« Les stratégies qui ont fait de l’Allemagne l’hégémon de l’Europe »
Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, auteur de Le choc des empires : États-Unis, Chine, Allemagne : qui dominera l’économie-monde ? (Gallimard, 2014), lors du colloque « France-Allemagne : convergences et divergences des intérêts fondamentaux de long terme » du mardi 15 février 2022.
C’était il y a plus de trente ans, au lendemain de la réunification de l’Allemagne. Mis devant le fait accompli, François Mitterrand et Margareth Thatcher échangent sur l’avenir de l’Europe. Le Président français fait part de ses inquiétudes, notamment celle d’une dérive de l’Allemagne vers l’Est et il explique à Thatcher qu’il faut arrimer l’Allemagne à l’Europe et que le meilleur moyen pour ce faire est peut-être de la lier à travers l’union monétaire. Margareth Thatcher lui rétorque que cela n’aura pas pour effet d’arrimer l’Allemagne à l’Europe mais plutôt d’inféoder l’Europe à l’Allemagne. Elle avait vu juste.
En trente ans, l’Allemagne est bien devenue l’hégémon de l’Europe, un hégémon économique qui a méthodiquement construit sa domination à partir d’une stratégie économique et industrielle particulièrement habile. La puissance de l’Allemagne est celle d’un pays mercantiliste. Comme la Chine ou le Japon. Elle va bâtir son succès dans le temps et en profitant des erreurs de son principal partenaire, la France.
Comment l’Allemagne a-t-elle construit sa puissance ?
Il faut distinguer trois étapes.
La décennie 1990. L’Allemagne doit payer sa réunification. Et réorganiser son appareil industriel déstabilisé par le choix d’Helmut Kohl du « Ein für Ein » (un pour un), d’échanger un ost mark pour un deutsche mark. D’un coup, les usines de la RDA qui constituaient un Hinterland bon marché pour les groupes allemands deviennent obsolètes. Je vous rappelle que selon le Traité de Rome les marchandises circulaient librement avec entre l’Est et l’Ouest en dépit du rideau de fer et les groupes allemands avaient conservé leurs usines en Allemagne de l’Est, les utilisant pour produire dix fois moins cher et rapatrier les sous-ensembles, notamment dans l’industrie électrique, vers l’Allemagne de l’Ouest. Pour ces groupes allemands il faut donc trouver un nouvel Hinterland. Ce sera l’enjeu de l’élargissement à l’Est. Plus que jamais l’Allemagne mise sur son industrie, notamment l’industrie automobile. Les chaînes de valeur sont réorganisées. Avec une division du travail : à l’Est les sous-ensembles produits à bas coûts et exportés en Allemagne où se réalisent la valeur ajoutée et les exportations finales.
Cette stratégie est particulièrement spectaculaire dans l’automobile. Elle est différente de celle des groupes français qui eux ont délocalisé l’ensemble de la fabrication. Das Auto représente aujourd’hui en Allemagne 5 % du PIB, 12 % des emplois manufacturés et 15 % des exportations totales du pays. Les trois quarts des véhicules produits en Allemagne sont exportés.
Dans cette décennie 1990, la France va commettre des erreurs stratégiques majeures. La première est celle de la monnaie unique. Ou plutôt de ne pas avoir tiré tous les enseignements de cette monnaie unique.
L’erreur historique aura été d’avoir donné un avantage compétitif à l’Allemagne lors de la création de l’euro, en acceptant des parités où le mark était sous-évalué de 15 %. Oskar Lafontaine, ancien patron du SPD, et désormais l’un des dirigeants de Die Linke, reconnaissait dans un récent entretien à Marianne que « l’euro était un système qui favorisait avant tout l’Allemagne, la puissance économique allemande, dont les produits seraient beaucoup plus chers sans l’euro. »
Autre erreur historique : celle d’avoir instauré les 35 heures, au moment où l’Allemagne, elle, menait une politique de rigueur avec une série de mesures amorcées sous Gerhard Schröder. Là aussi, il y a des anecdotes qui parlent : en 1997, Gerhard Schröder à la veille de prendre le pouvoir, était venu à Paris où il avait rencontré Dominique Strauss-Kahn alors ministre de l’Economie, l’un des membres éminents de la fameuse dream team du gouvernement Jospin. À la sortie de l’entretien, Gerhard Schröder racontait aux journalistes que DSK lui avait annoncé que les Français allaient adopter les 35 heures à salaire constant. « Une excellente nouvelle pour l’industrie allemande ! » ajoutait celui qui allait devenir chancelier et qui sera le père du second miracle économique allemand avec son agenda 2010 et ses lois Hartz.
