« Divergences franco-allemandes sur la défense de l’Europe »

Intervention d’Alain Meininger, ancien administrateur hors classe au ministère de la Défense et maître de conférences à l’ENA, membre du comité éditorial de la Revue politique et parlementaire, lors du colloque « France-Allemagne : convergences et divergences des intérêts fondamentaux de long terme » du mardi 15 février 2022.

Je vais essayer de répondre aux interrogations de Marie-Françoise Bechtel en commençant par un petit retour sur les fondamentaux de cette relation que l’on juge en ce moment déséquilibrée et sans doute quelque peu dangereuse, en commençant par parler d’histoire.

Le poids des invariants… l’histoire et la géographie

Notre histoire commune est surtout faite d’incompréhensions, en tous cas d’incompréhensions françaises vis-à-vis de l’Allemagne.

Depuis le début du XIXe siècle, la Germanie a connu successivement trois étapes : elle est passée d’un état d’a-national à une phase d’hyper-nationalisme pour enfin arriver, à partir de 1945, à un état « postnational ».

Or, c’est dans la phase de naissance du nationalisme allemand dont les graines sont ensemencées dans la période 1806-1813 que sont advenues beaucoup d’incompréhensions dont nous voyons les effets aujourd’hui.

« Am Anfang war Napoléon » (au commencement était Napoléon) disent volontiers les Allemands. Napoléon et l’Allemagne, c’est un sujet très important, un peu méconnu ou en tous cas mal évalué en France.

Quelques jalons me semblent importants :

La Confédération du Rhin (1806-1813), qui met fin au Saint-Empire germanique dont parlait Jean-Michel Quatrepoint.

La bataille de Leipzig (1813), surnommée la « bataille des Nations », symbolique forte même si le sujet reste discuté aujourd’hui.
Fichte, qu’aucun intellectuel français de l’époque n’avait pris en considération à l’exception de Germaine de Staël, pensait que les campagnes napoléoniennes avaient pour but principal de diffuser les idées révolutionnaires et, comprenant très vite qu’elles tournaient aux guerres de conquête, avait publié ses « Discours à la Nation allemande » (1807), sur la conception de la nation, auxquels Renan ne répondra qu’en 1882, ce qui montre qu’on a mis du temps à comprendre ce qui se passait vraiment.

Il y aura plus tard d’autres mésinterprétations, durant la gestation du pangermanisme bismarckien.

Ce qui m’intéresse ce sont les étapes que l’on n’a pas comprises, je pense à Sadowa (1866), une bataille importante peu enseignée en France. La dépêche d’Ems, la défaite de Sedan… tout cela mènera à la proclamation de l’Empire allemand, le 18 janvier 1871, dans la galerie des Glaces de Versailles, puis à la Première guerre mondiale et au traité de Versailles (vécu par Berlin comme un Diktat). On connaît la suite : la Ruhr, l’appréciation française erronée des années trente etc. Jacques Bainville, qui revient en grâce aujourd’hui, a publié des textes intéressants à ce sujet.

Donc, une histoire faite de beaucoup d’incompréhensions.

1945 marque un changement de paradigme. À la phase de l’hyper-nationalisme succède le post-nationalisme. C’est « Allemagne année zéro », pour reprendre le titre du film de Rossellini, qui va bien au-delà des villes aplaties par les B17 de l’US Air Force.

C’est son identité et son rapport au monde que Bonn, à ce moment-là, doit reconsidérer. L’Allemagne passe du phantasme de la domination du monde à l’évincement politique. Et elle n’aura d’autre choix dans les décennies qui suivront que de sublimer sa libido dans la seule poursuite de la réussite économique et de gagner sa rédemption en devenant, au plan de la sécurité, le meilleur élève de la classe atlantique. Ce qu’illustre, notamment, le codicille ajouté par le Bundestag au moment de la ratification du traité de l’Élysée en juin 1963.

De capacité militaire autonome significative il n’est plus question, ce qui ne sera pas sans conséquences, jusqu’à aujourd’hui, pour l’autonomie stratégique [1] de l’Europe et sa défense.

