« La politique de puissance de l’Allemagne et de la Commission européenne face aux intérêts français ? »

Intervention de Jean-Michel Quatrepoint, journaliste économique, membre du Conseil scientifique de la Fondation Res Publica, auteur de Le choc des empires : États-Unis, Chine, Allemagne : qui dominera l’économie-monde ? (Le débat Gallimard, 2014), lors du colloque « Écologie et Progrès » du mercredi 24 novembre 2021.

La constante entre les six courants écologistes analysés par Luc Ferry (j’exclus le septième dont je suis finalement assez proche), c’est qu’ils reposent tous une philosophie de la repentance, de la culpabilité, incarnée par Greta Thunberg. Dans leur vision punitive, empreinte de repentance, de culpabilisation des générations passées pour le monde que nous allons leur laisser, nos jeunes écologistes voudraient que l’Europe, la France fassent toujours plus dans les réductions de CO2.

Sauf qu’ils se trompent de cible.

Quelques données

La Chine émet environ 10 milliards de tonnes de gaz à effet de serre sur un total mondial de 34 milliards de tonnes. Elle est suivie par les États-Unis (4,9 milliards). L’Inde pour sa part en émet environ 2,5 milliards de tonnes et la Russie 1,8 milliards. À eux quatre ils sont responsables de 55 % des émissions mondiales. Et aucun des quatre ne veut entrer en récession pour réduire drastiquement ses émissions. En fait les objectifs assignés dans le cadre des COP, la COP 26 étant la dernière, sont inatteignables au niveau mondial, technologiquement, économiquement, socialement et donc politiquement.

En fait le seul bon élève en matière de réduction des émissions de gaz à effet de serre est l’Union européenne. Avec 3,4 milliards de tonnes les Vingt-Sept ont déjà réduit de 31 % leurs émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2020, au-delà des objectifs qui avaient été fixés à -20 %.

Parmi les Vingt-Sept, les contributions sont liées au poids économique du pays. Les quatre principaux émetteurs sont l’Allemagne (839,7 Mt), la France (454,8 Mt), l’Italie (430,7 Mt) et la Pologne (393,9 Mt). L’Espagne arrive en cinquième position avec 333,6 Mt.

Par tête d’habitant, c’est le Luxembourg qui est en tête avec 20,3 tonnes par an suivie par l’Irlande. L’Allemagne émet 10,1 tonnes par habitant, la France étant un des pays les plus vertueux avec 6,8 tonnes seulement. Seule la Suède fait un peu mieux.

Si la France occupe une si bonne position elle le doit pour l’essentiel à son parc nucléaire et à ses barrages. Si l’Allemagne est aussi polluante elle le doit à l’abandon du nucléaire et à ses centrales au charbon et au gaz qui pallient l’absence de vent et de soleil et bouchent les trous de ces énergies renouvelables intermittentes.

Le parc nucléaire, la filière nucléaire française représente sans nul doute un des plus grands succès industriels du siècle passé.

De de Gaulle à Mitterrand en passant par Pompidou et Giscard d’Estaing il y a eu une continuité. Nous avons francisé le procédé Westinghouse, construit en un temps record 58 réacteurs, développé une industrie sur l’ensemble du cycle du combustible avec la Cogema et l’usine de la Hague. Et nous avions je parle à l’imparfait le meilleur ensemblier et exploitant au monde avec EDF et des industriels, Framatome et Alstom, très performants.

Cela nous a donné un incontestable avantage compétitif car ces investissements ont été rentables. Ils nous ont permis collectivement d’avoir une énergie moins chère que la plupart de nos voisins. Une énergie qui ne pesait pas sur notre balance du commerce extérieur par ailleurs si mauvaise. Et une énergie décarbonée car, il faut le répéter sans cesse, le nucléaire n’émet pas de gaz à effet de serre.
Ce bel échafaudage va être ébranlé par plusieurs décisions européennes et un incontestable flottement de la classe politique française à l’égard de l’énergie nucléaire.

Bref rappel historique.

Le projet EPR démarre dès 1987 avec Jacques Chirac, alors premier ministre, puis avec Michel Rocard qui lui succède à Matignon. Ils contraignent EDF à proposer, sur l’autel de la coopération franco-allemande, un réacteur conçu et produit en commun destiné aussi à l’export avec une puissance limitée à 600 MW. EDF, en bon petit soldat, propose en 1992 un avant-projet de réacteur à partir d’une conception commune entre Framatome et l’allemand Siemens-KWU. Un dossier est déposé en 1994 auprès des autorités de sûreté française et allemande. Le projet avance correctement jusqu’à l’arrivée en 1997 de Lionel Jospin, premier ministre de cohabitation de Jacques Chirac.