Troisième erreur historique : celle de la France qui opte pour un modèle anglo-saxon où la désindustrialisation était la norme. On mise sur les services, la finance, le luxe, le tourisme et quelques grands groupes. En jouant sciemment les délocalisations et une économie « sans usines », selon la célèbre formule de Serge Tchuruk, de fait, on laisse à l’Allemagne la spécialisation dans l’industrie. Au nom d’une division du travail à l’intérieur de l’Europe. Mais ce choix d’un modèle anglo-saxon avait un vice à la base : les États-Unis, comme le Royaume Uni, maîtrisent leur monnaie. Alors qu’avec la monnaie unique la France ne maîtrise plus sa monnaie. On ne peut plus jouer sur la baisse de la monnaie pour rétablir les balances commerciales.
En outre, les États-Unis sont les maîtres du jeu monétaire avec le dollar et le Royaume Uni a encore une monnaie internationale avec la livre sterling adossée à la puissance de la City. La France, quant à elle, a perdu sa souveraineté monétaire ce qui va entraîner la perte de sa souveraineté industrielle.
Ces erreurs stratégiques de la France commencent à apparaître dans la décennie 2000. L’Allemagne poursuit son chemin. Elle n’est plus « l’homme malade » de l’Europe et rattrape peu à peu la France, en termes de croissance et surtout de commerce extérieur.
Dans la décennie 2009-2019 l’écart se creuse. La croissance française est à la traîne. Pour une raison simple : les gains de productivité de l’industrie sont intrinsèquement supérieurs à ceux des autres branches de l’économie. La réduction de la part de l’industrie en France a donc un effet mécanique de ralentisseur sur la productivité de l’ensemble de l’économie, donc sur la croissance. Plus on a désindustrialisé, moins on a eu de croissance.
Tout cela se traduit dans les chiffres du commerce extérieur. Ces chiffres sont les véritables juges de paix de l’état d’un pays. Et ces chiffres montrent que l’Allemagne est bel et bien la grande gagnante de l’euro. En vingt ans, elle a engrangé 3 700 milliards d’euros d’excédents commerciaux. En vingt ans, la balance commerciale de la France a cumulé 1 100 milliards d’euros de déficit. Déficit imputable, pour une part non négligeable, au commerce franco-allemand.
À ce sujet, je voudrais vous faire part d’un des grands mystères de la statistique : celui du commerce franco-allemand. Pour les Douanes françaises, en 2020, le déficit bilatéral était de 10,7 milliards alors que pour l’organisme allemand Destatis (Statistisches Bundesamt, office allemand de la statistique) l’excédent bilatéral était de 34,3 milliards. Chaque année, l’écart des données est ainsi de plus de 20 milliards ! Selon les Douanes françaises, sur vingt ans, le déficit cumulé avec l’Allemagne ne serait que de 284 milliards. Pour les Allemands, selon Destatis, leurs excédents sur la France sont de 618 milliards. Une sacrée différence pour laquelle nous n’avons pas pu obtenir d’explications. En attendant, les organismes internationaux, eux, prennent en compte les chiffres de Destatis et pas ceux des Douanes françaises.
Ce déficit bilatéral, ce grand écart entre les balances commerciales des deux pays est aussi le fruit d’une stratégie méthodique, de la part des groupes allemands, stratégie de grignotage, et parfois de sabotage, des positions industrielles de la France dans des domaines où les Allemands n’avaient pas jusque-là une forte présence. En fait, l’Allemagne a utilisé la construction européenne comme un moyen de retrouver sa souveraineté et de regagner en respectabilité.
Retrouver sa souveraineté dans des domaines qu’elle avait dû abandonner au lendemain de la guerre. Et là je pense, bien sûr, à l’aéronautique, à l’espace et aux industries de défense. L’Allemagne s’est mise dans le sillage de la France pour Airbus et Arianespace. Puis elle a lentement grignoté les positions françaises. C’est spectaculaire pour Airbus. Au fil des ans, le poids de l’Allemagne s’est fortement accru dans le consortium. Hambourg s’est taillé la part du lion pour la production des A320, la gamme vedette du constructeur (quatre lignes d’assemblage à Hambourg contre une, bientôt deux, pour Toulouse). Le même processus est à l’œuvre avec Ariane, où les Allemands exigent d’avoir des charges de travail correspondant à leur financement. C’est ainsi que le moteur Vinci, qui occupe le dernier étage d’Ariane VI, sera transféré de Vernon en Allemagne.
