Laïcité, un principe

Note de lecture de l’ouvrage d’Eric Anceau, Laïcité, un principe (Passés composés, 2022), par Jules Vidal.

Dans cet ouvrage extrêmement documenté, l’historien Éric Anceau revient aux sources de la notion de laïcité, dont l’omniprésence dans le débat public cache mal la confusion qui l’entoure. La laïcité ne peut se comprendre que comme l’aboutissement d’une dynamique de long terme.

La laïcité apparait comme une notion de plus en plus insaisissable. En 2016, le Premier ministre Manuel Valls s’est par exemple opposé aux conclusions de l’Observatoire de la laïcité, autorité administrative pourtant sous son autorité, révélant l’affrontement entre deux conceptions antagonistes. Plus généralement, depuis quinze ans, la laïcité voit les adjectifs qu’on lui accole proliférer : tantôt « ouverte », « inclusive » et « tolérante » ; tantôt « fermée », « exclusive » ou « de combat ». Au-delà de cette confusion permanente, une tendance actuelle consiste à défendre une vision purement juridique et anhistorique qui résumerait la laïcité à la seule loi du 9 décembre 1905. À rebours de cette lecture, Éric Anceau rappelle justement, qu’outre la séparation entre affaires civiles et religieuses qu’elle implique (que les anglo-saxon appellent disestablishment), la laïcité porte également « un idéal d’organisation pacifique de la cité » et « défend l’idée fondamentale que ce qui est commun à tous les hommes en droit doit être supérieur à ce qui les sépare en fait. »

Pour mieux comprendre la crise de la laïcité, il apparait nécessaire de mettre en perspective les rapports entre Etat et religion.

Conscient de la nécessité de comprendre les rapports entre sphère publique et religieuse sur la temps long, Éric Anceau rappelle l’importance de l’affirmation du pouvoir royal contre l’Eglise. Boniface VIII qui tente de s’opposer au gallicanisme, en affirmant dans sa bulle Unam Sanctam que les deux glaives sont forgés du même airain, est ainsi arrêté par l’attentat d’Anagni. Pour l’auteur, ce mouvement, qui débute tôt en France, « défend l’autonomie du pouvoir temporel, la souveraineté des Etats, la rationalité de la pensée, et, ce qu’il faut bien appeler déjà, une forme de laïcité. »

Ce besoin de séparation du temporel et du spirituel va s’accroître du fait des conflits religieux entre protestants et catholiques qui rendent nécessaire une plus grande neutralité de l’Etat. Défendue dès 1560 par Michel de L’Hospital, l’idée de tolérance de l’État à l’égard des religions prend forme, même de façon précaire, avec l’Édit de Nantes de 1598. Si la révocation de l’Édit par Louis XIV semble marquer un reflux dans la liberté de culte, son règne s’accompagne néanmoins d’un retour à un gallicanisme assumé. En parallèle, la progression des idées libérales permet l’affirmation d’un État autonomisé de l’Église. Hobbes propose ainsi, avec le contractualisme, un État absolu dont la légitimité émane, non de Dieu, mais d’une décision volontaire des hommes.

La Révolution apparait, en un sens, comme l’héritière de l’État bâti par les rois et s’appuie dessus pour le libérer de l’emprise du catholicisme. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen consacre ainsi une souveraineté nationale distincte de celle de Dieu. C’est en continuité avec cette dissociation de Dieu et de la nation, que la citoyenneté est accordée aux Protestants, puis aux Juifs, après que la liberté religieuse est consacrée à l’article X de la Déclaration. Après une tentative de contrôle absolu des affaires religieuses sous la Terreur, le Directoire et la Constitution de l’an III reviennent à une politique des cultes plus conciliante et proclament la liberté de culte. Si le Consulat établit un régime concordataire, la police des cultes demeure extrêmement étendue et l’État renonce ce faisant à s’occuper des affaires spirituelles ce qui fait dire à l’auteur que, paradoxalement, « un seuil de laïcisation est franchi. ».

