées et prescrire une portée normative.

Alors que les «nouveaux philosophes» apparaissent en France, la contre-culture et le campus américains sont le théâtre de la naissance de la French Theory, corpus extrêmement vaste qui regroupe des auteurs et des courants très divers, de Simone de Beauvoir à Edward Saïd. Bien que les auteurs français aient, parfois à leur insu, permis d’élaborer outre-Atlantique un certain nombre de concepts, de valeurs et, in fine, une idéologie, celle-ci doit également beaucoup au puritanisme moral et au refoulé des pathologies américaines (esclavage, lois de ségrégation raciale, etc.). Cette idéologie s’est forgée à mesure que la déconstruction sortait de domaines de compétences très cloisonnés et se voyait réappropriée par des intellectuels engagés puis par des militants. Tel un boomerang, elle est ensuite revenue transformée en France.

Comme l’écrit Taguieff, la déconstruction s’apparente aujourd’hui à «une pensée prométhéenne hyper-constructiviste, qui incite à tout détruire pour tout reconstruire». Sous prétexte d’en finir avec les injustices et les discriminations, c’est à la civilisation occidentale, associée à la domination, qu’elle s’attaque. Ses penseurs, son héritage et ses mœurs se voient ainsi démystifiés, avec l’espoir qu’une fois le passé répudié, une utopie nouvelle pourrait voir le jour. De cette vision de la déconstruction, naissent les Studies puis, avec l’aide de la rue et des réseaux sociaux, le «wokisme». Si le terme a été popularisé récemment, avec le mouvement Black Lives Matter, il n’est pas sans lien avec l’imaginaire américain et avec la tradition des «réveils religieux» protestants en vogue depuis la première moitié du XVIIIe siècle. Comme les calvinistes et les Shakers, les Wokes (éveillés/conscientisés) se représentent l’humanité comme rongée par un mal qu’il convient de pourchasser avec ardeur.

Le Figaro Vox : Dans quelle mesure cette idéologie met-elle en péril la vie en commun et la conception que nous nous faisons de la République ? À rebours de l’universalisme et de la conception républicaine de la citoyenneté («l’homme sans étiquette» selon le mot de Régis Debray), les déconstructionnistes essentialisent et exaltent les identités. Sous leur férule, l’individu se voit constamment ramené et réduit à une partie de son identité (origine ethnique, genre, orientation sexuelle, religion, etc.). Cette idéologie ne peut par conséquent que produire de l’individualisme et du particularisme. Comme le rappelle Souâd Ayada dans notre publication, là où le modèle républicain se caractérise avant tout par l’aspiration au commun et l’acceptation du fait majoritaire, les déconstructionnistes, hostiles à toute forme de totalité, préfèrent «le fragmentaire, le multiple et le décomposé». La déconstruction heurte en outre de plein fouet le principe de laïcité, assimilé à un moyen de reléguer l’islam et les musulmans, et s’en prend au triptyque «liberté, égalité, fraternité» dont elle se plaît à souligner l’inanité.Le débat public apparaît également comme suspect. La démocratie n’est ainsi plus envisagée comme un théâtre où se confronteraient, à la lumière de la raison naturelle, des points de vue différents. Elle est une guerre entre oppresseurs et victimes, progressistes et réactionnaires, partisans de la diversité et thuriféraires de l’entre-soi: «La pratique militante de la déconstruction instaure un régime de discursivité fait de suspicion et d’intimidation généralisées.» La logique communautariste, la hargne et la passion du ressentiment aggravent cette course au contentieux. Chaque groupe minoritaire ne raisonne plus qu’en termes de créances, au détriment des notions républicaines d’intérêt général et de devoir.

L’idée de nation n’a enfin plus cours dans la mesure où, en régime déconstructionniste, c’est l’ouverture radicale qui prévaut. Seul l’accueil inconditionnel de l’autre, idéalement du non-occidental, permet d’entrevoir l’espoir d’une rédemption et d’une régénération. Dans une conférence à Strasbourg en juin 2004, Derrida déclare ainsi rêver «d’une Europe dont l’hospitalité universelle et de nouvelles lois de l’hospitalité ou du droit d’asile fassent l’arche de Noé du XXIe siècle».

Le Figaro Vox : Vous montrez le déséquilibre entre l’attention universitaire portée à ces thèmes et la place mineure qu’ils occupent dans les préoccupations des Français. Seuls 7% placent ces sujets dans leurs préoccupations principales selon une étude du Cevipof. Pourquoi un tel décalage entre les productions universitaires, les discours politico-médiatiques et la vie ordinaire des Français ? Ce décalage, souligné dans notre publication par le journaliste Hadrien Mathoux, tient d’abord selon moi à des raisons sociologiques. Le déconstructionnisme, peut-être parce qu’il conduit à l’éviction de la question sociale au profit de combats sociétaux, est presque inexistant chez les classes populaires. Plusieurs études montrent qu’il mobilise majoritairement des étudiants et jeunes actifs issus de milieux plutôt privilégiés d’un point de vue financier et culturel.Les tenants de ce courant ont par ailleurs réussi à investir massivement le monde de l’université et des médias, et donc de se positionner au premier plan du débat d’idées. Ils sont par ailleurs très visibles sur les réseaux sociaux où ils bénéficient d’une prime octroyée à la radicalité. À une époque où les réseaux sociaux contribuent à dicter l’agenda politico-médiatique, il n’est pas surprenant qu’un décalage s’opère entre les sphères élitaires et le pays réel.