Empêchée par la défaite de 1945, la perte des territoires orientaux et la construction du mur de s’enraciner dans l’histoire et la géographie, l’Allemagne imagine pouvoir transposer sa vision (ou son mal-être ?) au niveau européen. D’où la récusation du régalien, de la frontière, de l’État, de la Nation, de l’identité, de l’histoire etc. Elle nous propose un nationalisme de substitution ou de transfert. On rejoint la thèse d’Habermas et son idée de la nécessité d’un patriotisme constitutionnel de substitution. Il existe en Allemagne une forme de patriotisme à l’égard à la Loi fondamentale de 1949. Mais l’Allemagne imagine, inconsciemment ou non, pouvoir le transposer au niveau européen : il faudrait que les Européens soient « amoureux » des institutions européennes.

Pour l’instant cela ne marche pas. Le drapeau bleu aux douze étoiles dorées ne fédère pas. On ne meurt pas pour un concept.

Au plan géographique, l’Allemagne est une puissance tellurique, continentale, assumée (on pourrait sur ce point évoquer des théoriciens comme Mac-Kinder et Haushofer). Elle a fonctionné un temps sur des idées fondamentales comme le Drang nach Osten (la marche vers l’Est) ou le Lebensraum, (l’espace vital). Je remarque en passant qu’elle a soigneusement occulté son passé colonial dont plus personne ne parle aujourd’hui.

La France, au contraire, est une puissance maritime contrariée. Elle possède quatre façades maritimes en Europe, 3000 km de côtes métropolitaines, la 2ème zone économique exclusive (ZEE) du monde avec quelque 11,6 millions de Km2. Mais quinze siècles d’insécurité récurrente à notre frontière Nord-Est, difficile à défendre, nous ont empêchés de devenir la thalassocratie que nous aurions pu être.

Je lis parfois que l’on tente d’opposer l’Allemagne puissance régionale à la France puissance mondiale. C’est un peu exagéré, un peu radical. Je dirai que la France est une puissance moyenne à intérêts régaliens mondiaux, puisque nous avons des extensions de notre territoire national tout autour du monde (on en a suffisamment parlé à propos de l’Indo-Pacifique), alors que l’Allemagne est une puissance régionale à intérêts mercantiles internationaux, ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

De ce fait, l’Europe est très hétérogène au regard des préoccupations de défense. Une summa divisio oppose ceux qui, tel Drogo dans Le Désert des tartares (1940, Dino Buzzati) sont obsédés par la menace venant de l’Est et du Septentrion et ceux qui, comme dans Le Camp des Saints (1973, Jean Raspail), redoutent les terroristes djihadistes du Sud, venant de la Méditerranée.

Globalement il y a deux grands sujets de défense européenne. Et essayer d’intéresser les Maltais aux incursions de sous-marins russes dans les eaux suédoises ou les Finlandais à l’islamisation du Sahel demande des efforts soutenus. La France elle-même a, après 1989, réorienté son appareil militaire en privilégiant les problématiques méditerranéennes et africaines.

En matière de défense, un exemple illustre cette dichotomie, cette divergence des intérêts français et allemands : un programme d’armement commun, le C-160 Transall, avion de transport militaire produit dès les années 1960 (les derniers achèvent en ce moment leur carrière, ce qui montre que c’est une réussite technique incontestable). Les Allemands voulaient faire un avion de transport militaire tactique à rayon d’action court, car ils pensaient aux déplacements en Centre Europe (à l’époque, la frontière de l’Allemagne de l’Est était à peu près à une étape du Tour de France de Strasbourg). Nous Français avions d’autres préoccupations. Nous pensions à nos possessions outre-mer, aux interventions militaires en Afrique et souhaitions un avion de transport militaire à long rayon d’action. On a donc opté pour un compromis qui, du point de vue de l’allonge, ne satisfaisait totalement personne. Le Transall est certes un excellent produit mais sur le plan de la réponse au cahier des charges français (pensons à Kolwezi), il n’est pas tout à fait adapté. La question sera d’ailleurs en partie réglée en 1987, lorsque André Giraud, ministre de la Défense lors de la première cohabitation, comblera les lacunes en faisant acheter 5 C-130 Hercule américains dont l’allonge et les capacités d’emport sont plus importantes.

Tout cela se répercute sur « l’ADN » de la défense européenne

Finissons-en avec une légende urbaine qui a couru pendant des décennies. Non, l’Union européenne n’a pas maintenu la paix en Europe au lendemain de la Seconde guerre mondiale, notamment entre Allemands et Français, qui étaient d’ailleurs hors d’état de faire la guerre pour de multiples raisons dont leur état de faiblesse ou même la présence des Américains en Europe.