L’instabilité politique du XIXe siècle est marquée par des tentatives de retour à l’ordre ancien. La Charte de 1814 rétablit ainsi le catholicisme comme religion d’Etat, mais son article 5 reconnait la liberté religieuse. L’abandon du cujus regio, ejus religio par la monarchie marque la profondeur du processus de laïcisation, qui fonctionne par effets de cliquet successifs, rendant vaines les tentatives réactionnaires. En dépit du retour de l’ordre moral, la société voit se développer les banquets républicains et assiste aux avancées de la science qui participent à la réduction de l’emprise de l’Eglise sur la société et sur les savoirs.

La Troisième République achève, non sans débat, le processus de laïcisation.

La loi du 9 décembre 1905, qui crée définitivement une laïcité républicaine, est le fruit d’un débat complexe entre républicains et cléricaux, mais aussi des républicains entre eux, que l’auteur rétablit dans leur complexité. Émile Combes lui-même, qui apparait souvent comme l’exemple type du « laïcard », était ainsi opposé à la séparation des Églises et de l’État, le régime concordataire permettant un contrôle plus grand de l’Etat sur la religion. Les républicains ne se convertissent ainsi à la séparation que parce qu’ils estiment que la société est suffisamment laïcisée. Le texte lui-même est le fruit d’un compromis, son caractère libéral transparait, certes, de l’article 1er qui dispose que « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. ». Toutefois, le législateur entend offrir à l’État les moyens de faire respecter cette séparation : l’article 35 interdit ainsi la provocation directe à résister à l’exécution des lois dans les lieux de culte.

La laïcité connaîtra par la suite une application souple, comme en témoigne la jurisprudence riche du Conseil d’État. Les tensions avec l’Église s’apaisent progressivement. La condamnation par le pape Pie XI de l’Action française en 1926 marque une profonde amélioration des rapports avec le Saint-Siège. L’ouverture du concile Vatican II en 1962 achèvera le retrait de l’Église des affaires temporelles. En 1989, au moment du bicentenaire de la Révolution, Anceau note que : « Deux siècles de combats républicains semblent alors s’achever par le triomphe d’une République du centre porteuse d’une conception apaisée de la laïcité. »

Cette laïcité n’a toutefois pas connu d’application uniforme et a su préserver une certaine souplesse permettant une adaptation au contexte local et socio-historique. Dans un chapitre dédié à ce qu’Éric Anceau appelle à juste titre les « marges éclairantes », l’ouvrage permet de mieux saisir la plasticité du concept. L’Algérie fait ainsi figure d’exception alors même que son statut juridique est équivalent à la métropole. Le décret généralisant la loi de 1905 préserve en réalité un étroit contrôle du gouvernement, la population musulmane y étant jugée comme « trop mystique ». Le maintien du régime concordataire en Alsace-Moselle, consacré en 1925, répond lui de la volonté de préserver l’unité nationale tant le catholicisme y conserve une forte emprise. Comme le note Anceau ces systèmes souples : « montrent que la France n’est pas aussi éloignée qu’on le prétend d’autres modèles de laïcité pratiqués dans le monde. »

La laïcité, si elle résulte d’un processus social et politique spécifique, n’est pas une spécificité française en tant que telle.

La laïcité, dès lors qu’elle est entendue comme la reconnaissance de la liberté de culte et la séparation des Eglises et de l’Etat, voire plus largement comme un équivalent du secularism anglo-saxon, est selon Éric Anceau un principe répandu dans nombre de pays. Si elle provient historiquement de l’Occident du fait de « confrontations entre Etats, christianisme et humanisme », cette conception du pouvoir et de la société a tendu vers la généralisation au XXe siècle. C’est ainsi le cas de la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, y compris ceux à majorité musulmane. L’auteur n’occulte pas les menaces qui pèsent sur l’universalité de ce concept : la recherche d’accommodements raisonnables inspirés notamment par Charles Taylor en Occident, et ailleurs, la radicalité religieuse.

L’Islam présente cependant des spécificités, tant dans son rapport au politique, que dans son apparition dans l’espace public, qui ne doivent pas être occultées. Outre son caractère religieux au sens courant, l’Islam est aussi une loi. Si des querelles doctrinales ont longtemps animé l’Islam, la défaite du mutazilisme, qui prônait une lecture rationnelle, la confrontation avec l’Occident et le dynamisme prosélyte des pays du Golfe rend la séparation complexe. En dépit de cette tendance, la diversité des lectures demeure et peut laisser la place à une conciliation avec un esprit laïque, comme le montrent des exemples aussi divers que la libérale Tunisie ou l’autoritaire Singapour.