1997 est l’année où l’on renonce à une politique de long terme de l’énergie en France et en Europe. Dominique Voynet, anti-nucléaire notoire, devient ministre de l’Environnement. Le projet EPR se fige. Suit dans la foulée l’arrêt de Superphénix, réacteur à neutrons rapides dont la France a été pionnière et qui est aujourd’hui repris par les grandes puissances nucléaires. Lionel Jospin exige d’EDF qu’elle renonce à construire une centrale nucléaire au Carnet près de Nantes. Travailler dans le nucléaire devient honteux, notamment chez les jeunes. L’année 1998 voit aussi, en Allemagne, la percée électorale des Verts et la décision de Gerhard Schroeder d’abandonner progressivement l’énergie nucléaire. Le doute s’instille dans l’esprit de beaucoup de citoyens, décideurs, investisseurs. Or, le nucléaire, plus que tout autre source de production d’électricité, se gère sur le très long terme. Presque un siècle s’écoule entre les études, la construction d’un réacteur, son exploitation et son démantèlement.

Aux hésitations des dirigeants politiques français va s’ajouter la déconvenue allemande, pour ne pas dire la trahison.

D’une part la Commission de Bruxelles, que les Allemands colonisent peu à peu, va émettre des directives pour libéraliser les services publics, à commencer par celui de l’énergie. La France où cohabitent alors Chirac et Jospin accepte, au sommet de Barcelone, en mars 2002, en pleine campagne présidentielle, de se soumettre à cette directive. Au nom de la libre concurrence, EDF doit filialiser sa distribution. Et surtout l’entreprise française va être obligée de fournir à ses concurrents une partie de son électricité nucléaire à prix coûtant. C’est le fameux mécanisme de l’ARENH (« Accès Régulé à l’Électricité Nucléaire Historique »), un modèle d’usine à gaz bruxelloise qui a en fait un seul objectif : casser EDF et mettre fin à sa rente nucléaire. Et en finir avec l’avantage compétitif que la France a en ce domaine. Car un des principaux atouts de la France dans la compétition internationale venait aussi des retombées scientifiques et technologiques générées par le nucléaire dans beaucoup d’autres domaines industriels, comme la science des matériaux, la métallurgie, la chimie, les domaines de l’énergie verte, la santé, l’industrie des semi-conducteurs et des composants électroniques, les services informatiques, les technologies numériques ou le calcul scientifique. Le nucléaire a permis d’irriguer l’ensemble des secteurs industriels.

D’autre part, les Allemands vont nous lâcher sur le plan industriel. À l’origine, la coopération franco-allemande donnait un leadership technologique à la France sur le nucléaire. D’autant qu’Areva traitait les déchets des centrales allemandes. Gerhard Schröder, allié avec les Verts, décide d’abandonner à terme l’énergie nucléaire. Le chancelier social-démocrate a déjà en ligne de mire le basculement de la politique énergétique allemande. Il entend privilégier le gaz russe, à travers notamment le projet de gazoduc Nord Stream 2 dont il deviendra plus tard le président de la société d’exploitation et de construction. Le coup de grâce à cette coopération franco-allemande sera donné par Siemens, puis par Angela Merkel. Le groupe allemand se retire du projet EPR en 2009 et rompt son alliance avec Areva au profit d’une autre avec le russe Rosatom. Les Français se retrouvent seuls.

En 2011, Angela Merkel profite de l’émotion causée par le tsunami sur la centrale de Fukushima pour décider unilatéralement, sans concertation, l’abandon d’ici à 2022 de toute production d’électricité d’origine nucléaire. La chancelière a toujours eu une fibre écologiste. À l’époque de Fukushima, elle avait besoin des Verts pour asseoir sa majorité dans quelques Länder. Ce faisant, elle fait d’une pierre plusieurs coups. Elle pousse le développement de l’éolien et du solaire, où les industries allemandes ne sont pas trop mal placées, à la grande satisfaction des écologistes. Elle mise, à long terme, sur le gaz russe à des conditions de prix intéressantes. En attendant, pour assurer la transition, elle fait tourner ses centrales à charbon, un minerai dont l’Allemagne et son voisin polonais sont abondamment dotés. Résultat : la production d’électricité allemande émettait en 2019 près de dix fois plus de CO2 par kWh qu’en France. Enfin, elle fait un croche-pied à son partenaire français qui se retrouve avec une filière nucléaire d’autant plus déstabilisée qu’EDF est pris en étau entre les exigences de Bruxelles et celles des écologistes français et allemands qui obtiennent ainsi la fermeture de la centrale de Fessenheim bien que l’autorité de sûreté française eût décerné un satisfecit en 2018 quant à la sûreté de la centrale, en particulier vis-à-vis des risques sismiques ou d’inondation. Pour EDF et pour la France, cet arrêt a un prix très élevé. Outre le caractère décarboné de l’énergie produite, le manque à gagner, chaque année, des 10 TWh de cette centrale représente, sur dix ans, plusieurs milliards d’euros. Quid d’un moratoire pour différer le démantèlement qui doit commencer en mars 2022 et sera alors irréversible ?