J’inverserai le théorème en disant que l’Union européenne (Communauté européenne à l’époque) est née d’une paix qui l’a rendue possible – et peut-être souhaitable – et non l’inverse.

Lorsque l’Union européenne – qui, entre-temps, s’est dotée de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) en différentes étapes (Maastricht, Saint-Malo et Lisbonne) – se trouve en situation de devoir régler des conflits armés, y compris sur le territoire géographiquement et historiquement européen, elle ne le fait pas. La crise des Balkans, frontaliers de l’U.E. par la Grèce, l’Italie ou l’Autriche, en est l’exemple archétypique. Ce n’était pas un conflit colossal mais l’Union européenne n’a pas su ou pas pu le régler. Nous nous sommes certes interposés dès le déclenchement de la guerre le 25 juin 1991 mais il faudra attendre l’intervention militaire américaine et otanienne pour solder la situation en 1999.

Il en a été de même pour les conflits ultérieurs. En Géorgie, en 2008, l’Union européenne a évité de faire la guerre, de même pour le Haut-Karabagh en 2020, comme ce sera le cas aujourd’hui (aucun citoyen européen d’une Europe vieillissante ne veut mourir pour Kiev). Enfin au Mali, si ce n’est au Sahel, la guerre est déjà perdue.

Devant les difficultés, dès le début, on a préféré mettre la question de la défense sous le tapis, estimant que ce sujet pourrait faire capoter l’ensemble de la construction européenne. Cela s’inscrit dans une philosophie générale dont l’application est certes au départ principalement économique, selon laquelle l’Union européenne n’est pas conçue pour protéger mais pour ouvrir. En effet, l’Europe a été longtemps fondée non sur la défense mais sur le soft power, sur l’attractivité de l’œkoumène, sur la supériorité du « jus gentium », de la norme et de l’éthique, sur le fait que les vieilles problématiques de conflits sont hors sujet et que les seules préoccupations de l’avenir seront le climat, le « doux commerce », l’inclusivité, etc.

En suivant cette pente dans le monde tel qu’il est, on donne corps à la vision de Pierre Manent : « Je suis très surpris de la léthargie des Européens qui semblent consentir à leur propre disparition. Pis, ils interprètent cette disparition comme la preuve de leur supériorité morale ».

S’agit-il, philosophiquement, politiquement, d’une démarche saine sur le long terme ?

Quel prix peut avoir un bien (notre Europe) dont ceux qui le détiennent proclament a priori qu’il ne vaut pas la peine d’être défendu ?

Peut-on faire communauté sans Défense ? Une telle démarche est complètement à contre-pied de la démarche fonctionnaliste des pères de l’Europe.

Il y a donc a priori un refus viscéral du rapport de forces, de l’hypothèse du conflit, considérés comme des modes opératoires d’un monde, si ce n’est révolu, du moins appelé à disparaître.

Les missions de la PSDC, dont la dernière mouture institutionnelle est celle du sommet de Lisbonne, sont, au moins pour moitié, civiles. Il n’y a d’ailleurs pas d’État-Major permanent. En revanche on constate une inflation des structures administratives (l’EMUE, le CMUE, Le COPS, l’INTCENT, l’AED, la CSP pour n’en citer que quelques-unes…) et un sous-effectif des forces dédiées. La brigade franco-allemande est très peu utilisée, à tel point que, dans son rapport de 2011, la Cour des Comptes française avait demandé sa refonte, voire sa suppression. L’Eurocorps est surtout un État-Major en temps de paix. Sinon il y a deux bataillons de 1500 hommes en alerte (pas toujours). Finalement le plus gros effectif européen sous uniforme est FRONTEX, dédié à une tâche bien particulière.

Enfin on se demande parfois si cette inflation des structures administratives européennes de la défense n’est pas une résultante inconsciente du refus de la vraie guerre sur le terrain, si l’empilement des structures ne révèle pas une absence de volonté d’avancer, car tout, de ce fait, devient plus compliqué. On est obligé de créer des by pass, tels, par exemple, l’Initiative Européenne d’Intervention qui, née du discours présidentiel à la Sorbonne du 26 septembre 2017, est hors PSDC et même hors U.E. En fait, l’U.E. c’est surtout l’administration de la défense.

