« Penser l’avenir de la relation franco-allemande »

Intervention de Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre, fondateur et président d’honneur de la Fondation Res Publica, lors du colloque « France-Allemagne : convergences et divergences des intérêts fondamentaux de long terme » du mardi 15 février 2022.

Merci aux trois intervenants pressentis par Marie-Françoise Bechtel. Ils nous ont donné des éclairages à certains égards convergents parce qu’inquiétants sur la relation franco-allemande.

À partir de l’intitulé du colloque, « France-Allemagne, convergences et divergences des intérêts fondamentaux à long terme », j’essaierai d’introduire un plus grand irénisme en rappelant quand même que l’Allemagne a été vaincue à deux reprises dans deux conflits mondiaux, écrasée, réduite en cendres à l’occasion du deuxième et jetée dans un trouble profond dont témoigne par exemple le rôle extraordinaire des Verts. Quel pays a dans son gouvernement un ministre des Affaires étrangères et un ministre de l’Économie verts ? Lesquels, plus technophobes que technophiles, professent un très grand scepticisme sur les bienfaits de la technique, incarnant une idéologie « post-nazie », dirait Michel Onfray, inspirée du grand trouble qui, à la découverte des horreurs du nazisme, a provoqué dans l’intelligentsia allemande une véritable révolution intellectuelle. Je pense au « principe de responsabilité » de Hans Jonas et à « l’heuristique de la peur » qui fonde le « principe de précaution ».

Du point de vue de la France nous devons bien accepter l’idée que nous avons été marqués par trois guerres : Sedan, la Guerre de 1914-1918, « cell’ que j’préfère », chantait Brassens, et puis l’humiliation de 1940 que nous ne pardonnons pas aux Allemands de nous avoir infligée, bien qu’elle soit révélatrice d’une démobilisation générale des démocraties, britannique au moins autant – voire plus – que française, otages de la politique d’appeasement américaine. Rappelons que les États-Unis ne sont rentrés en guerre que lorsque Hitler la leur a déclarée à la fin de 1941. Et l’un de nos alliés traditionnels, la Russie, nous a fait défaut dans des conditions sur lesquelles je ne veux pas revenir puisque tout cela prête à controverse.

Prenons conscience que l’Allemagne n’est plus dans l’état d’esprit de chercher une revanche quand nous-mêmes lui avons proposé la voie de l’Europe en 1925-1930, à l’initiative d’Aristide Briand, une démarche sympathique mais prématurée, en tout cas nous mettant en porte-à-faux par rapport à la crise économique mondiale et à la montée du parti national-socialiste au pouvoir. Cette initiative d’Aristide Briand, reprise en 1950 par Robert Schuman et Jean Monnet nous rappelle que l’idée européenne était une proposition française…

Je sais bien que M. Macron n’est pas en odeur de sainteté partout, ni à gauche, ni à droite, ce qui est d’ailleurs tout à fait compréhensible puisqu’il a évincé l’une et l’autre du pouvoir en 2017, ce dont on peut imaginer que nul ne lui est reconnaissant. Mais il a quand même eu l’idée que la France ne devait pas laisser péricliter l’héritage que constituait l’idée européenne, une idée française à laquelle les Allemands se sont ralliés d’enthousiasme. « Je remercie Dieu, depuis que vous avez fait cette proposition », disait le chancelier Adenauer à Jean Monnet. Et ils étaient convenus en 1950 que cette idée européenne créerait entre la France et l’Allemagne une unité durable, reposant sur une égalité qu’il ne faudrait jamais rompre.

C’était l’idée de départ.