Parallèlement les Allemands ont mobilisé leurs alliés naturels pour tenter d’exclure le nucléaire de la taxonomie verte dont Louis Gallois a parlé. Il ne s’agit pas d’interdire l’utilisation de ces énergies carbonées, mais de les empêcher d’avoir des financements privilégiés. L’idée est d’utiliser la finance pour favoriser les énergies renouvelables et pénaliser les autres. Or, sous la pression de l’Allemagne, on veut assimiler le nucléaire à une énergie fossile. Il faut savoir que c’est l’Allemagne qui est à la base des pressions sur la Commission de Bruxelles. C’est l’Allemagne qui a mobilisé plusieurs de ses partenaires européens pour lancer une pétition contre le nucléaire. Pire les Allemands estiment que le gaz naturel russe devrait, lui, bénéficier du label de la taxonomie en tant qu’énergie de transition. La France résiste et a réussi à regrouper, notamment à l’Est de l’Europe, une dizaine de pays qui ont besoin du nucléaire. Le bras de fer continue. Pour le moment rien n’est décidé.

Avec la nouvelle coalition SPD-Verts, qui a vu le jour aujourd’hui, les sujets de friction vont s’accroître. Ainsi sur l’automobile les Allemands ont fait un virage à 180°, là aussi sans aucune concertation. Louis Gallois en a parlé. En attendant ils envisagent avec la Commission de Bruxelles de fixer à 2030  et non 2035  la date où plus aucun véhicule autre qu’électrique ne devrait sortir des chaînes de production en Europe. Une sacrée pierre dans le jardin de Renault et de Stellantis !

Pour notre pays le nucléaire doit être un casus belli, la ligne rouge à ne pas franchir. Si nous baissons les bras, si nous cédons à la double pression des ONG vertes et des Allemands nous perdrons un de nos derniers atouts dans la compétition économique mondiale et à l’intérieur de l’Europe. C’est notre rang, notre place en Europe qui se joue autour du nucléaire.

Il faut bien comprendre que les Allemands considèrent que le champ industriel est leur domaine d’excellence. Et ils n’entendent pas le partager avec qui que ce soit. Pour nos voisins allemands il n’y a pas de coopération équilibrée, seuls comptent leurs intérêts. Ils appliquent le vieil adage stalinien : « Tout ce qui est à moi est à moi. Tout ce qui est à toi est négociable. »

Merci.

Marie-Françoise Bechtel

Merci beaucoup, Jean-Michel Quatrepoint, pour cette intervention d’une clarté, d’une fermeté et d’une précision admirables qui induit pour moi trois questions :

D’abord comme l’a dit Louis Gallois, le nucléaire ouvre la question du rapport au temps dans la mesure où la durée des investissements et l’importance de la recherche nous placent sur des dizaines et des dizaines d’années.

Ensuite, nous situant dans ce temps long, nous voyons bien le rapport entre le grand rejet du nucléaire et le côté irrationnel de la position écologique radicale. Des deux dernières interventions cet irrationnel ressortait absolument.

Enfin il ne faut pas céder, dites-vous. Mais pour ne pas céder encore faut-il que la position à l’intérieur de la France soit assez forte, c’est-à-dire que la France soit soutenue par son opinion publique à un degré suffisant. De ce point de vue des signaux encourageants s’allument en ce moment. 56 % des Français soutiennent aujourd’hui le nucléaire alors que plus de 50 % croyaient il y a quelques mois que le nucléaire participait à l’effet de serre. On constate une évolution positive de l’opinion dans le sens de ce que nous appelons le progrès, c’est-à-dire de la manière éclairée de voir les choses. C’est quand même un point tout à fait essentiel.

Je vais pour finir passer la parole à Christophe Ramaux qui va traiter d’une question fondamentale que nous n’avons pas encore abordée – même si Luc Ferry en a dit quelques mots à propos de la convention citoyenne – qui est celle de l’acceptabilité du tout écologique ou de l’écologie radicale du point de vue social. Je mentionnais au début du colloque la manière dont le tout écologique s’est répandu comme une nappe d’eau auprès des médias et de larges parties de la population mais, les Gilets jaunes l’ont montré, certainement pas auprès des couches populaires. Et les défis qui ont été énoncés avec force par plusieurs intervenants touchent quand même, comme cela a été dit, une population qui ne veut pas être « décroissante », pas plus que les autres couches sociales d’ailleurs.
Sommes-nous ici devant un piège que le politique se serait tendu à lui-même ?

Je me tourne vers Christophe Ramaux pour lui demander comment il voit la synthèse entre une question écologique menée dans un esprit de progrès, celui de la transition énergétique notamment, et l’acceptabilité sociale de ces nouvelles politiques, de ces nouvelles orientations.

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Le cahier imprimé du colloque « Écologie et Progrès » est disponible à la vente dans la boutique en ligne de la Fondation.

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