La question du nucléaire, un aspect spécifique de la défense qui a joué un rôle particulier dans la relation franco-allemande.

Elle a été l’objet de beaucoup de psychodrames franco-allemands. Telle la crise des euromissiles Pershing contre les missiles soviétiques SS 20 (1977-1987). On se souvient de la phrase de François Mitterrand, restée dans l’histoire : « Je constate simplement, dit-il devant le Bundestag en janvier 1983, que les missiles sont à l’Est et les pacifistes à l’Ouest ». Autre psychodrame, aujourd’hui oublié : notre décision de nous équiper d’une composante nucléaire tactique – les missiles Pluton d’abord (120 km de portée) Hadès ensuite (300 km de portée) – ont suscité une levée de boucliers côté allemand. En effet, si on installe les vecteurs en France ils tombent sur le territoire allemand (RFA ou RDA), si on les installe sur le territoire allemand, ils deviennent des cibles pour une frappe soviétique en premier. Les Allemands ne veulent pas d’une guerre nucléaire tactique en Centre-Europe et surtout pas sur leur territoire, ce qui peut s’entendre. Cela ne les empêche pas pour autant d’héberger aujourd’hui une composante nucléaire tactique américaine sous des avions. Le Tornado, avion de frappe nucléaire dans la profondeur, va faire l’objet, en principe, d’une procédure de remplacement. Il est à peu près certain que c’est le F-35 américain qui sera choisi, ne serait-ce que parce qu’il est déjà certifié par les Américains pour transporter leur bombe nucléaire à gravitation B-61. L’Euro-fighter allemand, lui, est un avion multi-rôle, mais le processus risque d’être le même.

Le deuxième problème est l’immuable question de la crédibilité des alliances à l’ère nucléaire.

De temps à autre, des voix se font entendre en Allemagne pour demander une forme de partage de décision franco-allemand sur la force de frappe française ou même une européanisation de cette force. Il faut rappeler que ce type de décision ne se partage pas puisqu’elle peut être constitutive d’un suicide national et que, d’autre part, il y a peu de délai pour la prendre. La dissuasion nucléaire à deux, encore moins à 27, n’existe pas, n’en déplaise à certains journalistes.

Juin 1940 nous a rappelé combien l’histoire peut être tragique et les nations mortelles. On sait les deux conclusions qu’en avait tirées le général De Gaulle : l’article 16 de la Constitution pour les périls intérieurs et la dissuasion nucléaire vis-à-vis des dangers extérieurs.
En l’absence d’une autorité politique européenne unique responsable – ce qui n’est pas pour demain – une extension européenne de la dissuasion française ne pourrait que ressembler à ce que les Américains proposent dans l’OTAN, à savoir une planification collective mais une décision finale américaine. C’est ce qu’a esquissé le président de la République dans sa conférence à l’École de Guerre le 10 février 2020.

Ce que je viens de dire pour le nucléaire vaut pour ce que l’on pourrait qualifier d’armes de souveraineté. Dépêcher un porte-avions comme le Charles de Gaulle au large d’une zone de crise, quand on veut « montrer le pavillon », en clair projeter 42 000 tonnes de diplomatie, est un message fort, qui suppose une unicité de décision politique qui fait pour l’instant défaut à l’U.E.

Il existe par ailleurs un lien entre les questions énergétiques, actuellement très prégnantes, et la défense. En effet, la maintenance de matériels militaires utilisant le nucléaire pour la propulsion ou pour les armes suppose une chaîne industrielle et logistique complexe qui, pour fonctionner dans des conditions optimales, implique d’être adossée à une industrie nucléaire civile. Si d’aventure nous nous trouvions entraînés dans des voies qui ne nous conviendraient pas sur l’atome civil, par un éventuel dérapage de la taxonomie par exemple (même si à l’heure actuelle ce n’est pas la voie qui semble devoir être choisie), nous pourrions légitimement nous interroger sur une volonté de viser la pérennité de notre force nucléaire. Simple spéculation à ce stade mais qui incite à la vigilance, autant que la taxonomie sur les industries d’armements envisagée au nom de la finance durable.