Je suis le dernier à contester le fait qu’un déficit commercial annuel de 40 milliards d’euros entre la France et l’Allemagne pèse lourd dans la balance et qu’à force de s’accumuler ces déficits font pencher cette balance dans un sens qui ne nous est pas favorable. Mais à qui la faute ? Pourquoi, comment en sommes-nous arrivés là ? Il y a beaucoup de réponses. Jean-Michel Quatrepoint a rappelé la manière dont a été calculée la parité du mark et du franc par rapport à l’euro. Il est évident que tout cela ne nous avantage pas, ce qu’observe le FMI. Mais il y a d’autres raisons, peut-être plus profondes, non pas seulement l’adoption du modèle anglo-saxon mais le choix de la désindustrialisation, quand, par exemple, nos élites dirigeantes ont préféré exporter notre industrie automobile en Espagne, Tchéquie, Slovaquie, Roumanie, Maroc etc. alors que les Allemands menaient une politique de sous-traitance beaucoup plus avisée. Dans la balance commerciale de nos deux pays, l’automobile représente pour l’Allemagne un excédent d’environ 150 milliards d’euros quand la France enregistre un déficit de 28 milliards d’euros. Comment tout cela a-t-il été possible ? Quelle irresponsabilité ! Quelle manière de traiter les affaires d’un grand pays ! Et quand le chancelier Schröder a lancé son fameux plan Hartz, au début des années 2000, on a considéré que l’état des syndicats en France ne permettait pas de répondre à l’initiative allemande. Et on n’a rien fait.

Je dis tout cela pour essayer d’introduire un autre éclairage. Dans la relation franco-allemande, il faut essayer de voir loin et large, comme toujours.

L’Allemagne voit venir une crise qui tient au fait que dans les relations internationales la tension entre la Chine et les États-Unis s’est beaucoup accrue. Or, la Chine et les États-Unis sont les deux premiers clients de l’Allemagne : plus de 100 milliards d’euros chacun contre environ 60 milliards d’euros pour la France qui, de premier client de l’Allemagne est devenue le troisième, si ce n’est le quatrième, après les Pays-Bas. Il me semble que la montée de la Chine et la volonté des États-Unis de mettre l’Allemagne à contribution de différentes manières font que l’avenir ne se présente pas d’une manière aussi rose qu’anticipé pour l’Allemagne. La rétraction de ses débouchés lointains peut l’amener à se tourner vers l’Europe, base solide sur laquelle elle peut appuyer son développement. Qui peut penser d’ailleurs que tel n’a pas été le raisonnement d’Angela Merkel quand, en 2020, elle a finalement accepté la mutualisation de 390 milliards d’euros du « Next Generation European Union » ? C’est ce qu’Emmanuel Macron lui avait proposé trois ans auparavant, en 2017, quand il avait émis l’idée d’un budget de la zone euro équivalant à 3 points de PIB (le PIB de la zone euro s’élève à 15 000 milliards d’euros, donc 3 points de PIB représentent 350 milliards d’euros).

Je dis tout cela parce qu’il me semble que vous avez été un peu durs avec Emmanuel Macron en ce qui concerne la gestion des institutions communautaires. Selon le principe du Spitzenkandidat (tête de liste de la formation la plus importante), Manfred Weber, président du PPE (maintenant président du Parlement européen), aurait dû être nommé à la tête de la Commission européenne. C’est ce qui était prévu sur le papier. Ce n’est pas ce qui s’est passé parce qu’Emmanuel Macron a suscité une liste, « Renew Europe ». Ce parti a fait suffisamment de voix pour entrer dans la composition de la majorité qui soutient la Commission. D’habitude le soutien du PPE et du PSE suffisait. C’est en vertu de ce principe que l’on avait fait appel à M. Junker pour être le président de la Commission européenne. Cette fois-ci, cela ne marchait plus. Le président Macron a donc imposé une candidate qui lui plaisait, à tort ou à raison, Ursula Von der Leyen. Dans ce marché implicite il y avait Mme Lagarde à la présidence de la Banque centrale européenne, M. Charles Michel comme président du Conseil européen (cela ne veut pas dire grand-chose mais on peut toujours le mentionner) et Josep Borrel comme haut-représentant aux Affaires extérieures. Un « emballage » d’autant plus astucieux que cela devait rester discret !