Il en est de même pour les industries de Défense où la coopération franco-allemande ressemble fort à un chemin de croix pour la partie française. En fait, les Allemands cherchent à récupérer le savoir-faire des Français là où ils n’en ont pas. C’est le cas pour l’avion de combat du futur, où l’objectif est bel et bien de phagocyter Dassault. Pour le char de combat, la cause est entendue, il sera allemand, la partie française étant réduite à la portion congrue. Lorsqu’il n’y a pas d’industriel allemand compétent, Berlin préfère acheter américain que français. Comme on a pu le voir avec le récent contrat avec Boeing pour des avions patrouilleurs maritimes. Mais Alain Meininger va nous parler plus longuement des divergences franco-allemandes sur la défense.
Autre exemple de ce grignotage : l’agroalimentaire. Avec le cas particulier de la filière porcine. Avec des mégafermes en ex-RDA, un personnel détaché aux salaires réduits venu de l’Europe de l’Est, et des exportations très compétitives. Globalement, si la France vend davantage de denrées agricoles brutes à l’Allemagne, sur les produits transformées le tableau s’inverse. Nous exportons vers l’Allemagne des matières premières brutes qui nous reviennent sous la forme de produits transformés. C’est typiquement le cas d’un pays en voie de développement.
Il arrive que nos amis allemands ne parviennent pas à leurs fins dans cette stratégie du grignotage. Ce fut le cas pour Alstom. En 2004, Siemens avait tout fait, notamment dans les instances bruxelloises, pour bloquer le sauvetage d’Alstom. Plus récemment, ils ont cherché à mettre la main sur ce qui restait d’Alstom, c’est-à-dire les activités ferroviaires. Sans succès, là aussi. Tout comme Siemens avait tenté de mettre la main sur Areva et la filière nucléaire française au début des années 2000. Eh oui, on l’a oublié. Siemens est à l’origine, avec Framatome, des EPR. La France avait accepté en 1999 que Siemens prenne une participation de 34 % dans Framatome ANP pour développer les EPR. C’est une longue histoire et je vous renvoie au dernier colloque de Res Publica, « Écologie et Progrès » , où nous avions évoqué ce sujet.
En fait, ayant échoué dans son offensive pour prendre le contrôle d’Areva, Siemens avait rompu, en 2008, avec les Français. L’Allemagne n’ayant plus, de fait, d’industriels directement intéressés à la filière nucléaire, elle pouvait dès lors devenir le champion de l’anti-nucléaire. Ce que fera Angela Merkel en profitant de l’accident de Fukushima pour annoncer la sortie de l’Allemagne du nucléaire en 2022.
C’est ce que j’appelle la stratégie du sabotage quand le grignotage n’est pas possible. Et le nucléaire est bien aujourd’hui un des sujets majeurs d’affrontement entre la France et l’Allemagne. Car derrière il y a les enjeux industriels des filières photovoltaïques et éoliennes et aussi le coût de l’électricité. L’Allemagne n’a jamais pu supporter que l’économie française ait un avantage compétitif avec une électricité moins chère grâce au nucléaire.
Le « Green deal » et l’influence que l’Allemagne exerce au sein des instances bruxelloises où elle a su notamment truster les postes clés, y compris au Parlement européen, sont des leviers pour favoriser l’industrie allemande. Ainsi, elle a fait du véhicule électrique son objectif numéro un. Volkswagen, qui est à la pointe de cette stratégie, veut d’abord faire oublier le « dieselgate. ». Le groupe se veut désormais plus vert que vert. Das Auto, si puissante en Allemagne, milite donc maintenant pour prohiber le véhicule à essence et hybride dès 2030 et non 2035. Ce qui va nuire principalement à Stellantis et à Renault, ses derniers concurrents européens. Et, au passage, l’Allemagne récupère le maximum de sites de batteries avec l’aide des fonds européens.