Enfin, l’affaire ukrainienne a remis à l’ordre du jour des réflexions sur ces crises combinées – guerres hybrides ? – ou l’on teste la réactivité de l’adversaire et le seuil de l’inacceptable. C’est un peu « the elephant in the room ». Personne n’en parle ni ne veut le voir pour le moment mais le risque d’apocalypse est bien là. En ce moment ce qui se joue entre États-Unis et Russie est aussi un test de crédibilité sur le niveau des seuils nucléaires. C’est un moment de vérité. C’est important tant pour Poutine que pour Xi Jinping qui observe, pour l’avenir. On pense à Taïwan.

Les leçons de deux crises internationales récentes

Les leçons de Barkhane :

Takuba (la task force européenne au Mali) est une initiative intéressante puisqu’elle consiste à remettre l’ouvrage de la défense européenne sur le métier d’une autre façon. Face aux résultats peu concluants de constitution de structures comme la brigade franco-allemande, on tente, dans une démarche fonctionnaliste, l’expérience d’intégrations d’unités opérationnelles sur le terrain en partant des forces spéciales. Le 27 janvier, le pouvoir malien refuse la présence de la composante danoise de Takuba qui vient d’arriver en prétendant qu’elle n’a pas de base légale, au motif que chaque nouveau contingent arrivant doit se voir délivrer un agrément spécifique, l’accord global du gouvernement malien sur Takuba ne suffisant pas.

Par cette attitude, il déstabilise deux éléments importants de la défense européenne actuelle :
– Il risque de faire exploser le concept Takuba, premier frémissement d’une nouvelle approche de la défense européenne (la Norvège du coup a aussi renoncé).
– En poussant dehors les Français, non seulement il affaiblit la lutte contre le djihadisme, ce qui est déjà préoccupant, mais il sape une des justifications d’un leadership français en Europe en matière de défense, après le Brexit.
De fait, dans la foulée, la ministre allemande de la Défense, Christine Lambrecht (SPD), s’est déclarée publiquement très sceptique sur la pertinence du maintien sur place des 1200 soldats allemands

Les leçons de la crise ukrainienne

On s’était habitué à vivre chez les Bisounours et d’un seul coup le dinosaure ressort de Jurassic Park. En quelques jours nos sociétés ont changé d’univers, passant du nombrilisme sociétal au retour du tragique.

Au tout début de la séquence, Poutine a ignoré ou contourné l’Union européenne. Difficile, en effet, d’exister sans moyens de dissuasion ou de coercition crédibles, autrement dit en l’absence d’une défense. Or, individuellement comme collectivement, l’Europe n’existe pas au plan de la défense. Au tout début le dialogue est russo-américain (Poutine-Biden). Certes, il y a d’autres explications, comme la volonté nostalgique de Poutine de réinstituer le caractère incontournable du dialogue bilatéral de cogestion du monde avec Washington.

Il est intéressant de remarquer que le président français qui avait parlé de « mort cérébrale » de l’Alliance fin 2019 a proposé d’envoyer (avec les Américains et d’autres) un contingent français en Roumanie dans le cadre de la Présence avancée renforcée, E.F.P. (Enhanced Forward Presence), processus OTAN déjà utilisé dans les pays baltes et en Pologne, et non dans la cadre des procédures bureaucratiques et lentes de la PSDC.

Ce retour à la guerre froide est quand même dangereux. Le jeu est assez complexe. Il y a, in fine, un risque très fort de finlandisation de l’Ukraine et d’autres États de la zone.

Enfin troisième leçon : l’inadaptation des institutions allemandes

Je vois dans certains médias des laudateurs systématiques des institutions allemandes dont le parlementarisme et les coalitions sont présentés comme très supérieurs à notre vision « monarchiste » et verticale du pouvoir. Or en termes de défense notre système est de loin préférable. En effet, un gouvernement de coalition est inapte à prendre rapidement des décisions cohérentes et appropriées, sans compter les phases de négociation des accords de coalition qui, pendant des mois, ne permettent que de gérer les affaires courantes. De plus la majorité allemande actuelle est divisée, notamment sur le budget de la défense. Et Olaf Scholz a longtemps été aux abonnés absents sur la crise ukrainienne. Les institutions allemandes sont adaptées à un pays qui s’en remet aux autres pour les décisions de sécurité.