Dans la manière de se servir des institutions européennes le Président de la République n’a donc pas été le dernier des manchots comme on se plaît à le considérer en France. Il est difficile de reconnaître ses mérites à Emmanuel Macron, je le comprends. Je comprends que les socialistes que François Mitterrand avait installés sur l’orbe du pouvoir depuis bientôt quarante ans soient très fâchés de voir leur échapper maroquins et petits ou grands fauteuils qui sont dans les allées du pouvoir. C’est humain ! Comme c’est humain pour la droite, frustrée d’une victoire qu’elle croyait acquise le 1er janvier 2017 mais qui en a été privée par un cafouillage sur lequel je ne reviens pas mais où entrent beaucoup de ses défauts. Tout cela fait beaucoup de mécontents parmi les responsables élus auxquels s’ajoutent les militants qui donnent toujours raison à leurs chefs.

Il faut bien sûr replacer l’accord européen intervenu en 2020 dans son contexte : la crise du Covid mais aussi et surtout la suspension des critères de Maastricht. On crédite l’Europe de moult bienfaits (elle nous a inondés de vaccins, etc.) qui résultent en réalité de la suspension des critères de Maastricht qui avaient longtemps bridé la croissance européenne ! En même temps, la Banque centrale européenne a amplifié la politique dite « accommodante » initiée par M. Draghi en 2015, avec plus de 2800 milliards d’euros de création monétaire (quantitative easing).

Si l’Allemagne s’est résignée à cette pluie d’avantages sur l’Europe c’est parce que l’Europe lui fournissait des débouchés sûrs. Par exemple, la zone euro absorbe un peu plus de 40 % des exportations allemandes, soit près de 500 milliards d’euros, ce qui est beaucoup mieux que les plus de 100 milliards d’euros que l’Allemagne vend aux États-Unis et à la Chine. Donc ces considérations sont entrées en ligne de compte dans l’esprit de Mme Merkel.

Et qui ne voit que nous sommes seulement au début de la crise des relations sino-américaines ? Cela aura des conséquences et l’Allemagne sera incitée à voir finalement dans l’Europe sinon une planche de salut du moins un tremplin, une base plus solide pour la poursuite de son expansion. Jean-Michel Quatrepoint rappelle souvent que l’Allemagne est le deuxième atelier industriel du monde après la Chine et, maintenant, avant les États-Unis. Elle exporte chaque année 1370 milliards d’euros. C’est coquet ! Mais il faut trouver des marchés. Ce n’est pas simple.

Dans cette tension entre les États-Unis et la Chine la Russie intervient comme un pays qui aurait pu être arrimé à l’Occident mais que l’on a contribué à faire pencher vers la Chine par une suite d’initiatives de politique étrangère inconsidérées, de sanctions commerciales à courte vue. D’où des crises comme celle de l’Ukraine [1], de la Géorgie, de l’Asie centrale (où la Russie joue quand même un rôle stabilisateur par rapport à la Chine). J’allais oublier l’Arménie. Si l’Arménie existe encore, c’est grâce à la Russie ! Je ne fais pas de crédit au-delà de toute mesure à M. Poutine. Je ne le prends pas pour un enfant de chœur, mais ce n’est pas non plus Hitler. Sa logique est celle de la puissance. Elle est obsolète. La Russie ne sera plus jamais une hyperpuissance. Je crois qu’il faut avoir les yeux en face des trous. Dans cette tension entre l’Occident et la Russie un pays comme l’Ukraine joue évidemment un rôle fondamental pour dresser l’une contre l’autre l’Europe occidentale et la Russie. Diviser l’Europe est pour les États-Unis une « sage précaution ». Mais est-ce si sage ?