Cette révolution culturelle est enfin portée par des entreprises. Aux États-Unis, de plus en plus de formations à l’éveil contre les discriminations sont proposées à des employés invités à méditer sur leurs privilèges et à se montrer plus «inclusifs». La vague arrive progressivement en France – la transformation d’Ubisoft en officine woke en est un exemple probant -, même si elle n’a pas encore la même ampleur. Au-delà des enjeux internes à l’entreprise, on peut y déceler l’effet d’une stratégie marketing. De même qu’avec le greenwashing, des grands groupes instrumentalisent une vision caricaturale du bien pour remplir des objectifs mercantiles et s’offrir un supplément d’âme et de vertu. Tout cela alimente le décalage que vous évoquez.

La majorité continue fort heureusement à faire preuve de bon sens et à rejeter ces modes nouvelles, sans pour autant céder à l’intolérance, mais il y a de quoi être inquiet pour l’avenir. Le poisson pourrit toujours par la tête…

Le Figaro Vox : Quelles sont les conséquences de cette diffusion des thèses woke et de ce militantisme à l’Université ? Comme le souligne Nathalie Heinich, la montée en puissance de ces courants à l’université aboutit à un brouillage entre la posture du chercheur et celle de l’acteur. Là où le chercheur entend produire du savoir, l’acteur aspire avant tout à la transformation du monde social. Cet activisme, qui bien souvent parodie la démarche scientifique, nuit à la qualité intellectuelle des travaux universitaires produits. Cette évolution remet également en question l’architecture des disciplines traditionnelles. De nouveaux objets d’étude, définis par une étiquette communautaire et une identité de discriminé, voient le jour: «gender studies», «race studies», «postcolonial studies», «disabled studies», etc. À l’encontre des critères de rigueur épistémique, la mise en avant de la subjectivité devient le seul critère de vérité, d’où la montée de la cancel culture à l’université. Selon cette logique, rien ne saurait être opposé au ressenti infaillible du «dominé». On ne débat pas avec celui dont les opinions sont jugées problématiques, mais on le fait taire, ce qui charrie une régression terrible d’un point de vue démocratique.

Ce recul des disciplines traditionnelles aggrave en outre la crise de la transmission qui sévit. Par le vertige de la supériorité morale auquel il cède, le woke s’abandonne à une forme de présentisme et de mépris pour l’héritage qui le précède. Celui-ci ne l’intéresse que dans la mesure où il lui permet de traquer les stéréotypes et injustices du passé pour mieux se féliciter de la supériorité des temps modernes. Cette approche me paraît très limitée. Comme l’écrit le philosophe José Ortega y Gasset, «l’homme n’est jamais un premier homme. Il ne peut commencer à vivre qu’à un certain niveau de passé accumulé.»

Enfin, l’emprise croissante du wokisme et du militantisme à l’université contribue au formatage de la jeunesse diplômée dans un sens, comme nous l’avons vu, peu républicain. Dans la mesure où celle-ci sera très vite amenée à investir les positions de pouvoir, cela ne sera pas sans conséquences sur les politiques publiques conduites et sur l’évolution des représentations collectives.

Le Figaro Vox : Comment la France peut-elle se départir des thèses woke venues du monde anglo-saxon alors qu’elles dominent largement d’un point de vue culturel (enfants biberonnés à Netflix) ou économique (GAFA) ? Sous prétexte que la promesse républicaine n’était pas toujours tenue, certains ont estimé qu’il fallait en finir avec la République. J’estime à l’inverse, comme Jean-Yves Autexier dans notre publication, que la République peut être un pôle de résistance efficace: «Démocratie comme loi de la majorité, primat de l’intérêt public sur les intérêts particuliers, passion de l’égalité, gestion intelligente des diversités, ancrage dans l’histoire: ces atouts qu’offre l’idée républicaine doivent permettre de mener la bataille.»Encore faut-il néanmoins que nos élites préfèrent cet ethos républicain aux dernières modes venues d’Outre-Atlantique. Encore faut-il par ailleurs qu’elles soient capables d’expliquer que les problèmes de la société américaine ne sont pas les nôtres et que notre modèle de citoyenneté est infiniment plus libérateur que les assignations à résidence communautaire que nous proposent les indigénistes.

Face à ces vagues dissolvantes, il y aurait tout un travail de pédagogie et de réarmement conceptuel à opérer autour de quelques grands principes dont nous avons, à force d’inculture et de conformisme, oublié le sens profond. Nous y serions à terme tous gagnants. L’idée républicaine en actes me paraît en mesure de dessiner un avenir infiniment plus vivable que la société hyperconflictuelle, triste et policée que nous promettent les wokes.

La France gagnerait peut-être enfin à renouer avec son identité de nation littéraire. En nous faisant pénétrer d’autres consciences, vivre d’autres vies, la littérature nous permet une sortie salvatrice de nous-même. Face au narcissisme et à la certitude woke d’avoir tout le vrai en partage, elle nous invite à nous méfier d’un simplisme qui nous égare. En préférant la représentation de cas particuliers à la diffusion de l’idéologie, elle nous montre que le mal est inhérent à la condition humaine, qu’il n’est pas l’apanage d’un genre, d’une origine ethnique ou d’une classe sociale. Alors, allons aux textes ! Relisons Shakespeare, Rousseau, Flaubert, Tolstoï, Austen. Et comprenons que leurs enseignements sont d’une valeur bien plus inestimable que n’importe quelle adaptation Netflix…

Source : Le Figaro Vox

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