Le président de la République, lors de son récent déplacement à Belfort pour relancer le nucléaire et notre indépendance énergétique, a dit très justement, à propos de la crise ukrainienne, que dans une telle affaire tout est lié, les éléments institutionnels, les choix énergétiques, la crédibilité de l’outil militaire… tous sujets sur lesquels l’Allemagne nous pose problème en matière de défense européenne.

Que veut – ou que peut – l’Allemagne en matière de sécurité et de défense ?

Quelle est sa vision de la sécurité ?

L’Allemagne est un peu la pointe avancée en Europe du « culpabilisme » occidental. C’est différent aux États-Unis où, à côté d’une société rongée par les questions sociétales et raciales, subsiste une structure consensuelle de gouvernance qui ne fera pas de concessions dans le domaine de la défense, du moins à « échéance prévisible ». Dans l’«État profond », en tous cas le complexe militaro-industriel et sécuritaire, face à la Russie et surtout à la Chine, il y a, depuis longtemps un consensus sans failles entre démocrates et républicains.

En Allemagne, les élites, donc le gouvernement, avec les difficultés et les nuances tenant à son hétérogénéité, sont davantage obligées de coller à la société.

En fait les Allemands ont fait les choix suivants :
– Le refus d’envisager le conflit. Il est possible, à cet égard que le voyage d’Olaf Scholz à Washington, le 7 février, ne se soit peut-être pas aussi bien passé que le laissent entendre les communiqués de presse lénifiants.
– La supériorité de la civilisation européenne, du fait de son éthique, de son caractère attrayant économiquement et socialement, de la protection conférée par la fiabilité de l’État de droit, etc.
– Enfin, le commerce international comme mode de dépassement des désaccords.
Or rien de tout cela n’est en phase avec la société internationale actuelle, régressive et brutale. Difficile d’imaginer que des hommes comme Poutine, Xi Jinping ou Erdogan partagent cette vision du monde.

La supériorité de la norme est un sujet extrêmement important. C’est l’axe principal, depuis quelques années, de la contestation chinoise de l’ordre international actuel. Les Chinois sont en train d’infiltrer tous les endroits où ils peuvent substituer leur vision du monde, leur norme à la norme occidentale, y compris dans les aspects les plus techniques. Sur ce point, comme le montre un article intéressant de Sylvie Kauffmann dans Le Monde du 10 février 2022, une alliance tactique avec les Russes, voire les Turcs, vise à promouvoir un ordre post-occidental.

Quid de la vertu pacifiante de l’économie marchande ? On voit comment le gazoduc pèse dans la situation actuelle. De plus la Russie, puissance pauvre, est capable, grâce à ses 620 milliards de dollars de réserves et les recettes de ses exportations, de faire une guerre ou du moins de faire plier l’Occident pour des motifs qui ne sont pas économiques. En effet l’intérêt pour la Russie d’envahir l’Ukraine est économiquement nul.

L’Allemagne s’intéresse surtout à l’industrie de défense et aux savoir-faire de ses partenaires dont bien sûr au premier chef la France.

Le MAWS (Maritime Airborne Warfare System), visait depuis 2017 la succession commune des Dassault-Bréguet ATL-2 français et des Lockheed P-3C Orion allemands. Mais l’Allemagne souhaitait un nouvel avion pour 2025 tandis que la France voulait se laisser du temps jusqu’à l’horizon 2030. Ce qui aurait dû être une affaire franco-allemande a donc vécu. L’Allemagne a finalement choisi des P-8A Poseidon auprès de l’avionneur américain Boeing, au départ pour les louer à titre transitoire mais je pense que ce sera une solution définitive. Du coup la France s’oriente vers la solution Falcon Dassault.

Jean-Michel Quatrepoint a très bien parlé du MGCS (Main Ground Combat System), le char du futur. On a tellement modifié les proportions (au départ Allemagne et France devaient se partager le projet à 50 %-50 % mais deux sociétés allemandes se sont trouvées opportunément en concurrence) que c’est devenu ingérable. Finalement la production a été scindée en lots et l’avenir du projet est d’autant plus incertain qu’il peut y avoir débat sur le cahier des charges, entre autres sur le poids de l’engin.