L’Allemagne, dans son programme tricolore, n’a pas repris l’engagement de porter à plus de 2 % la part du PIB consacrée à la défense. Les Américains vont quand même essayer de faire payer les Allemands. Et s’ils pouvaient leur faire acheter du gaz de schiste liquéfié plutôt que du gaz russe ce serait de bonne politique de leur point de vue.

Cette instabilité à la fois commerciale et politique nourrit au plan sécuritaire un repli de l’Allemagne sur l’OTAN. Quand le Président Macron a parlé d’une OTAN en état de mort cérébrale des cris d’orfraie se sont élevés, en particulier chez Mme Annegret Kramp-Karrenbauer, protestant que l’OTAN était la garantie de sécurité à long terme de l’Allemagne et de l’Europe. L’instabilité nourrit le repli sur l’OTAN et les difficultés de la coopération en matière d’armement sur lesquelles je ne vais pas m’avancer… mais, à l’évidence, nous ne sommes pas près de voir l’avion de combat du futur dont nous espérions qu’il porterait nos couleurs, en même temps que celles de l’Allemagne. C’est mon avis mais je peux me tromper. Quant au char de combat MGCS (Main Ground Combat System), est-il bien judicieux de créer une armée de chars comme à la veille de la bataille de Koursk (1943) ? Je veux bien que nous fassions des chars avec les Allemands, et même que les Allemands jouent un rôle de leadership, et cela ne m’effraye pas outre-mesure. En effet, compte tenu des armements nucléaires tactiques accumulés (les Russes en ont 1500 ou 1600, les Américains en ont autant), une guerre en Europe serait épouvantable. Il faut surtout éviter cela. Tout l’intérêt de la dissuasion est de prévenir l’escalade aux extrêmes et de permettre le maintien à un niveau raisonnable des capacités militaires classiques.

Au plan commercial, j’ai évoqué les turbulences du commerce international qui pouvaient légitimer un certain repli de l’Allemagne sur l’Union européenne à 27 et sur la zone euro. On peut en discuter.

L’Allemagne va devoir faire face au défi de la transition climatique et énergétique et à celui de la transition numérique. Tout cela va coûter beaucoup d’argent. Passer de l’automobile à essence ou diesel à l’automobile électrique va coûter très cher et entraîner la conversion de dizaines de milliers de travailleurs. Il en est de même de la transition énergétique dans laquelle l’Allemagne s’est engagée d’une manière à mon sens très peu responsable, au lendemain de Fukushima, en faisant le choix de l’éolien et du solaire, c’est-à-dire d’énergies intermittentes. Aujourd’hui l’Allemagne tire plus de 40 % de son électricité de ces énergies dites renouvelables qui sont surtout intermittentes. Si on additionne les heures où le soleil est couché et celles où le vent ne souffle pas, ces merveilleuses petites machines ne produisent que pendant 27 % du temps. Ce n’est pas un miracle !

Mme Merkel, en 2011, voulait se rapprocher des Verts, comme elle l’avait confié à M. Proglio, alors président d’EDF [2]. Or que vient-il de se passer ? Les Verts se sont alliés, non avec la CDU-CSU mais avec le SPD et le FDP. C’est une configuration nouvelle. Ils veulent doubler la proportion d’énergie électrique dite « renouvelable » consommée en Allemagne en étendant encore la surface occupée par les éoliennes et les panneaux solaires. Mais cette politique-là est très aléatoire. D’abord, il faut compenser l’intermittence. Pour cela, on n’a rien trouvé de mieux que d’utiliser les centrales à charbon ou au lignite. La plate-forme de la coalition tricolore prévoit la sortie du charbon en 2030 et non plus 2038. M. Robert Habeck, ministre allemande de l’économie, a été instruit récemment par un de nos ministres : « Chaque pays a son mix énergétique, on ne polémique pas là-dessus ». Au lieu de se tenir à cette consigne prudente il se répand en déclarations, appelant à se débarrasser du nucléaire qui, polluant, obsolète, n’est pas une énergie d’avenir, répétant partout que la France a fait un mauvais choix.