Pour conclure je dirai, reprenant les termes de notre regrettée Coralie Delaume, que le « couple franco-allemand n’existe pas ». Si tant est qu’il ait jamais existé. Cette idée était d’ailleurs une idée purement française héritée de la période gaulliste. Ce n’était pas à vrai dire un couple mais un attelage. Il y avait le cheval allemand et le jockey français. En s’appuyant sur l ’économie allemande et sa propre force militaire et diplomatique, la France espérait pouvoir continuer à diriger l’Europe. Las, non seulement nous ne la dirigeons pas mais nous ne la codirigeons même pas.
Les allemands d’ailleurs ne parlent jamais de « couple » mais d’un « partenariat ».
Je crois qu’il est temps de revoir nos relations avec Berlin et d’en finir avec ce complexe que nous cultivons avec notre puissant voisin, mélange de complexe de supériorité et de complexe d’infériorité. Aujourd’hui notre pays est affaibli mais il a encore quelques atouts. Reste à les utiliser à bon escient. Et à ne pas tomber dans le piège que nous tend la nouvelle coalition au pouvoir à Berlin : l’évolution de l’Union européenne vers un État fédéral.
C’est clairement inscrit dans le programme de la nouvelle coalition selon laquelle les décisions devront être prises à la majorité qualifiée, y compris sur les sujets de politique extérieure. En outre, davantage de pouvoirs seraient transférés au Parlement européen. Derrière ce projet fédéral, c’est en filigrane le modèle du Saint-Empire romain germanique que l’on voit se profiler. Les princes y disposaient d’une relative autonomie par rapport à l’empereur, à l’image de celle dont bénéficient les Länder vis-à-vis de l’État fédéral à Berlin. C’est ce modèle qui a déjà poussé Berlin à prôner toujours plus d’élargissement. Avec pour corollaire, que les petits États pèsent autant que les grands. Il faut comprendre que l’Estonie pèse autant que la France. L’Allemagne est un cas à part car, dans cette vision, elle est au sommet : elle arbitre, règle les conflits entre les États membres et dit le droit. Dans ce modèle fédéral, la France n’a plus de justification pour conserver une défense et une politique étrangère indépendantes. Elle devra se plier à la majorité des États membres. En fait, à l’Allemagne qui disposera toujours d’un nombre suffisant de pays alliés. Très vite, la question du siège de la France au Conseil de sécurité de l’ONU sera posée.
La France se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Pouvons-nous encore imposer une vision de l’Europe qui soit celle d’une Confédération d’États-nations où les États conservent une souveraineté sur leur politique extérieure, leur mix énergétique, leur politique migratoire, voire maintiennent, dans certains domaines, la primauté du droit national sur le droit communautaire ? La bataille se joue aussi sur le plan culturel. Le modèle sociétal français, à base de laïcité, peut-il résister aux visions communautaristes prônées par d’autres pays et par les instances bruxelloises ? Force est de constater que les rapports de force se sont dégradés ces dernières années, au détriment de la France. Faut-il, pour autant, accepter silencieusement de se couler dans le moule d’une Europe allemande ? Pouvons-nous divorcer d’avec Berlin sans divorcer de l’Europe ?
Merci.
Marie-Françoise Bechtel
Merci beaucoup Jean-Michel Quatrepoint. Avec le caractère incisif que nous vous connaissons vous avez développé finalement trois grandes questions.
Je ferai remarquer que « sabotage » et « grignotage » sont des termes qui évoquent plus la faiblesse que la force.
Que veut vraiment l’Allemagne ? Le Saint-Empire romain germanique et le modèle fédéral de l’Union européenne ne sont pas du tout la même chose. Quel modèle veut-elle vraiment ?
Si sa position s’est dégradée, la France garde quand même un certain nombre d’atouts. Comment ces atouts pourraient-ils lui permettre de jouer un rôle d’égal à égal avec l’Allemagne ? A l’arrière des deux exposés que nous avons entendus la question qui se pose est de savoir quels sont ces atouts.
Je me tourne vers Alain Meininger qui ne nous dira peut-être pas des choses positives sur ces atouts. Mais il est certain que la question de la défense, par ce qu’elle a de régalien, et parce qu’elle nous met au cœur de la question diplomatique elle-même, est fondamentale pour tâcher de mesurer s’il y a encore des atouts, non pas seulement pour la France mais pour ce « couple franco-allemand » qui n’en est pas un, ce partenariat ou cet attelage franco-allemand qui quand même représente les deux principaux États de l’Union européenne.
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Le cahier imprimé du colloque « France-Allemagne : convergences et divergences des intérêts fondamentaux de long terme » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.
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