Quant au SCAF (système de combat aérien du futur) [2], c’est l’archétype de la tentative, pas très subtile mais qui pourrait être efficace, de captation technologique. L’introduction d’Airbus Espagne aux côtés d’Airbus Allemagne aboutit à réduire à un tiers la charge de travail attribuée à Dassault, tout en ne bridant pas les exigences allemandes de transfert de propriété intellectuelle des industriels français vers leurs homologues allemands. Pour comprendre ce mécanisme piégeux, complexe dans ses modalités mais simplissime dans son objectif, il faut visionner l’audition d’Éric Trappier, PDG de Dassault Aviation, du 10 mars 2021 par la Commission des Affaires étrangères de la Défense et des Forces armées du Sénat. Je suis assez pessimiste sur le SCAF.

La remise à niveau de l’hélicoptère Tigre MK III pose aussi problème même si les Espagnols jouent le jeu…

En bref je dirai que pendant que Paris réfléchit à une Europe puissance dans le monde, Berlin construit une Allemagne puissance en Europe.

Surtout, en matière de sécurité, l’Allemagne compte d’abord sur son alliance inébranlable – du moins le souhaite-elle – avec les États-Unis.

Elle est prête à en payer le prix, notamment en achat d’armements américains, ce qui convient à Washington. D’où le désarroi d’Angela Merkel pendant la précédente mandature américaine lorsque Trump remettait tout en cause : le multilatéralisme, les alliances, le leadership américain, l’Alliance atlantique, son coût pour les États-Unis et même, un court moment, l’article 5 du Pacte atlantique !

Mais l’Allemagne, jusque-là, a du mal, comme nous, à réaliser les objectifs de l’Alliance en matière budgétaire, soit 2 % du PIB (1,56 % en ce moment). Il y a, à l’heure actuelle, un vrai doute sur l’efficacité opérationnelle de la Bundeswehr, accusée de vivre à crédit et dont les matériels sont vieillissants. À un moment donné, sur 145 avions de type Tornado, une quinzaine étaient disponibles, soit un dixième des effectifs ! Si on ajoute à tout cela le syndicalisme et les 35 heures qu’ils essaient de nous imposer, une carrière militaire qui, en Allemagne, n’attire pas les meilleurs, il y a de vrais doutes sur ce sujet en ce moment. Mais cela peut changer. Christian Lindner (FDP), le ministre du budget, s’arrache les cheveux devant les demandes de ses partenaires de la coalition : 70 milliards de plus pour 2022, au total, 400 milliards de plus pour la mandature 2022-2024, alors qu’il était prévu de revenir à l’équilibre budgétaire en 2023.

Une chose intrigue. Notre budget de la Défense, pour 2022, s’élève à 41 milliards d’euros (et nous devons entretenir la force de frappe nucléaire et financer les OPEX), contre 50,3 milliards d’euros pour le budget allemand… Où cet argent passe-t-il ? Certes les Allemands sont en phase de remise à niveau et une partie de cet argent sera consacré à l’achat de matériels neufs (américains ?) mais la constatation intrigue.

La Bundeswehr est apte à des missions d’assistance civile, en symbiose avec les missions de la PSDC, mais quand les soldats de la Bundeswehr se sont trouvés en situation d’affrontement en Afghanistan, ils ont été très étonnés de devoir se battre !

Ce qui intéresse l’Allemagne dans la défense européenne, ce sont les capacités technologiques et industrielles, éventuellement et marginalement le capacitaire, mais certainement pas l’aggiornamento des doctrines stratégiques. Entre l’UE et l’OTAN, l’Allemagne choisira toujours la seconde, c’est-à-dire que tout cela ne tient que tant que tient le lien transatlantique dans son intensité actuelle. Je précise que SPD, Verts, et FDP, qui constituent la coalition, n’ont pas eu, à leur prise de fonction fin 2021, un mot sur l’autonomie stratégique européenne.

L’Allemagne, pour sa défense, compte aussi sur les mécanismes de sécurité collective, lesquels sont désormais mal en point sur le continent européen :

D’où le caractère quelque peu préoccupant de la situation actuelle qui voit la Russie remettre en cause, depuis l’affaire de Crimée, le contenu de l’Acte final d’Helsinki de 1975, signé par 35 États, lequel interdisait la modification par la force des frontières en Europe. Un deuxième texte a été violé, c’est le Traité sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine de 1994 (mémorandum de Budapest). J’ai vécu professionnellement le mouvement de panique qui, au début des années 1990 avait saisi les Occidentaux qui réalisaient qu’avec la chute du Mur, l’Ukraine devenait indépendante. Or des vecteurs soviétiques dotés de têtes nucléaires étaient entreposés sur son territoire. Une négociation avec les Ukrainiens a abouti à ce qu’ils renoncent aux têtes nucléaires en échange de quoi les Russes, les Américains et les Britanniques garantissaient leur intégrité territoriale et leurs frontières. Avec les affaires de Donetsk, de Louhansk, de la Crimée etc. le mémorandum de Budapest est aussi au panier.