Les menaces qui pèsent aujourd’hui sur la laïcité républicaine résultent à la fois de l’inconséquence d’une partie de la classe politique et de l’hystérisation du débat public.

Le retour de la question laïque advient indubitablement avec l’affaire du voile de Creil en 1989. Ce tournant marque aussi, pour Éric Anceau, le début d’une rupture dans le consensus laïc. L’émergence de deux tendances, entre les tenants d’une laïcité républicaine et ceux d’une laïcité ouverte, devient tangible. Le Conseil d’État dans son avis de 1989 choisit ainsi une lecture libérale qui est partagée par une partie de la gauche de gouvernement. D’autres renoncements sont évoqués, comme le rapport Obin de 2004, dont les conclusions, pourtant graves, sont ignorées par le ministre de l’Éducation nationale de l’époque. Cette division sur le concept de ce que doit être la laïcité est, comme le souligne Anceau, particulièrement néfaste pour la lisibilité du débat public.

Comme le souligne l’auteur, le constat d’une laïcité menacée apparait comme partagé par l’ensemble des acteurs institutionnels. Le Conseil d’Etat dans son étude annuelle de 2018 relève ainsi que : « Les espaces publics sont autant de remises en cause, involontaires ou délibérées, des règles de la laïcité. » Éric Anceau, identifie trois menaces qui pèsent sur la laïcité républicaine : l’accroissement constant de l’individualisme au mépris de la règle commune ; l’immixtion croissante au sein des élites françaises d’une conception anglo-saxonne des rapports entre l’Etat et la société ; et l’émergence de l’islam comme religion importante et visible dans l’espace public.

L’identification des causes n’épuise toutefois pas l’analyse de la nature des menaces. Les atteintes à la laïcité peuvent vite apparaitre comme difficiles à caractériser, d’autant plus qu’au-delà du droit, c’est souvent à l’esprit de la laïcité que l’on porte atteinte. Selon Anceau, la laïcité circonscrit trois espaces : la sphère privée, qui appartient au for intérieur de chacun et qui se prolonge au domicile et au lieu de culte ; la sphère publique, de l’administration et des services publics, où la neutralité doit rester totale ; enfin, la sphère sociale, ouverte à la circulation du public et qui comprend les usagers. Cet espace est longtemps apparu comme celui d’une sécularisation volontaire des citoyens français qui s’inscrivait dans un « pacte de discrétion » tacitement respecté par tous. La crise de la laïcité trouve en réalité majoritairement sa source dans cet espace, peu régulé, qui est d’abord celui des mœurs avant d’être celui du droit.

Il résulte de ce flou des atteintes graves. On pense ainsi à l’influence étrangère extrêmement prégnante sur les ministres du culte musulman. Cette perturbation de l’équilibre social participe à l’hystérisation du débat public entre les tenants des deux laïcités. Au-delà de ces atteintes, la laïcité n’apparait plus si consensuelle, en particulier auprès de la jeunesse, où la conception anglo-saxonne du secularism semble en passe de devenir majoritaire. Les lycéens étaient ainsi 49% à se déclarer favorables au port de signes religieux par les agents publics en 2021. [1]

La laïcité républicaine apparait indubitablement pour Éric Anceau à la croisée des chemins. Entre la possibilité de préserver une lecture libérale de la laïcité française, qui semble impuissante à garantir le « pacte de discrétion » nécessaire à la tranquillité publique, et la proposition de certains de rétablir un régime concordataire visant à un contrôle extrême de la religion musulmane, la voie esquissée par la loi de 2004 et plus récemment par la loi confortant les principes de la République, semble la plus adaptée. Permettant de préserver le pacte de discrétion sans abandonner le caractère libéral de la laïcité, elle renoue, en somme, avec l’idée d’adaptation au contexte géographique et temporel qui guidait les républicains exigeants aux XIXe et au XXe siècle.

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[1] « Les lycéens, le droit à la critique des religions et les formes de contestations de la laïcité à l’école », étude IFOP pour DVD et LICRA, décembre 2021.

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