Le défi qu’est le choix de la transition climatique, énergétique et numérique implique des investissements considérables et le renouvellement des infrastructures allemandes qui ont vieilli. Tout cela va inévitablement créer des tensions au sein de la Coalition et dans la politique budgétaire allemande. Songez que les rejets de gaz à effet de serre sont en Allemagne huit à dix fois ce qu’ils sont en France. Songez que la facture d’électricité acquittée par les ménages est deux fois supérieure en Allemagne à ce qu’elle est en France, à cause des taxes (comme on ne fait pas payer l’industrie on fait payer les ménages). Tout cela augure de certaines tensions sur des sujets comme le gaz. En effet les Verts font observer qu’importer du gaz de Russie c’est passer sous les fourches caudines de la Russie. Mais les Russes sont aussi dépendants de l’Europe que l’Europe l’est de la Russie. On peut s’attendre quand même à ce qu’il y ait quelques tensions et à ce que l’Allemagne à la fin soit mise à contribution par les États-Unis comme je l’évoquais tout à l’heure.

Notre problème vient de ce que le Président de la République a fait le choix de relancer le nucléaire. Cela ne représente que de 6 à 14 réacteurs mais il faut les faire, cela prend du temps. Le premier entrera en fonctionnement en 2035, ce n’est pas demain la veille. Nous allons inévitablement vers un conflit idéologique avec le gouvernement allemand… sauf si les Verts allemands en rabattent un peu sur leurs exigences.

S’agissant de la défense européenne, l’OTAN peut-elle durer longtemps ?

L’état d’esprit de nos amis allemands et des Européens en général m’amène à penser que les Américains sont installés en Europe pour assez longtemps et que la coopération franco-allemande, souhaitable, n’avancera qu’à pas de tortue, en tout cas avec un certain pragmatisme. Mais si c’est possible il faut le faire. On l’avait fait au temps du général de Gaulle, avec le Transall et d’autres matériels. J’aurais donc tendance à être moins pessimiste que vous et à penser qu’il faut faire une politique assez pragmatique en essayant d’utiliser intelligemment les institutions européennes. Je ne pense pas que le fédéralisme soit une voie d’avenir. Mais je crois souhaitable le rapprochement de quelques grands États parmi lesquels la France, l’Allemagne, mais aussi l’Italie (le Traité du Quirinal signé en novembre 2021 entre la France et l’Italie est une excellente idée), peut-être l’Espagne si elle veut bien se rapprocher de nous (ce qui n’apparaît pas toujours évident dans les déclarations de M. Borrell), si l’on peut provoquer par petites touches une évolution des pays européens vers une alliance de fait.

Car au fond, qui nous menace ? La Russie ? La multiplicité des garanties que nous avons accumulées, non pas seulement vis-à-vis de l’OTAN mais même par rapport à nos propres capacités fait que la Russie n’a pas intérêt à s’engager dans un conflit européen. Les Allemands sont pacifistes au fond d’eux-mêmes. Je mets de côté l’AfD mais le fond de l’opinion publique allemande est profondément pacifiste. Nous-mêmes ne sommes pas pacifistes mais nous sommes pacifiques. Être pacifique signifie maintenir en état notre dissuasion, faire en sorte qu’il y ait une complémentarité entre cette dissuasion et le pacifisme d’un certain nombre de pays européens qui ne les empêche pas de se doter de capacités conventionnelles. Tout cela peut aller de pair.