En conclusion, je serai peut-être un peu alarmiste mais je pense qu’il n’est pas mauvais de regarder la réalité en face.

Je pense qu’en matière de défense, donc de souveraineté, si l’Allemagne ne change pas, elle risque de nous tirer vers le bas. Elle souhaite nous faire rentrer dans le rang. Le débat sur la légitimité de la France à siéger à la table des grands est une constante Outre-Rhin. Les Allemands estiment que nous avons bénéficié en 1945 d’un avantage différentiel indu, notamment en matière d’industrie de défense. L’image souvent usitée est que la France voyage en première avec un billet de seconde. « Ah ! Il y a aussi des Français, il ne manquait plus que ça ! » s’exclamait Keitel, le 8 mai 1945, en entrant dans la salle pour la signature de la capitulation…

Pendant ce temps, le Royaume-Uni, puissance nucléaire qui dispose d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, nous a toujours assuré, dès le Brexit, du maintien de ses coopérations de défense avec l’Union européenne et, évidemment, du maintien de ses coopérations de défense, importantes, avec la France (accords de Lancaster House de novembre 2010 etc.). Mais le Royaume-Uni, dans la crise ukrainienne – sans doute parce qu’il disposait de renseignements américains fiables – a envoyé dès début février plusieurs avions gros porteurs C17, livrer des armes à l’Ukraine, notamment des armes antichars, en contournant l’Allemagne.
En arriverons-nous un jour à l’inconcevable : devoir choisir entre l’Europe avec la Grande-Bretagne ou l’Union européenne avec l’Allemagne ?

Du côté allemand on a le risque du fédéralisme européen, une forme de « cacanie » habsbourgeoise, la dissolution des identités et des responsabilités, l’idéocratie écologiste et migratoire, des choix énergétiques irréfléchis, l’impuissance politique et militaire et l’alignement sur Washington.

Du côté britannique, prévalent la pérennité des États-Nations, la sacralité du territoire et de la frontière, la préservation des continuités historiques, une vision politique et sécuritaire mondiale (le fameux Global Britain), des outils de défense crédibles au service de la sécurité et des intérêts vitaux européens mais aussi nationaux.

En arriverons-nous à ce choix difficilement imaginable aujourd’hui ? Tout dépend de la conception que l’on se fait du continent, de sa place dans le monde et, partant, du destin de la France.

Mais notre pays, s’il devait demeurer fidèle à son héritage gaullien, n’est-il pas plus proche de Churchill et de la reine d’Angleterre, acclamée par les foules à chacun de ses passages en France – le sacré qui nous fait tant défaut – que d’un Gerhard Schröder ou d’un « Grün » allemand ?

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup.

Ce fut une fresque très vaste qui nous a amenés très loin et s’est terminée sur des considérations d’avenir que l’on peut regarder comme assez troublantes. Je ferai quand même remarquer que Schröder était avec la France au moment du conflit central que fut le conflit en Irak et que la Reine Elizabeth règne sur un État qui a pris parti pour les Américains, contre l’avis d’une grande partie de sa diplomatie. Il y a des nuances qui parfois peuvent être apportées à des considérations qui par ailleurs ont leurs mérites et leur profondeur.

Je vais maintenant passer la parole à Jean-Pierre Chevènement qui va nous exposer sa vision de cette convergence ou divergence des intérêts fondamentaux de nos deux pays.

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[1] Concept certes parlant mais mal défini, souvent mis en avant par Paris mais semble-t-il moins prisé à Berlin.
[2] Système comprenant un avion de combat (NGF, pour New Generation Fighter), des drones d’accompagnement (« remote carriers » ou effecteurs déportés), le tout relié par un cloud de combat.

Le cahier imprimé du colloque « France-Allemagne : convergences et divergences des intérêts fondamentaux de long terme » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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