Je voudrais terminer sur l’idée forgée par le politiste britannique William Paterson d’un « hégémon réticent » [3] (tandis que le sociologue allemand Wolfgang Streeck qualifiait l’Allemagne de « puissance sans désir »). L’Allemagne voudrait bien hégémoniser l’Europe, elle pense que cela lui simplifierait la vie mais elle sait que c’est difficile et même impossible. Hans-Dietrich Genscher (ministre fédéral des Affaires étrangères) racontait dans ses Mémoires [4] qu’après la ratification du traité de Maastricht François Mitterrand l’avait fait venir à son bureau, à l’Élysée pour lui dire en substance : « C’est très bien comme ça mais si vous choisissez à nouveau la voie de la domination nous choisirons nous le retour aux anciennes alliances ».

Nous ne devons quand même pas nous affoler à propos de l’Allemagne. Je dis cela pour tempérer un alarmisme quelquefois excessif, tout en étant tout aussi vigilant que chacun d’entre vous sur le fait que la France reste libre de ses mouvements en Europe et dans le monde et que sa vocation mondiale a besoin d’être réaffirmée.

Merci.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup, Jean-Pierre Chevènement.

Vous avez tenu pour conclure des propos empreints d’une sagesse active. « Sagesse » parce que vous réunissez un certain nombre de considérations qu’il faut sans doute garder à l’esprit pour être dans une modération qui n’est pas frilosité mais volonté de ne pas insulter l’avenir. « Active » parce qu’elle regarde vers ce qui peut être fait.

On peut quand même se poser une question. Dès lors que le clivage le plus profond entre la France et l’Allemagne est, comme tous les exposés l’ont montré, le choix énergétique, on pourrait se demander si, prenant acte de cette différence fondamentale, on ne devrait pas arriver à une situation où l’Allemagne ferait des concessions sur d’autres sujets. Puisque la summa divisio est en matière énergétique, pourquoi l’Allemagne ne se rapproche-t-elle pas davantage de nous dans des domaines comme la défense et tout ce qu’elle entraîne, y compris en matière numérique, cybernétique, etc. Il me semble, des exposés que j’ai entendus, qu’il n’y a pas beaucoup de signaux dans ce sens.

Mais la question de fond n’est-elle pas culturelle ? L’Allemagne semble triomphante dans ses actes et frileuse dans ses pensées, une dichotomie que Fichte n’avait peut-être pas envisagée mais que Nietzsche aurait pu éventuellement penser. N’est-ce pas là le substrat ? Finalement, nous en sommes toujours à essayer d’analyser ce qu’il y a dans le tréfonds de « l’âme allemande », du modèle culturel allemand, si on veut le dire en termes plus dynamiques. Et d’une certaine manière j’ai l’impression que nous n’en savons rien et que nous en sommes réduits à juger des actes et, éventuellement, à essayer de peser sur eux.

Je ne crois pas, disant cela, avoir fait beaucoup fait avancer le débat mais je compte sur les questions de la salle pour le faire.

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[1] Ce colloque s’est tenu le 15 février 2022, soit 9 jours avant le début de l’intervention russe en Ukraine (NDLR).
[2] « J’avais rencontré Mme Merkel en 2011 au moment de la décision sur l’Energiewende et de l’arrêt du nucléaire. Elle avait eu ces paroles dont je me souviendrai toute ma vie : « Allemande de l’Est, je suis totalement convaincue par le nucléaire. Mais j’ai besoin des Verts pour gagner les élections régionales et demain les élections nationales. Je sacrifie les industriels de l’énergie allemande à l’intérêt supérieur du Reich qui est d’avoir la CDU à la tête du pays », nous avait confié Henri Proglio lors du colloque « Défis énergétiques et politique européenne » organisé le 18 juin 2019 par la Fondation Res Publica.
[3] Idée qui fait florès dans la presse anglo-saxonne depuis qu’elle a été popularisée par le magazine The Economist dans un numéro de 2013 intitulé « Germany and Europe : The reluctant hegemon. »
[4] Erinnerungen, Hans-Dietrich Genscher, éd. Siedler, Berlin. 1995.

Le cahier imprimé du colloque « France-Allemagne : convergences et divergences des intérêts fondamentaux de long terme » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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